Bref résumé d’une aventure : Cassandre/Horschamp

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Bref résumé d’une aventure :
Cassandre/Horschamp

Cet article a été publié dans le blog de Nicolas Roméas sur Médiapart
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par Nicolas Romeas
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L’aventure de Cassandre/Horschamp démarra fin 1995 grâce à quelques personnes exceptionnelles. La période s’y prêtait. Chacun percevait le vent mauvais qui commençait à souffler sur tout ce qui s’était construit après la Libération dans notre pays, notamment en matière de service public de l’art et de la culture.

Après un étrange moment de cohabitation qui vit « le loup et l’agneau » attelés au même joug, on pressentait ce qui risquait d’advenir.

La plupart des responsables politiques en charge de ce qu’on nomme la culture donnaient le sentiment d’un manque de ferveur à porter, contre le courant, les valeurs fondamentales de plus en plus à difficiles à défendre d’une circulation démocratique de l’art, dans le sillage du mouvement de l’éducation populaire, des pionniers de la Décentralisation théâtrale, de l’œuvre de Jean Vilar.

Certes, le discours était encore le même, un discours « de gauche » bon teint, repris par tous, surtout dans le monde du théâtre, qui ressassait l’image de sa fameuse fonction de « miroir de la société », en oubliant que le rôle d’un miroir, aussi fidèle soit-il, n’est pas d’alerter, ou de mettre en mouvement… Comme le disait Tadeusz Kantor, le rôle des arts vivants n’est pas de se contenter de refléter la société humaine, mais de lui répondre. Pour se rattacher aux grands anciens et montrer sa fidélité à l’époque de la Décentralisation théâtrale et de Vilar, et donc sa légitimité dans ces milieux, on n’avait à la bouche que citoyenneté et démocratie. Mais, derrière les paroles, les actes ne suivaient pas souvent, ou si faiblement qu’ils ne résistaient pas aux obstacles.

Quelques-uns, acteurs, témoins et/ou rescapés de la grande époque, ou plus jeunes à qui la flamme avait été transmise, se faisaient un point d’honneur de tenir leurs bastions de résistance. Souvent isolés dans des institutions qui commençaient peu à peu à changer de visage sous la pression d’une droite néolibérale qui regagnait des points, ils voulaient continuer à faire vivre au présent cette mémoire et, si possible, ensemencer l’avenir. Pour eux le geste de l’art et ce qu’on appelle la culture étaient au centre de la résistance à la déshumanisation générale qui s’annonçait. Et qui se précise aujourd’hui.

Ce fut le cas de Robert Abirached qui avait porté la politique du spectacle vivant de François Mitterrand et Jack Lang de 1981 à 1988 [1] lorsqu’il créa l’association Paroles de Théâtre qui devint ensuite Cassandre/Horschamp, en fut le premier président et me chargea de diriger la revue. Ce fut aussi le cas de Thierry Pariente, premier directeur de Thécif [2], qui permit concrètement sa naissance, et de Myriam Blœdé, pilier de l’Académie Expérimentale des Théâtres de Michèle Kokosowski, qui nous aida à lancer le frêle esquif dans le grand océan.

En cette année 1995 où de grandes grèves secouèrent le pays, la création de l’association et de la revue que j’étais chargé d’animer fut un symbole et l’un des points d’appui d’une résistance culturelle à laquelle je suis fier d’avoir participé. Après avoir co-dirigé des ateliers de théâtre et travaillé bénévolement dans diverses radios libres, j’étais alors pigiste à France Culture, sous l’autorité unanimement respectée de Jean Lebrun, à l’époque l’un des seuls producteurs de cette radio à laisser sa porte entrouverte à des gens venus d’autres mondes que le journalisme classique ou l’université. Une vraie autorité, aux deux sens de ce mot, incontestable. Une autorité qui me surprenait et me faisait du bien. Lebrun ouvrait des fenêtres dans l’austère maison hantée par le passé.

C’est chez lui que je rencontrai l’insupportable et inusable Jacques Livchine [3] et son épouse Édith Rappoport qui fut la fée-marraine de la revue. Et cela me permit de produire quelques émissions qui marquèrent mon parcours, parmi lesquelles un grand entretien avec Jean Dasté et une exploration des formes théâtrales d’Afrique sub-saharienne.

