L’impossible Procès et la parole de Fukushima

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L’impossible Procès et la parole de Fukushima

Bruno Boussagol et la question obsédante du nucléaire
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par Coline Merlo
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Vendeurs ingénieux et politiciens patelins tiennent beaucoup, vraiment, à l’équipement de chaque foyer en écran(s). La cellule familiale, porte close, communie ainsi dans la fascination. C’est très commode, un peuple de phalènes. C’est pourquoi on continue d’aller au théâtre. De se rassembler pour échanger. La force irréductible du spectacle vivant tient à ce que, en un lieu occupé, une parole humaine nous est soudain adressée.

Les lieux de représentation programment un certain type de réponse à ce qui s’exprime sur scène ; il est attendu que chacun s’en retourne, l’imaginaire plus peuplé, l’espace intime ouvert. Les bars des théâtres sont des lieux où les sédiments du spectacle retombent lentement (il me semble que c’est la nuit qu’ils se posent). On y dit des sottises, pour être avec les autres : que tel acteur était…, et cette scénographie, vraiment… On y parle d’autre chose, parce que ce qui a été effleuré ou atteint en nous est en cours, qu’on aurait grand tort d’y toucher.

Il peut arriver que le spectacle ménage, dans sa conception même, un espace où, dans l’extrême vulnérabilité partagée, on a loisir d’échanger. L’impossible Procès est de ceux-ci. De la façon la plus simple, sans effets, après les saluts, les acteurs se retirent. Celui qui portait déjà un costume de ville revient, et propose aux spectateurs qui le souhaitent de venir parler d’eux. Oui, parce que L’impossible Procès est la fiction judiciaire d’un possible qui hors d’Europe s’est déjà réalisé. Nous sommes en 2018, et la Cour juge François de Preyssac, Très Haut Commissaire à l’énergie atomique pour « risque causé à autrui » et « homicide involontaire par imprudence » : trois ans auparavant, un avion de ligne s’est écrasé en Gironde sur la centrale nucléaire de Blaye.

Preyssac, c’est Moloch persuadé d’être Prométhée. Il formule ce qui ne se dit pas, la conviction sous-jacente des corps d’élite, que s’ils sont au pouvoir, c’est par soumission à une certaine idée de la grandeur, dont le peuple, le sale peuple (voyez Bardamu), ne sait rien et ne peut rien savoir. Grandeur, puissance…

Après le spectacle, Yûki Takahata et Toshiko Tsuji, membres de Sortir du Nucléaire Paris viennent donc prendre la parole sur scène. Yûki cite le scientifique Hiroaki Koide, qui a consacré de longues analyses au rapport de son pays avec le nucléaire. C’est selon lui une source d’énergie qui par essence prévoit le sacrifice des plus faibles.

Lors des travaux de rénovation de la centrale de la baie Daya, en Chine, les ouvriers, ordinairement exposés à une irradiation mensuelle de 175 millisieverts, se sont trouvés irradiés à hauteur de 335 millisieverts. « Sans conséquences pour leur santé », ont rappelé les autorités chinoises. La Commission Internationale de Protection Radiologique conseille de pas s’exposer à une dose de radiations supérieure à 1 millisievert par an. C’est de corps sans défense que se nourrit Moloch.

C’est plutôt futé, d’avoir spécifiquement situé l’accident nucléaire en Gironde. Imagine-t-on les vignobles de Bordeaux rendus incultivables pour cent générations ?
Et Yûki Takahata explique : « Il faut une lecture plus féministe de Fukushima… Au Japon, la société est beaucoup plus traditionnelle qu’en France : ce sont les femmes qui s’occupent de nettoyer. Pour les dirigeants, les hommes, la question des déchets est une irréalité ».
Gestion de mâles alpha, qui piétinent la chair citoyenne. Écoeurant.

Aucun des témoins, réel ou fictif, ne crie sa colère. Jean-Pierre Minne, agriculteur de la région de Blaye, vient parler à la barre, appelé par la Cour. C’est un homme âgé, humble, et très las. Il n’exige même plus réparation, il dit sa ferme, dont il a été chassé, les démarches administratives à conduire pour être indemnisé. Jean-Pierre a des nausées. Sa femme, un cancer de la thyroïde. Il parle doucement. L’hésitation sur son identité m’a semblé le moment le plus juste du spectacle.

Nous habitons politiquement le monde : ce qu’on achète, à qui, ce qu’on pense et ce qu’on en dit, ce qu’on donne, sont autant de façon de s’inscrire dans un certain type de rapports sociaux, de faire société. Il y a théâtre politique, opérant, quand ce qui nous a été apporté par le spectacle impacte et modifie notre façon d’agir : c’est ce qu’on appelle la culture. 15000 habitants, de tous les districts du Japon, ont déposé plainte auprès du tribunal de Fukushima, et de Tokyo, nominalement, contre 33 responsables de TEPCO (l’EDF japonais) et des membres du gouvernement. Au pénal, pas au civil. Nominalement.

S’il arrivait que cela aboutisse, et que soit questionné enfin le funeste oxymore weberien que l’on va ânonnant dans les Très Hautes Écoles de la République. « … Monopole de la violence légitime ». L’impunité n’est pas, ne saurait être, en aucune façon, un mode de légitimation.

Il faut voir les spectacles qui entretiennent l’éveil – et la colère. C’est bon pour l’esprit.
La pièce tourne pendant l’été : le 14 juin à Clermont-Ferrand, le 13 juillet à Dunkerque, le 31 août au festival de Bure.
Du 15 au 21 juillet, elle se donne au grand théâtre de Montfavet. Des navettes partent d’Avignon. Il vaut mieux ne pas les manquer.

Informations sur :
www.brut-de-beton.net



Parti-pris Théâtre Critique Ecologie Bruno Boussagol
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