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(mais pas grave !)

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par Karine Mazel
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Conteuse et étudiante en psychologie d’orientation psychanalytique, je livre depuis une année les questions et réflexions qui me traversent dans cette rubrique de l’Insatiable qui n’a de cesse de rappeler que toute forme d’art s’inscrit dans son époque et en révèle, d’une manière ou d’une autre, les dimensions symboliques. Écrire est une façon pour moi de donner une forme aux idées, émotions et questions qui m’animent. C’est à moi que j’écris d’abord et j’ai l’audace d’imaginer que quelqu’un derrière son écran, en me lisant, appréciera. Alors malgré les doutes et la prétention de ce geste, je continue.

La psychanalyse et les contes traditionnels subissent depuis quelques années des attaques aussi récurrentes que virulentes. Certaines féministes et certains psychologues et psychiatres et neuro-psychiatres leur font un procès dont voici les chefs d’inculpation.

La parole est à l’accusation :

  • Monsieur le juge, mesdames, messieurs, maître, j’accuse la psychanalyse de n’être fondée sur aucune objectivité scientifique, de prendre en otage des patients et leurs familles sans offrir aucune perspective de rémission ou d’amélioration, et de les accabler par des processus pervers de culpabilisation. J’accuse les psychanalystes d’enfermer les patients dans un monde d’idées inopérantes, et de les condamner ainsi à un ressassement stérile et mortifère.
    J’accuse par ailleurs les contes traditionnels de véhiculer des modèles sexistes d’un autre âge et de renforcer la domination masculine en instillant une vision du monde conservatrice, patriarcale et rétrograde, à l’origine des violences faites aux femmes. Les contes et la psychanalyse font peser une lourde menace sur notre société. Je demande leur éradication totale car ils colonisent les esprits et engendrent de graves souffrances.
  • Merci Monsieur le procureur, la parole est à la défense
  • Merci monsieur le juge. Mesdames, messieurs, monsieur le procureur, maître, je ne réfute aucune des accusations portées. J’affirme cependant qu’elles se trompent de sujet, ou d’objet, car elles confondent la chose et l’usage que certains et certaines en font. La question posée est la suivante : les pratiques délétères de certains analystes doivent-elles remettre en cause la théorie psychanalytique dans son entier ? Et si oui, ne faudrait-il pas, au vue des abus constatés, fermer sans tarder, Sciences Po, l’ENA, et interdire toute pratique de la politique ? Concernant les accusations portées aux contes, j’affirme qu’elle ne s’adressent pas réellement à eux, mais plutôt à ce que notre époque en a fait, et je le prouve.

Les histoires visées ne sont pas des contes, mais des produits transformés par l’industrie du jouet, du livre et des films pour enfants dans un but de profit. Les contes ont été utilisés, simplifiés, réduits et émasculés pour fabriquer des stéréotypes faciles à étiqueter dans les rayons des supermarchés. Le marketing s’est appuyé sur le mouvement de pédagogie par les contes, et la célèbre (et néanmoins critiquable) étude de Bruno Bettelheim, pour créer un marché de produits dérivés roses et bleus, normatifs et lénifiants. Les contes de tradition orale sont bien plus riches et complexes. Les histoires incriminées sont à la littérature orale ce que le poisson pané surgelé est à la poissonnerie. Sommes-nous assez idiots pour prendre un poisson pané pour un poisson frais ?

J’encourage donc vivement les détracteurs des contes à naviguer dans l’immensité des recueils de collecteurs, plutôt qu’au supermarché, afin de se faire une idée de la diversité et de la qualité des poissons qu’on y pèche. Il y trouveront bien quelques contes (notamment facétieux) aux relents sexistes ou racistes, mais faut-il pour autant rejeter tout le contenu du filet ? Faut-il même penser en ces termes ?

Irions-nous par exemple jusqu’à expurger des musées toutes les œuvres jugées sexistes ?

L’Origine du Monde de Gustave Courbet sera-t-elle accusée de réduire la femme à sa partie intime, et le Déjeuner sur l’herbe de Manet de faire l’apologie de la prostitution ? Va-t-on clouer au piloris le ballet du Lac des Cygnes parce que le personnage féminin meurt à la fin ?

« Traite-moi comme ton chien couchant Démétrius, plus tu me bats, plus je te flatte » dit Héléna dans le Songe d’une Nuit d’Été de William Shakespeare…
Je ne conteste pas qu’il faille interroger les représentations du monde véhiculées par les œuvres d’art, notamment pour les enfants, mais je suggère le discernement, le sens de la nuance et un effort de culture, en lieu et place de la censure.

Réécrire les contes pour y montrer des couples mixtes, homos ou LGBT, des familles recomposées, des rois-papas-poules et des reines-femmes-actives, c’est en faire des outils pédagogiques pour de nouvelles normes sociétales et les détourner de leur fonction interrogative initiale.

J’en viens à présent à la seconde méprise concernant les contes merveilleux : pouvons-nous prendre au pied de la lettre les images et les situations proposées ? Quelle lecture convient à ces récits étranges ?