Nous autres, qui avons été adolescents dans les années 70, nous avions traversé ces années dans l’élan de la parenthèse enchantée et nous voulions absolument continuer à ouvrir les possibles. Premier fils d’une « tribu » où la seule chose qui comptait vraiment était la poésie, je cherchais à faire quelque chose de cette immersion prolongée, quotidienne, durant des années, indélébile, dans la marmite sacrée. J’avais eu dès le départ la chance de me frotter à l’efficacité réelle de l’art sans me perdre dans trop de théorie, pour de vrai, dans mon âme et mon corps. C’est un savoir rare, qui traverse parfois les êtres, il fallait en rendre compte et le transmettre.

Il fallait mettre ce savoir concret au service de tous, au moment où chacun pressentait l’urgence de défendre ces valeurs immatérielles dans un monde en voie de « marchandisation ». L’occasion se présenta. Sous la houlette de Robert, une belle équipe de passionnés se forma autour d’une association culturelle aux objets multiples (rencontres, centre de ressources, présentations d’équipes artistiques, etc.) avec en son centre un projet de publication pour envisager le geste de l’art dans ses relations à la société. Parler d’art sans s’adresser à une élite, sans céder sous le poids des chiffres, sans jamais dissocier cette parole d’un regard sur la collectivité humaine qui fait naître cet art et à qui il s’adresse.

Ce fut Cassandre (celle qui tente de dire la vérité en évitant le piège d’un optimisme de façade), puis il y eut plus tard Horschamp, centre de ressources grâce auquel Samuel Wahl et les autres firent circuler toutes les informations glanées quotidiennement sur les artistes qui s’aventurent dans les lieux « de difficulté », a priori pas conçus pour cela (hôpitaux, hôpitaux psychiatriques, prisons, milieux ruraux, quartiers réputés difficiles, etc.) Horschamp, c’était un hommage aux mots de Jean-Luc Godard sur l’importance du hors champ au cinéma. L’essentiel n’est pas toujours là où le regard se pose d’abord.

En 1997, nouvelle cohabitation dans l’autre sens, et avec Lionel Jospin arrive Catherine Trautmann, ministre inespérée de la Culture, qui d’ailleurs ne le resta pas très longtemps. On eut l’impression soudaine, gratifiante et fort peu fréquente, que ce combat était compris au niveau de l’État. La ministre aida financièrement l’association sur sa cassette ministérielle et grâce à elle, notre entreprise sans but lucratif et jusque-là menée bénévolement, put se sentir accompagnée, nécessaire, désirée. Ce n’est pas rien dans ce genre d’aventure. Et cela me permit d’être salarié par l’association. Nous n’avons jamais été très bien payés, le président et nous avions à cœur d’utiliser au maximum nos trois sous pour faire une revue belle, accessible, qui valorise des actions méconnues, négligées, éloignées de toute rentabilité, et fondamentales selon nous. Ce que nous nommons les nappes phréatiques de l’art et de la culture. Puis la talentueuse Valérie de Saint-Do dont le rôle s’avéra essentiel dans le développement de ce travail, rejoignit l’équipe où elle excella en prenant notamment en charge l’organisation des rencontres.

Peu après il y eut l’arrivée parmi nous d’un plasticien et homme de conviction exceptionnel, Olivier Perrot, qui, tout au long du parcours, donnera son cachet graphique à la revue. Et, pour ouvrir la voie d’une réflexion renouvelée sur le véritable usage de l’art dans la collectivité humaine, l’association se lança dans l’organisation de rencontres dans les régions de France en démarrant par une première très ambitieuse, au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, alors dirigé par Stanislas Nordey. Ce moment, marquant pour de nombreux acteurs, démarra un cycle qui ouvrait la voie d’une nouvelle réflexion sur l’action artistique dans tout le pays.

