Le Dîner ou la nausée cathartique

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Le Dîner ou la nausée cathartique

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par claire olivier
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Ce spectacle, libre adaptation d’extraits les plus croustillants du roman Cendrillon d’Eric Reinhardt, me hante encore par sa causticité. Il résonne certainement en moi dans une période de ma vie où j’ai parfois l’impression de devoir jouer, de me trahir en société comme ce couple qui fait penser à deux fruits déguisés. Et un an et demi après, je me décide à finir ce papier.

Dans certaines assemblées pseudo officielles, je fais comme les enfants qui jouent à « c’est comme si on disait que j’étais » quelqu’un d’autre. Une femme plus élégante, plus intelligente, plus expérimentée. Invulnérable. Parfaite. Comme eux dans cet infâme dîner. Pourquoi acceptè-je ce jeu de dupes ? Pour me faire connaître sous mon meilleur jour à titre professionnel. Je déteste ça. Pas faite pour ça. Mais comment y échapper ? Autre motivation pour reprendre cette chronique : il reste quelques dates. Pourquoi ne pas en faire profiter d’autres qui pourraient être attirés par cet acide fumet qui sort de la marmite ?

Mardi soir mi-mars, il fait froid, il pleut, je me suis laborieusement décidée à sortir. J’avais la flemme. Je me suis activée pour organiser la logistique familiale. Je connais les acteurs. Je ne suis pas neutre. Je nourris une affection certaine pour ces comédiens. Giséle, et son mari Fabien dirigent l’atelier théâtre dont je fais partie depuis des années. Nous sommes devenus « la troupe du Salmanazar » grâce à eux et avec eux. Leur enthousiasme, leur professionnalisme, leur volonté de transmettre sans jamais rien céder à la facilité forcent le respect. C’est dans cet atelier que j’ai envie et besoin de jouer à être quelqu’un d’autre. Je le savoure chaque mercredi soir partagé avec mes comparses. Jouer sur un plateau, oui, dans le grand théâtre du monde, non cela ne libère pas.

Éric Reinhardt © Babelio.com

Je suis une lectrice assidue d’Éric Reinhardt. J’ai lu tous ses romans. J’avoue mon côté midinette, je suis sous son charme lorsqu’il passe dans un programme télévisé littéraire. Chacun ses faiblesses. J’assume d’apprécier un type qui boit des cafés à longueur de journée en écrivant au Nemours dans le premier arrondissement. J’aime son audace, son regard bleu d’acier qui pointe nos médiocrités.

Dernière représentation près de chez moi. Ce mardi soir-là, au propre et au figuré, tous les feux du piano de la cuisine sont allumés, les cocottes qui mijotent me disent de foncer avant que le dîner ne soit servi. Impossible de ne pas assister à la représentation. J’arrive dans la salle des fêtes d’un village proche. Lieu tout sauf chic, pas chaleureux non plus.


Je suis loin du Nemours ! Carrelage d’hôpital, néons qui vibrent, plafond en dalleS de pvc. Je suis habituée. Aucune importance, j’aime le simulacre du théâtre, qu’importe le décorum. Je sais faire abstraction de tout le reste quand le spectacle « vivant » m’emporte. Ah, tiens, des vieux copains de l’atelier ! Tout de suite ça conforte. On papote. Je m’installe. Gradins modulables. Petit coussin. Installation spartiate. Je suis mal installée. Personne à côté de moi.

Noir. Elle entre en scène. Je déteste cette bonne femme, la femme qu’elle incarne. Propre sur elle, tirée à quatre épingles, escarpins vernis, gloss discret sur les lèvres, cheveux au carré brillant, sac à main chic et classique tenu au poignet, air faussement arrogant. Rejet mêlé de fascination. Lui, assis à une table de pique-nique, carte dépliée devant lui. Une aire d’autoroute ? Ils sont perdus ? Dispute. Dissonance. Lunettes noires, il machouille je ne sais quoi, le genre de type qui se la joue sans aucune gêne . Il fait presque « plouc » face à elle. Je me dis que ça ne colle pas entre eux. Je souris. Derrière, je perçois des gloussements. Je regarde les coussins inoccupés à côté de moi. Dommage ! D’autres non pas osé passer la soirée dans la moche salle des fêtes.

