L’incendie de Notre-Dame (suite) : anatomie d’un non-événement

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L’incendie de Notre-Dame (suite) : anatomie d’un non-événement

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par Jean-Jacques Delfour
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Après les tours jumelles du World Trade Center, il semble que chaque capitale occidentale ait plus ou moins consciemment désiré la destruction d’un grand monument célèbre, si possible par des terroristes machiavéliques et inhumains.
Et voilà qu’un « accident électrique » [5] exauce opportunément à Paris ce désir obscur.
Notre-Dame de Paris, en brûlant d’un feu loyal et spontané, a donc (entre autres et sans en évoquer les retombées politiciennes) augmenté d’un coup sa notoriété sur le marché médiatique et touristique. Mais ce plan de dépense improductive [6], est l’un des aspects d’un phénomène global qu’un travail de sémiologie politique fait apparaître.

Esthétiquement, cet incendie est un événement magique. NDP paraissait invulnérable, éternelle. Le grand incendie, capable de détruire les édifices les plus solides, est un mythe venu du passé. Néron et Rome. La filmographie américaine qui pullule de Tours infernales vouées aux flammes ambiguës, purificatrices et diaboliques. Londres 1666. Les grands édifices de pierre et de bois brûlent communément. Ici, le drame, hautement spectaculaire comme dirait Guy Debord, se déroule dans un magnifique jardin, au milieu de la ville-lumière, dans un somptueux décor formé par l’île de la Cité, les bras de la Seine qui entourent, comme un écrin liquide, le berceau en flamme. Une émotion maternelle, portée par une puissante iconographie médiévale.

ND de Paris le 16 avril © DR

NDP est perçue comme une personne, une femme, une mère ou un être fantastique mais bien vivant. L’incendie est un événement émouvant : une sorte de sacrifice humain. Un corps mutilé qui atteste la puissance de la projection anthropomorphique. Cet incendie est aussi un événement littéraire : chacun psalmodie son Quasimodo et Frollo et ses sbires. NDP est un personnage de roman autant qu’un bâtiment de pierre, derrière lequel se pressent, longue procession d’anonymes indispensables, tous les artisans, architectes, sculpteurs, fondeurs, etc. Tout un passé glorieux, quasi millénaire, se lève dans les flammes destructrices.

Elle fournit le matériel communicable pour une liesse émotionnelle à peu de frais. Une francité fantasmatique, réduite au plus petit commun dénominateur, religieuse autant que laïque, est rabâchée à longueur de reportage et d’interview. L’incendie colossal est un objet médiatique simple, transparent, œcuménique : support idéal pour une émotion de passage, pas trop encombrante, dénuée d’un tragique toujours pénible (aucun mort).

Chacun dispose de l’attirail culturel minimum nécessaire pour reconnaître ce monument comme important, suscitant une communauté réduite à cette seule valeur. Misère de la communion médiatique autour d’un néant. Paresse des journalistes devant cet objet opaque et évident qu’est l’émotion. Pour l’élever à un sens politique, il faut questionner cette émotion qui n’est rien moins que commune. On suppose qu’elle fait lien et qu’elle a le même sens pour tous. D’où vient cette illusion ? Du simplisme communicationnel, c’est-à-dire de l’idéologie qui veut trouver dans l’émotion du lien, laissant à la rationalité le soin de la complexité ?

ND de Paris le 16 avril © DR

C’est bien sûr l’occasion du déchaînement d’une générosité ostentatoire et factice. On dégote un milliard d’euros pour réparer une bâtisse qui n’abrite personne : ni homme, ni femme, ni enfant. Les richissimes montrent que leur passion caritative est d’autant plus élevée qu’elle ne secourt aucun pauvre, aucun mal logé ou pas logé du tout.

Vertige narcissique des ultra-égoïstes – qui décident in fine où doit aller l’argent public (puisque c’est le trésor public, nous tous, qui doit rembourser 66% du don des ultra-riches). Les donateurs ont aussi montré le caractère ludique de leur compétition caritative, laquelle renvoie à une dépense improductive typique des aristocraties anciennes.

NDP est devenu un tombeau où chuchotait jusque-là une paroisse clairsemée. En réalité, elle est foncièrement une grande marchandise, une attraction touristique centrale dans le vaste parc touristique qu’est devenu Paris. Qu’un entresort géant de pierre monumentale perde sa toiture, est un non-événement capable cependant de rendre indécente une intervention présidentielle si peu consistante qu’elle semble ne pouvoir supporter la concurrence de l’anecdote.

Le plus frappant, finalement, c’est le caractère de grand événement vide. Une toiture qui brûle, ce n’est rien : aucune portée, aucun danger réel, aucune conséquence scandaleuse ou profitable, rien qui fasse époque. Un véritable vide à peine éclipsé par une micro-émotion de contenance et de commande. Ultime leçon : ce néant d’événement n’est pas même capable de renforcer un lien historique en continuelle dislocation.