Un peu plus tard la précieuse Céline Delavaux [4] rejoignit la revue, nous aidant à la structurer… Nous ne cessâmes d’être entourés d’âmes vaillantes - et compétentes - tout au long du parcours, et je ne peux évidemment les citer toutes ici. Après le cher Robert Abirached, appelé à d’autres fonctions, nous fumes guidés dans cette voie difficile par d’autres présidents de haute qualité, parmi lesquels Gilles Clément [5], Patrick Champagne [6], Patrick Bouchain [7], Jean-Jacques Hocquard [8], Julien Blaine [9], qui nous indiquaient et ouvraient le chemin et sans qui rien n’aurait été possible. Et il y eut ces grands témoins et « parrains », Emmanuel Wallon, Jack Ralite, Albert Jacquard, Armand Gatti, Stéphane Hessel, qui nous aidèrent, chacun à sa façon, à faire le lien entre les époques et les combats.

Peu à peu de nouveaux soutiens publics s’adjoignirent à celui de l’État, et nous avons pu développer nos actions sur le lien art/société non seulement sur le papier, mais en contact réel avec un public que nous voulions actif plus que spectateur, puis, finalement, sur internet. Depuis vingt-deux ans, nous utilisons tous les moyens à notre portée pour explorer et mettre en valeur les innombrables facettes de ce précieux cristal : toutes les modalités d’action que nous découvrons entre les pratiques de l’art et le fonctionnement de nos sociétés. Celles d’hier et celle d’aujourd’hui, dans toute l’Europe, celles d’Afrique, d’Indonésie, d’Amérique du nord et du sud, du monde entier, partout où nous pouvons aller.

Durant vingt-deux ans nous avons accompli ensemble un travail d’équipe unique, un travail de service public, en compagnie d’artistes, d’auteurs et de militants convaincus de l’art et de la culture. [10] Un travail qui a beaucoup servi à relier les équipes entre elles, à les aider à se sentir moins seules et, surtout, reconnues dans la nécessité de leur pratique. Un travail qui n’a jamais eu aucune vocation à la rentabilité et dont le seul objet était d’accompagner l’évolution de nos contemporains dans une meilleure reconnaissance du caractère essentiel du geste artistique en tant qu’agent de prise de conscience, de développement, d’évolution, et comme on dit parfois, d’émancipation. Ce que nous résumons par cette formule en exergue de la revue : L’art, principe actif. Ce travail, qui consistait à constamment relier l’exploration et l’analyse, nous a donné l’occasion de dialoguer dans la revue avec des personnalités très différentes dont la réflexion sur la relation art/société nous semblait essentielle. [11]

Depuis quelques années l’inflexion des politiques dans la mauvaise direction s’est fait de plus en plus ressentir et nos soutiens publics ont diminué en proportion. Mais il nous restait l’aide précieuse de la Région Île-de-France qui datait de l’époque où Francis Parny y était en charge de la Culture, brutalement perdue à l’arrivée de la nouvelle présidence de Région. Il nous a fallu liquider notre association, on ne pouvait plus faire face financièrement. Mais au-delà de cette magnifique aventure brutalement stoppée en 2016, nous ne voulons pas arrêter ce travail pour l’art dans la société.

Nous avions créé un journal en ligne L’Insatiable, fabriqué quasi-bénévolement, qui a pris le relais pour ce qui est de l’information et, pour les réflexions de fond et les grandes explorations, nous avons lancé avec la valeureuse équipe bruxelloise de Culture et Démocratie, une très belle revue européenne : Archipels. Voilà où nous en sommes aujourd’hui. Ce travail unique mené par une troupe passionnée, talentueuse et forte de sang neuf, doit-il se poursuivre et se développer, ou devrons-nous baisser les bras et cesser de défendre l’importance de ces « outils du symbolique » ? Devrons-nous céder sous les assauts du chiffre, de cette évaluation quantitative dont notre ami le psychanalyste Roland Gori [12] dénonce inlassablement les méfaits ?

Nicolas Roméas




[1Journaliste et auteur, Robert Abirached fut Directeur de la Musique du Théâtre et des Spectacles au Ministère de la Culture de 1981 à 1988, il a participé à la plupart des grandes réalisations de l’ère Mitterrand-Lang.