Quand le prince serpent dévore ses épouses pendant la nuit de noce, après que leur mère les a vendues à la reine, faut-il y voir un écho à la triste condition féminine d’une époque obscurantiste ? Quand un autre veut manger le cœur de sa bien-aimée, faut-il le confondre avec Hannibal Lecter ? Quand dans le conte russe, Maria des Mers commande aux armées, faut-il en faire une figure précurseure du féminisme ?

Comment se fait-il que nous nous bornions à une lecture sociale, occultant ou refusant la dimension de représentation symbolique pourtant validée par de nombreux auteurs : Sigmund Freud, Karl Gustav Jung, Bruno Bettelheim, Jean-Pierre Vernant, Nicole Belmont, Pierre Péju, Marie-Louise Von Frantz, Bruno de La Salle… ?

La liste serait trop longue et je préfère ici vous renvoyer à la magistrale et hilarante démonstration de Catherine et Liliane. Monsieur le Président m’autorisez-vous à procéder à une brève projection ? Merci.


Serions-nous collectivement atteints de cécité symbolique ?

Dans les contes merveilleux, comme dans les rêves, chaque personnage, objet ou lieu, représente un aspect de nous-même, il ne faut pas s’en tenir au sens premier. Il y a toujours un sens caché, une énigme à éprouver et non un problème à régler. Ils sont une manière de donner forme au chaos pulsionnel qui nous habite et nous gouverne au-delà d’un individu, d’une époque et d’une culture en particulier. Mais pour en faire l’expérience, il faut les recevoir par la parole d’un conteur éclairé et non par l’écrit, car ce sont avant tout des œuvres orales.

La récente proposition de supprimer Freud du programme de terminale, et les attaques récurrentes contre l’enseignement de la psychanalyse à l’université, dénient la dimension symbolique que nous entretenons avec le monde, les autres, nous-mêmes, ainsi qu’avec notre corps. Et cela n’est pas sans conséquences.

Il y a quelques années, un chirurgien gynécologue m’a dit ceci :
« Madame, vous avez plus de 40 ans, vous avez eu trois enfants et vos douleurs vous gâchent la vie. Votre utérus ne vous sert plus à rien, je vous propose de l’enlever pour vous soulager ».
Je lui ai répondu : « Monsieur, vous avez plus de cinquante ans, deux grandes filles et une femme compréhensive. Vos testicules vous font souffrir inutilement, je vous propose donc de vous couper les couilles pour vous soulager ».

J’ai lu dans son regard une perplexité qui montrait qu’il accédait soudainement, et après 40 années de chirurgie, à la dimension symbolique de son propre corps. « Une chose » existe pour chacun en fonction de ce qu’elle représente.

La théorie de l’inconscient ne devrait-elle pas faire partie du cursus universitaire obligatoire de tous les médecins ? À qui profite le déni de l’inconscient et de son pouvoir de symbolisation ?

Sous-couvert d’efficacité thérapeutique et d’une scientificité qu’il faudrait questionner, on réduit, on découpe, on systématise, on étiquette, on diagnostique et on vend du médicament à tout bout de champ : du Prosac aux femmes souffrant de dysphorie pré-menstruelles (traduction : être déprimée pendant les règles), de la Ritoline aux enfants dits hyper-actifs (traduction : qui manifestent bruyamment contre « ce quelque chose » qui les agresse), et des anxiolytiques à ceux qui se posent des questions. Quels sont les effets indésirables ? Presque rien, une page à peine. Désirables ? Un peu moins de vagues, un peu plus de profit et de contrôle social.

Ceux et celles qui enferment la psychanalyse dans une pratique du mutisme ou qui assènent de la théorie comme on récite des chapelets, se trompent, trompent leurs patients, et il est légitime de s’indigner. Mais que se cache-t-il derrière l’attaque de la psychanalyse elle-même ?

« Nous refusons que soient instrumentalisées la psychiatrie et la psychologie pour légitimer des dogmes aussi néfastes que prêter des intentions sexuelles aux bébés. » Sophie Robert, Le Nouvel Observateur octobre 2019

Là encore, comme pour les contes, il conviendrait de retourner aux sources et de ne pas tout prendre au pied de la lettre. La théorie de la sexualité infantile et les concepts de libido, de pulsion ou de fantasme ne sont pas à entendre du point de vue de l’intentionnalité ou de la sexualité adulte, pas plus que le phallus n’est le pénis, ni le désir l’excitation sexuelle. L’inconscient nous invite toujours à faire un pas de côté. Comment se fait-il que des psychologues et psychiatres expérimentés feignent de l’ignorer ?

Il y aurait d’un côté une science exacte, fiable, performante et objective, et de l’autre un dogme sectaire, subjectif et délétère. Mais qu’en est-il de cette prétention de scientificité objective en matière de psychopathologie ? Un psychologue ou un psychiatre auraient une approche scientifique parce qu’ils appliquent des protocoles validés (par qui, pourquoi et comment ?) dans lesquels leur subjectivité ne serait pas impliquée ? L’expérience montre pourtant qu’il n’y a pas d’objectivité possible dans les relations intersubjectives. Un « psy », même avec une blouse de médecin, est irréductiblement aux prises avec sa propre subjectivité face à un patient.

