« Il s’agit avant tout de s’exercer au plaisir de changer la réalité. » Bertolt Brecht.
Voilà une semaine que je déambule dans la maison avec mon ordinateur allumé, ou encore le casque sur les oreilles au rythme des discours de Jack Ralite. Je range des cartons avec Jack, je dépoussière avec Jack, je frotte la paroi de la douche avec Jack, j’épluche des légumes avec Jack, je marche dans la campagne avec chocolat et Jack.
Mes filles commencent à en avoir ras le bol. Je persiste et signe. Dans une période où tout nous tire vers l’anéantissement du jus de crâne et tend à l’épuisement de nos « ressources humaines », renouer avec Jack Ralite est salutaire. Avant de lire cette chronique, si tu ne connais pas Jack qui a été un ami de la revue Cassandre qu’il a accompagnée jusqu’au bout et bien sûr aussi de L’Insatiable, tu peux lire cet article. En tout cas, sache qu’aucun effet indésirable de la prise des vitamines « ralitiennes » n’a été repéré, tu ne risques pas l’overdose.
« L’autre » reste une menace. Méfiance et défiance à tous les étages.
À peine une énième vague de covid passée, les médias nous saoulent avec ces satanées élections présidentielle. Pour nous plomber encore un peu plus le moral, la guerre en Ukraine fait rage. On souffle quand ?
Nous avons « tous » besoin de retrouver nos repères, de nous réapprivoiser physiquement. De déployer à nouveau nos sens. De nous ouvrir à l’autre. De raviver notre curiosité chancelante.
Chacun à son endroit a dû puiser dans ses ressources profondes pour faire face à l’inédit. Une urgence s’impose : reprendre en mains les fils de nos métiers à tisser du lien. Alors je prône la Ralite-thérapie pour reprendre vigueur au printemps. Je t’invite à en faire l’expérience.
Comment ne pas être fascinée par son amour des mots, qu’il triturait dans tous les sens. Les mots-matières. Son goût pour la controverse, sa passion pour les artistes ( il les considérait comme des puits de créativité), ses indignations fertiles qu’il exprimait avec élégance et illustrait par les mots des poètes, ses recherches- actions autour de l’art et de la culture sur le terrain, son amour du « populaire » au sens noble du terme. Il a vécu au milieu des modestes et n’a jamais oublié ses racines.
La pensée, la poésie et le Politique interprété par Christian Godron est à voir absolument. Je le rabâche, ce spectacle s’adresse à tous. Zéro prérequis pour être transporté. Nul besoin d’être érudit, d’être communiste ni même d’être fervent spectateur de théâtre.
Ce spectacle ressemble à Jack Ralite. Aucun discours descendant. Aucun désir de « surplomber » l’auditoire par de savantes et absconses références. La magie des mots opère simplement. Christian Gonon sort de ses poches, comme Jack, des petites anti-sèches sur lesquelles sont annotées des citations de grands auteurs pour illustrer ses propos. Ces morceaux choisis font référence à des situations concrètes. Des souvenirs, des tranches de vie.
L’économie de moyens crée de facto une proximité avec Jack. Un bureau, des livres, une petite lampe. Un costume et des sandales (choix personnel de Christian Gonon ?) et des papillons poétiques plein les poches. La proximité physique entre le plateau et les spectateurs participe de ce sentiment de communion. J’ai eu la sensation d’être dans le bureau de Jack.
J’ai besoin de croire comme Aragon qu’on peut et doit « se souvenir de l’avenir » en ces temps où tout nous pousse à nous recroqueviller sur nous-mêmes. Écouter un homme d’action défendre l’art et la culture comme leviers primordiaux pour le progrès social et démocratique m’électrise. Savoir que ses propos sont devenus un symbole de résistance à tous les renoncements me donne de l’élan.
Comme tu le sais « Il n’y a pas de hasard il n’y a que des rencontres. » J’avais repéré la présentation du spectacle dans la brochure du Salmanazar. Puis je l’ai oublié. Je craignais sans doute un discours politique ennuyeux...