[2Actuel directeur de l’ENSATT à Lyon, Thierry Pariente a fondé et dirigé de 1990 à 2003 Thécif, association en charge de la politique théâtrale, cinématographique et chanson du Conseil Régional d’Ile-de-France.

[3Jacques Livchine qui sévit aujourd’hui plus que jamais, est fondateur et co-animateur avec Hervée de Lafont du Théâtre de l’Unité, compagnie pionnière du Théâtre de rue.

[4Céline Delavaux est commissaire d’exposition, cofondatrice du CrAB (collectif de réflexion autour de l’art brut). Grande spécialiste de l’art brut sur lequel elle a écrit dans notre revue, elle a assumé pendant 11 ans le statut crucial de secrétaire de rédaction de Cassandre/Horschamp. Elle a notamment publié L’Art brut, un fantasme de peintre, Jean Dubuffet et les enjeux d’un discours, Paris, Palette, 2010. Les Procès de l’art. Petites histoires de l’art et grandes affaires de droit, avec Marie-Hélène Vignes, Paris, Palette, 2013. Il était une fois l’art brut… Fictions des origines de l’art, avec Déborah Couette et Tatiana Veress, Bruxelles, Art & Marges Musée, 2014. Comment parler d’art brut aux enfants, Paris, Le Baron perché, 2014. Le Musée impossible, Bruxelles, Renaissance du livre, 2012. Le Musée des illusions, Bruxelles, Renaissance du livre, 2012. En anglais et en allemand aux éditions Prestel.

[5Gilles Clément est un paysagiste extraordinaire à la renommée internationale et également un vrai philosophe de la relation entre les humains et la nature.

[6Patrick Champagne est un sociologue spécialiste des médias et qui travailla longtemps avec Pierre Bourdieu.

[7Considéré comme l’un des plus novateurs et des plus grands architectes européens, Patrick Bouchain a conçu de très nombreux lieux d’art et de culture en France et à l’étranger. Il nous a très utilement éclairé sur les relations entre l’urbanisme et les pratiques de l’art.

[8Jean-Jacques Hocquard a mené de main de maître le parcours du grand poète Armand Gatti et s’occupe encore aujourd’hui de sa belle Maison de l’arbre à Montreuil.

[9Le poète Julien Blaine, l’un des initiateurs du mouvement historique la poésie-action, fut également, à l’époque de Robert Vigouroux, sous son nom d’origine Christian Poitevin, chargé de la Culture à Marseille où il inventa les lieux qui sont encore aujourd’hui les plus importants dans la vie culturelle de cette ville.

[10Comme Bruno Boussagol, Nicolas Frize, André Rober, Tania Magy, William Petit, Laurent Grisel, Gilles Sert, Laurent Klajnbaum, Michel Thion, Madeleine Abassade, Jean-Pierre Chrétien, Pierre-Jérôme Adjedj, Chantal Montellier, Christian Chabaud, Valérie Terrasson, Alix de Morant, Denis Tricot, Paul Biot, Stéphane Gatti, Irène Sadowska, Armand Julien Waisfisch, Thierry Cauwet, Lydia Garrido, Lætitia Brun, Annie Béraud, Maxime Carasso, Thomas Hahn, Les Souffleurs, commando poétique, Nicolas Lambert, Rodrigo Ramis, Luc-François Granier, Coline Merlo, Alicia Jeannot, Patrice Lambert, Jeanne Poitevin… Je ne peux évidemment les citer tous ici.

[11Comme par exemple Arthur Miller, Pierre Bourdieu, Edward Bond, Bernard Lubat, Peter Brook, Henri Texier, Ariane Mnouchkine, Thomas Hirschhorn, Bernard Stiegler, Jean Oury, Marie-José Mondzain, Patrick Chamoiseau, Édouard Glissant, Serge Pey, Boris Charmatz, Tony Gatlif, Régis Debray, Benjamin Stora, Pierre Rabhi, René Vautier, Olivier Neveux et de nombreux autres, connus ou moins connus…

[12Auteur, psychanalyste, Roland Gori est professeur honoraire de psychopathologie clinique à l’Université d’Aix-Marseille et il fut l’initiateur avec Stephan Chédri du grand mouvement pluridisciplinaire de l’Appel des appels.

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