Cette « jachère urbaine », selon le titre espagnol, articule quatre espaces et un récit qui s’emploie à défaire la narration. Cette structure, classique dans le théâtre de rue, pose encore une fois la lancinante question : qu’est-ce donc que nous avons vu ?
Le premier espace, matériel et symbolique, c’est le parking, vidé de ses bagnoles. Geste inaugural de contestation de l’empire bagnolique, de la terreur automobilistique, du règne des chauffards et des beaufs. Signe aussi de l’assignation réciproque des lieux et des fonctions. Sur cet espace sont posés un plateau de danse, une plage, puis il devient un cirque.
L’enfant qui surgit, à tête de cochon et à trottinette, s’amuse, il impose sa loi au lieu ; d’où le passage à la danse. La succession, en boucle, de ses moments d’enfance et de danse classique, tente de briser la grande croyance qui veut que chaque lieu possède son activité, et chaque activité son lieu. Topologie du pouvoir : s’approprier un lieu, en contrôler le sens et l’usage. Ici, le principe est la subversion de cette topologie par la variation incessante de l’activité. Alors, l’esprit du spectateur renonce à un récit qui avance, il peut se diluer dans un désir sans objet, dans l’acceptation d’une destitution possible de ce qu’il voit.
Que faire du masque de cochon ? Il lisse les transitions, mais introduit aussi un autre espace : la pornographie. Le cochon est, depuis le XVIIIè siècle, le signifiant de l’orgie sexuelle. Une allusion à Pornokratès de F. Rops (1878) hante ce spectacle et peut-être aussi Porcopolis de Berta Tarrago (2011) ou les récits horrifiques du Marquis de Sade [1]. Le cochon, pas seulement en pays auvergnat, est un être multiple : le cochon-restaurant, le cochon-traumatique, le cochon-peau, le cochon-hédoniste, le cochon expérimental, le cochon-métaphysique et le cochon-artistique. [2]. C’est pourquoi, ce spectacle, apparemment si léger, si enfantin, convoque un objet obscur, insoluble dans la simple contestation du sérieux de la danse classique ou contemporaine.
Alors, apparaît un autre territoire.
Le jeu avec le sable ne figure pas seulement une régression, il concentre l’enfance dans un signifiant : la tour de sable, élément du paysage masculin infantile. Le chorégraphe est un homme, peu apte à éprouver la vision féminine de l’enfance, plus liquide, plus cosmique, plus apaisée. Le masque de cochon accentue la signification de la perversité, fil sous-jacent de cette danse éclatée. Les bravades du cochon masculin sont le signe d’une virilité angoissée. Mais il est difficile de ne pas y déceler aussi un truc.
Le plateau de danse est souffrance. La voix de Philippe Jaroussky, sublime d’un point de vue classique, est tirée vers le bas par la régression. Dans l’espace nu, se croisent et alternent les corps chorégraphiques et les corps régressifs, jusqu’à une imprévisible synthèse circassienne.
Quel sens accorder à cela ?
Au fond de tout danseur, un cochon sommeille ? Au tréfonds de tout spectateur, un cochon pervers s’assoupit ? Au cœur de tout enfant, se tient un pervers polymorphe, comme l’affirme Freud ? [3] Ce spectacle si innocent en apparence, croise en sous-main, l’obscurité radicale de l’objet du désir. Cela fait-il oublier la banalité du propos et le caractère conventionnel de la réalisation ?
Jean-Jacques Delfour
Natxo Montero Danza Barbecho Urbano
Vu à Aurillac, le 19 août 2018.