La veille de la représentation, une amie chère me propose de bénéficier de deux places au Salmanazar, car elle ne peut s’y rendre. Je saute sur l’occasion. Je propose à Aude, amie et compagne d’hétérotopie (un concept de Foucault, là je sors ma science pour t’épater.)
Petit aparté. Aude et moi avons créé un atelier de fabrique numérique et culturelle Le bidule, dans notre campagne champenoise. Un atelier qui s’inscrit dans cette vague de tiers lieux (il en pousse partout sur le territoire) propices à créer du lien social. Nous aimons les mots, les auteurs, les artistes, les artisans, les gens qui fabriquent avec leurs mains, inventent avec leur esprit des solutions aux problèmes de tous les jours (sans le savoir). Une conviction nous anime : faire ensemble pour faire société.
Le théâtre à l’italienne s’est transformé. Le plateau accueille la scène et la salle. Des spectateurs très proches de l’acteur. Assis en ligne. Je ne saurais dire combien nous étions, mais une chose est sûre : aucune place vide. Jauge réduite certes, mais pleine deux soirs de suite ! Public bigarré. Retraités (nostalgiques d’une époque bénie avec du temps de cerveau disponible ?), lycéens avec une enseignante, quadras, quinquas. Quelques visages connus, une ancienne camarade de théâtre, amis en couple, amis d’amis.
L’atmosphère est calme, sans trop de recueillement. Une qualité d’écoute s’installe. C’est le premier jour où nous pouvons assister à un spectacle sans masque. Pourtant, la moitié de la salle le conserve. Quelque chose ne tourne pas rond... La peur de l’autre et l’instinct grégaire sont bien ancrés. Une adolescente me dira devant la billeterie : « je n’ose pas le retirer, on est tellement habitués. »
Dès le début, je suis saisie. La puissance de citations d’auteurs parsème le discours de Christian Gonon. Il incarne un Ralite amoureux des mots, de leur pouvoir éclairant. Jamais il ne recherche l’épate. Sa manie de citer tour à tour Saint-John Perse, Hugo, Aragon, Prévert, Char, Baudelaire, lui confère une humanité puissante et profonde.
Il égrène les souvenirs personnels et les mandats présidentiels pour souligner l’évolution des politiques culturelles. Je te laisse te les remémorer. La fin me serre le cœur. Je ne veux pas trop t’en dire. Une magnifique lettre au Président de la république défile au son des voix des comédiens de la Comédie française. Un appel à résister au renoncement de l’enfermement sur soi. Un appel à ne pas céder à l’abêtissement et au repli.
Je partage son amour pour le théâtre et les acteurs : des besogneux qui avec fragilité cherchent et trouvent en puisant dans l’imaginaire.
Comme eux, je tâtonne, je reprise, je me risque, je creuse un sillon, j’expérimente, je plante des graines, je les vois germer. Je recommence, je tente à nouveau... et ainsi nous avançons.
Et ainsi le tissage prend forme. N’est-ce pas ainsi qu’on agit tous ?
Jack Ralite est né près de chez moi à Châlons en Champagne. Évidemment ces références à un vieux cinéma où il a traîné ses guêtres avec sa mère m’émeut. Je l’ai connu. Sa curiosité sans fin s’est éveillée sur mes terres. Je me fiche que tu me trouves candide. Nous avons besoin de phares dans la tempête, de mettre des mots sur nos maux. Jack sera un de mes phares. Une figure tutélaire. C’est non négociable. Aude et moi sortons revigorées de cette représentation. Notre motivation est encore plus forte pour développer nos actions « bidulesques » autour de chez nous.
Je ne sais où ce spectacle sera à nouveau joué. Impossible de trouver l’information. Je t’invite à être à l’affût autour de chez toi. Ce singulis est à savourer sans modération. En période d’asthénie, j’ai trouvé mon remède.
Claire Olivier
La pensée, la poésie et le Politique de et par Christian Godron. Vu le 4 mars au Salmanazar à Épernay.