Assumer cela plutôt que de s’en défendre oblige à une éthique, à la modestie et à la prudence. Travailler avec le doute et l’incertitude qu’implique toute relation prise dans le langage est à l’inverse de la certitude ou de la preuve, exigée par une science dite exacte. La psychanalyse et la psychiatrie ont depuis longtemps coopéré en bonne intelligence, et elles ont encore aujourd’hui des dialogues féconds. Mais l’obsession pseudo-scientifique d’éliminer efficacement et rapidement les symptômes change la donne. Elle risque de renvoyer dos à dos des approches effectivement et historiquement complémentaires. Pourquoi je n’arrive plus à manger, à dormir, à parler, à aimer, à respirer, à travailler, à marcher dans la rue, suis-je mort ou vivant ?

Face à ces souffrances, la psychothérapie comportementale et cognitiviste rééduque, la psychiatrie médique et bientôt la neurochirurgie interviendra directement sur le cerveau. La psychanalyse, quant à elle, invite à la parole.

Renier la nécessité de la cure par la parole au bénéfice exclusif de rééducations fonctionnelles, interdire les contes au profit d’une littérature du réel, c’est nier notre dimension symbolique, c’est commettre un crime contre notre humanité.

« Dites tout ce qui vous passe par la tête » et « Il était une fois », sont des formules rituelles qui permettent une expérience de l’inconscient, c’est-à-dire de la dimension non matérialiste, non quantifiable et non contrôlable de l’Humain. Elles ouvrent la possibilité de saisir quelque chose de l’irréductible, de l’insaisissable et de l’invisible qui nous agit. Freud ne s’y est pas trompé en reliant d’emblée les contes populaires aux rêves, écumes de nos jours. Ça n’est donc pas un hasard s’il se retrouvent aujourd’hui ensemble à la barre des accusés. Cela va dans le sens de la folie qui s’est emparée de notre époque, qui voudrait tout réduire à une matérialité quantifiable, gérable et rentable. On observe en outre une obsession contemporaine du bonheur, de l’harmonie et du positif, qui exclut toute possibilité de penser en termes complexes et induit une abrasion émotionnelle et intellectuelle générale.

Les contes, comme l’analyse, sont un éveil à notre propre complexité, ils ne proposent aucun modèle à imiter, aucune norme, ni aucune morale à respecter. Ils ne parlent pas du monde tel qu’il est, mais tel qu’il nous traverse et nous bouleverse chacun et chacune. Ils n’exigent rien, ne nous disent ni quoi faire, ni quoi penser, et ne nous aide pas à nous adapter.

« Dites tout ce qui vous passe par la tête », « Il était une fois » : On ère, on se perd, on doute, on réfléchit, on se pense, on traverse des épreuves et des mondes étranges, on y comprend plus rien. Mais tenus par le fil d’Ariane d’une parole adressée à un autre immédiatement présent, on s’éveille et on revient lentement à soi. On ne se reconnaît plus tout à fait parfois, mais au moins on sait faire la différence entre un poisson pané et un poisson frais.

Mesdames et messieurs, maître, monsieur le juge, j’en ai terminé.
Je demande la remise en liberté sans condition des accusés dont la disparition brutale causerait plus de maux que ceux dont ils sont accusés. Je demande en outre, au titre des dommages et intérêts, que les accusateurs soient condamnés à deux ans de travaux d’intérêts généraux auprès des marins-pêcheurs bretons ou dans la salle I et J de la Bibliothèque Nationale de France.

Karine Mazel

Quelques liens pour aller plus loin :

https://www.change.org/p/assembl%C3%A9e-nationale-s%C3%A9nat-minist%C3%A8re-de-l-enseignement-sup%C3%A9rieur-de-la-sant%C3%A9-de-la-justice-contre-l-exclusion-de-la-psychanalyse-pour-la-diversit%C3%A9-des-recherches-et-des-soins?recruiter=701243438&utm_source=share_petition&utm_medium=email&utm_campaign=share_email_responsive&recruited_by_id=27d65b60-12f0-11e7-b204-2f762a044e9b

https://www.youtube.com/user/abibonrichard

https://www.terrafemina.com/article/10-comptines-pour-enfants-qui-sont-en-fait-vraiment-trash_a294495/1



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3 commentaire(s)

Tollet 7 novembre 2019

Merci pour ce texte intelligent, Karine !

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Claire olivier 7 novembre 2019

Bravo ! Je me lève d’un bon pour continuer de défendre toujours et encore la parole libérée, l’inconscient qui une fois dépoussiéré nous désencombre et les contes. Je fais suivre cette chronique qui illustre une discussion que j’ai eu il y a peu avec un psychanalyste. Je vais relire ce texte...passionnant. Tout comme celui sur la fissure dans la maison. Claire

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Massiani Clarence 7 novembre 2019

Merci pour cette parole enthousiaste et éclairée et puisse t’elle continuer à oeuvrer à nous réveiller !

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