Jean-Jacques Delfour
Ancien élève de l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud

En prime cette image de David Langlois-Mallet




[1(d’après les informations officielles, mais comme les architectes spécialisés ne peuvent s’exprimer, on n’est sûr de rien)

[2Georges Bataille, La notion de dépense, 1933, Œuvres Complètes, Gallimard, vol. 1, p. 302-320.

[3(d’après les informations officielles, mais comme les architectes spécialisés ne peuvent s’exprimer, on n’est sûr de rien)

[4Georges Bataille, La notion de dépense, 1933, Œuvres Complètes, Gallimard, vol. 1, p. 302-320.

[5(d’après les informations officielles, mais comme les architectes spécialisés ne peuvent s’exprimer, on n’est sûr de rien)

[6Georges Bataille, La notion de dépense, 1933, Œuvres Complètes, Gallimard, vol. 1, p. 302-320.

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4 commentaire(s)

Philippe-Ahmed Braschi 25 avril 2019

Bonjour,

J’ai eu la chance de lire cet article, mais n’ai pas pris (pas eu ?) le temps de le bien lire, ni de lire comme il faudrait les commentaires précédents, toutes choses que je ne suis pas assez culturellement outillé pour saisir. Mais cela fait du bien. Merci l’insatiable.

Un élément – parmi d’autres – me semble absolument énorme, une ineptie terriblement validée et engloutie par l’énorme ressac de la connardification médiatique : oui, 66, 75 ou 90% de ces « dons » (faits par les marquis ou la plèbe qui les orientent selon leurs bons vouloirs) est prélevé sur des ressources provenant de ces donateurs mais appartenant à la collectivité.

Sinon, même si j’aperçois ici et là - lisant en diagonale - de saines déposes en descellement et questionnement de l’Emotion et de la figure « racines », j’ai la faiblesse idiote de trouver l’analyse vaguement anorexique et peu sensible, en effet, je me demande : « pas de bombes, mais est-ce la chaleur des paumes, sangs des peuples, souffrances révoltes beautés en sueurs charriant ensemble, peut-être la torche d’amours érecte et drue sous un pilier, l’incandescent dessin qu’entre deux pierres glissa tel compagnon - pour une éternité - peut-être est-ce le temps compté et délicieusement donné seconde après seconde qui doucement secouent rouge la nuit ?

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Jean-Jacques Delfour 21 avril 2019

Merci pour cette réaction pleine de suggestions et d’hypothèses. Cependant, je reste sceptique devant cette interprétation émotionnelle de « notre » rapport à cette preuve d’une collectivité. Je doute fort qu’un « nous » tel que vous le décrivez existe d’une quelconque manière, sauf dans le discours de l’imaginaire (ce que vous admettez finalement en parlant d’« illusion »). Qui est désigné par « nous », à chaque fois ? Quelle est la réalité sociale qui peut y correspondre réellement ?

Cela me suggère pour ma part que NDP, incendiée, est une sorte de test projectif.

La notion, certes atténuée par des guillemets, de « pureté » intellectuelle me laisse tout aussi perplexe. Vous devinez déjà que la notion de « racines » dont « nous » aurions la nostalgie éveille en moi un mouvement sceptique. Quelle est l’histoire de cette idée de racine culturelle ? Qui produit cette idée de nostalgie ou quelle en est l’histoire culturelle elle-même ?

« Simplisme culturel » était une hypothèse :

Pour l’élever à un sens politique, il faut questionner cette émotion qui n’est rien moins que commune. On suppose qu’elle fait lien et qu’elle a le même sens pour tous. D’où vient cette illusion ? Du simplisme communicationnel, c’est-à-dire de l’idéologie qui veut trouver dans l’émotion du lien, laissant à la rationalité le soin de la complexité ?

Je ne parlais pas tant de cette émotion réelle (objet social et communicationnel complexe) que de sa position dans le discours médiatique comme une évidence indiscutable, qui renverrait peut-être à cette idéologie dont j’esquissais certes rapidement la thèse principale.

Merci en tout cas pour ces échanges.
Jean-Jacques Delfour

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Thierry Coornaert 21 avril 2019

Bonjour,

Il se trouve que JJ Delfour a bien voulu partager un lien vers cet article à propos de NDdP sur une liste de diffusion de professeurs de SES et qu’ayant lu son analyse je tiens à réagir. Pour préciser qui je suis et d’où je parle : un professeur certifié de SES dans un lycée de la région Grand-Est âgé de 59 ans.

Sur le cœur de l’analyse de JJ Delfour je crois qu’il y a finalement peu de choses à ajouter. Le non évènement est bien expliqué. Mais je m’interroge sur "l’étroitesse" du discours. Le spectre d’analyses à prendre en compte est probablement beaucoup plus large que cette seule approche dénonçant le pseudo-symbolisme de l’incendie de cette vieille cathédrale et les comportements pseudo-altruistes qu’il permet.