Très vite l’idée d’un dîner raffiné chez ce couple avec comme invités d’honneur le patron de Monsieur et son épouse distinguée est évoqué. Préparatifs haut de gamme pour épater le supérieur. Elle s’agite en tous sens en pensant aux plats qu’elle va concocter. Cela devient obsessionnel. The Desperate housewife a enfin trouvé une occupation existentielle ! Elle est grotesque. Je m’esclaffe. On dirait la mère du Petit Nicolas dans le film ; archétype de la ménagère parfaite des années 50/60 soumise au dictat de la bonne société. Les cheveux toujours lissés, la jupe bien repassée, elle ne transpire même pas. Que rien ne dépasse ! Elle m’exaspère, j’ai envie de la gifler. C’est étrange car au fond de moi elle me fait rire. Jaune ? Ça sent le cramé.

Après de multiples péripéties la belle mécanique s’enraye. Le dîner tourne au fiasco. Les invités arrivent enfin après une montée d’adrénaline, une attente interminable, une sortie de piste fracassante. Effervescence, ivresse, maladresse, pêché d’orgueil, délire. Lui, le plouc, devient incontrôlable dans son hélicoptère virtuel, elle devient hystérique avec ses mets raffinés et son immense désir d’émerveiller le boss et son épouse.

Je ris toujours mais ça grince un peu des dents. La rôti est sec, dur. Le dessert ressemble à une omelette norvégienne rance. Ils sont effrayants dans ce grand théâtre du monde. Farce grotesque sur l’humiliation ordinaire. Deux questions résonnent en moi ; jusqu’où est-on prêt pour plaire à sa hiérarchie ? Pour séduire sous le masque ? Pourquoi est-il si difficile d’être soi-même en toutes circonstances ? Si on accepte l’exagération des traits on s’est tous un jour « un peu » comporté comme ce plouc ou cette fausse bourgeoise exécrable, non ? Idée légèrement terrifiante. Je frissonne. Regard acerbe sur une société du paraître et du conformisme qui n’aurait pas changé d’un iota donc. Loupe grossissante sur notre insatiable désir de faire mieux que les autres.

Je suis chavirée. Les comédiens endossent avec une frénésie entêtante tous les rôles. Le plouc, la bourgeoise, leur gamine, le patron et sa femme. On y croit. Ils nous entraînent dans le ballet des casseroles avec trois fois rien. On est avec eux dans ce dîner de fous follement drôle. Ce dîner est tout, sauf une énième soirée mondaine feutrée.

Noir. Silence. Je voulais que ça continue. J’aurais volontiers repris du dessert, bien frais cette fois. Me laisser surprendre par le chaud/froid de l’omelette norvégienne. Histoire de connaître la suite.

Mise en scène épurée fort à propos. Longtemps après, je réalise l’absence de fond sonore. Et malgré la salle des fêtes moche et sans âme, l’emballage de l’éclairage était simple et sobre. Un jeu rythmé et au cordeau qui se suffit à lui-même. En finissant cette chronique j’ai décidé que je serai moi. Un point c’est tout. Merci O’brother Company.

Filez voir Le Dîner qui a été joué en Avignon, en Champagne, en Suisse, en Bretagne et dans le Grand Est par ici par là. Il reste quelques dates pour étancher votre soif de satire sociale.

Claire Olivier

Le Dîner d’après Cendrillon d’Eric Reinhardt O’Brother Company. Mise en scène Patrice Thibaud et Jean-Michel Guérin. Avec Gisèle Torterolo, Fabien Joubert. Création lumière Thierry Robert Régie en alternance Marine Molard, Christian Ravelomaniraka. Administration production diffusion Mathilde Priolet.

Le samedi 9 mars au Louvre-Lens
, le samedi 27 avril à 20h30 Scène Ernest Lambert à Châtenois
, le mardi 21 mai 2019 à L’échappée Belle à Schiltigheim.

http://www.obrothercompany.com/les-spectacles-crees/le-diner/



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