Comment ne pas voir dans l’émotion largement (mais pas totalement, évidemment) partagée la trace "du lien historique" car qu’avons-nous vu sur nos écrans le lundi 16 avril dernier sinon la preuve matérielle qui risquait de s’écrouler intégralement qu’il y a 800 ans, il existait une société (dont nous nous réclamons en partie) qui, sans moyens techniques très sophistiqués, est parvenue à donner corps à un projet qui l’habitait ? La force de ce projet d’il y a 800 ans nous émeut car nous savons bien que nous n’en sommes plus aujourd’hui capables ou que le dépassement individuel que la construction d’un pareil projet implique n’est plus aujourd’hui à notre portée ou encore que l’idée même de dessein collectif n’existe plus aujourd’hui.

Nous avons été émus de perdre (ou de risquer de perdre) ces poutres et ces pierres sur lesquelles quasiment aucun nom de personnes précises n’a jamais été écrit. Nous avons été émus de savoir fragile la cohérence et l’harmonie de ce grand bâtiment même si nous ne savons plus très bien pour quoi il a été construit. Il était là, intègre depuis 800 ans. Revu mais intègre. Intègre parce que revu d’ailleurs !

Même si nous ne savons pas très bien ce que signifiait au XIIème siècle "faire société" nous savons grâce à ce vieux bâtiment (et à quelques autres) ce que cela permettait. Cette société a priori si perfectible (mais je prends garde à ne pas commettre d’anachronisme) s’était à peu près entendue pour définir son aboutissement. Personne n’ignore les rivalités politiques, citadines, épiscopales, architecturales et l’absence totale de démocratie comme mode d’expression de ce que désire la société mais quand nous regardions NDdP nous savions que cette société dont nous nous réclamons l’avait trouvé … ce qui n’est pas notre cas.

Il y a encore ceci à dire que NDdP est une production sociale pré concile de Trente et qu’en cela elle est la marque d’une sorte de "pureté" intellectuelle occidentale. Elle n’est pas un produit de la contre-réforme où la communication commence à l’emporter sur le message principal et où tout geste, y compris de construction, est une réponse à un discours critique (voir le baroque italien ou allemand, le classicisme français). Evidemment, la cathédrale gothique est une oeuvre de communication de masse et évidemment, la critique est devenue saine et nécessaire dans notre monde contemporain mais NDdP nous envoie cette image de racines culturelles dont nous ne voulons plus mais dont nous sommes un peu nostalgiques (le désenchantement de M. Weber ?). La grandeur de d(D ?)ieu et de l’E(é ?)glise nous indiffère mais le champ politique n’arrête pas d’entretenir l’illusion que nous serons capables de les reconstruire ou sinon d’en construire d’autres mais aussi efficaces en termes de cohésion. Et à ces illusions nous aimons croire. C’est pour cette foi-là que nous avons tremblé l’autre soir.

Quand l’église d’Assise fut détruite par un tremblement de terre, personne ne remit en cause l’élan de sa reconstitution même si à L’Aquila (ville des Abruzzes aussi touchée par un tremblement de terre) aujourd’hui beaucoup d’habitants logent encore dans des baraquements de fortune faute de moyens alloués à la reconstruction de leur logement.
Mais puisque nous parlons du moyen-âge pourquoi ne pas aussi reconnaître que nous avons vu de nos yeux du XXIème siècle ces images de grandes flammes formidables, hautes et voraces, accompagnées d’une lumière de fin de monde que nous connaissons tous par Jérôme Bosch, Matthias Grünewald ou van Eyck (encore gothiques mais postérieurs à NDdP). Il y a 800 ans, tout était emporté, cramé, purifié. Destruction et jugement dernier. Aujourd’hui on peut stopper l’incendie. De cela nous avons aussi tous été les spectateurs soulagés. Nous avons des moyens pour enrayer l’ordalie.

Je ne vois pas dans tout cas la trace d’un "simplisme communicationnel".

Proposons que chaque donateur pour financer la reconstitution (ou reconstruction ? Le débat risque d’être fabuleusement grandiose grâce à la démocratie d’aujourd’hui !) de NDdP donne l’équivalent de la moitié de son don à une association caritative de son choix. 500 millions !

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Laurent Marechal 21 avril 2019

"Après les tours jumelles du World Trade Center, chaque capitale a désiré inconsciemment la destruction d’un grand monument célèbre"... mais si c’est de façon inconsciente, on le sait comment ? Et donc on sait comment que son contraire est faux : après les tours jumelles du World Trade Center, chaque capitale a désiré éviter la destruction d’un monument célèbre ? Ou alors, c’est la même chose, l’un et l’autre, l’inverse et vice versa ;-)

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