À qui a la chance d’ignorer la lancinante incantation sécuritaire résonnant sinistrement dans les couloirs du métro parisien, ce titre peut sembler mystérieux. L’injonction d’être attentif dirige le regard vers le monde, tandis qu’« ensemble », oriente le regard vers soi (individu et groupe). L’ambition de cette création d’Ici-même serait donc de susciter une assemblée agissante contre les forces ultralibérales qui atomisent la société, et aussi une école du regard, l’enseignement d’une contemplation aiguisée, la suspension de l’agir. Une injonction paradoxale, du type « sois désobéissant ! » ou « sois spontané ! » [3]. Sois acteur intérieur du spectacle extérieur !
En montrant des comédiens jouant diverses sortes d’invisibilités, ce spectacle a l’ambition paradoxale de faire voir ceux qui ne jouent pas à être invisibles mais le sont vraiment (livreurs, balayeurs, etc.). Ceux que l’on croise sans s’en apercevoir, comme le Poinçonneur des Lilas de Serge Gainsbourg… D’où les moments ludiques chargés d’atténuer le didactisme habituellement si pénible. Mais il y a le risque que le souci à l’égard des invisibles ne dure que le temps du spectacle. C’est le paradoxe de toute fiction qui essaye de montrer le réel, comme pour le documentaire. Il fabrique du témoignage, crée du document, quelque chose qui oscille entre un côté déjà-là, allant de soi, et un côté fabriqué, construit. Ici, les comédiens oscillent entre un jeu minimal, réaliste, cru, et un jeu séducteur, plus marqué par le « spectacle ». D’où un autre paradoxe.
Comment montrer la pauvreté, le manque, d’être, de biens, de pouvoir, quand montrer exige l’exhibition de signes ? L’esthétique de l’art pauvre convertit le manque en signes multiformes. Lorsque les vides sont produits par un agencement spectaculaire, capable de susciter le sentiment qu’il se passe là quelque chose d’extraordinaire, le désir du spectateur vient étayer le minimalisme du spectacle. Le spectateur veut du sang ; les pauvres, les invisibles, les parias, les anonymes, sont, dans un spectacle, des occasions de jouissance. Le fabricant de spectacle a toujours à l’esprit de satisfaire cet appétit d’ogre, mais aussi, plus ou moins, de le contrarier. Ce qui marque une certaine éthique. Laquelle n’est pas seulement une position noble, mais aussi une technique de mise en visibilité du réel. C’est la raison cachée pour laquelle Mark Etc, en prélude, donne un bizarre mode d’emploi des images à venir et un guide d’interprétation pour le sens global de ce que le spectateur s’apprête à vivre. Canaliser le regard, l’orienter, le cadrer, comme s’il s’agissait d’éviter un malentendu, c’est-à-dire une jouissance incongrue. Certes, on va vous montrer des invisibles - donc devenus visibles -, mais c’est pour la bonne cause, afin de contribuer à la formation de votre regard, de vous (re)politiser. Même diminuée par les bonnes intentions et une sobriété qui freine l’appétence du spectateur, l’exploitation des faibles est inévitable. Mais pourquoi ce discours cadrant ? Pourquoi ne pas laisser faire ?
Les personnages illustrent plusieurs modes d’invisibilité. Le militaire est sans visage, sans personnalité visible, prêt à mourir si le chef politique le demande. Le soldat de base est un obscur anonyme, interchangeable. On l’aperçoit au début et à la fin du spectacle, dans la même corporéité mécanique, insignifiante, mais pourvu, la seconde fois, d’une différence : le corps à corps discret de deux soldats qui doivent échanger leur poste sans un mot. La comédienne de pub est souvent invisible. Son corps est soumis à des demandes stéréotypées, selon des chorégraphies publicitaires normées et arbitraires.
Elle n’a pas de nom, elle surgit comme un être d’allure statistique, une « ménagère de 50 ans », assujettie à des rôles largement sexistes, dans un monde dominé par les hommes. Elle renvoie à l’invisibilité générale des femmes : politique, économique, culturelle. On notera au passage les gags des « sucettes », critique discrète de l’impunité des publicitaires.
La vieille dame, retraitée et veuve, pas si malheureuse, cumule deux formes d’invisibilité : celle des vieux en général et celle des femmes. La prostituée associe banalité cachée (il faut protéger le monde des hommes qui traitent les femmes comme des marchandises) et vie d’infamie. Elle est hors-monde : sans identité, victime du monde masculin, corps mutilé, au statut d’indignité, à la réputation à jamais déchue, qu’on ne veut pas voir, dont on ne veut rien savoir. La femme SDF qui parvient à maintenir un semblant de travail dans une lutte idéalisée et, pour un temps, victorieuse quoique très précaire, appartient aussi au registre de ceux que nous ne voulons pas voir.
Le balayeur ramasse les innombrables déchets produits par la consommation obligatoire et superflue. Il tend au spectateur un miroir où contempler sa participation au grand désastre du monde comme poubelle. Sa mise en visibilité est une critique sobre de l’incitation capitaliste à la surconsommation et à la surexcitation générale. Nos actes de gaspillage sont déplacés sur la scène mentale du spectacle.
L’exploration de l’égout social est illustrée par une sorte de descente aux enfers, un voyage dans l’abjection du déchet, trace perdue de l’humanité anéantie. La forme humaine a disparu : morceaux de portefeuille et fragments de vêtements pour une archéologie sans archéologue.
La sobriété de cette proposition limite la jouissance de l’abjection. Elle provient aussi d’une idéalisation : les personnages sont tous très dignes, voire éclatants de résistance. Aucune complaisance morbide, aucune crise, aucun effondrement. Le spectacle rassure : tout ne va pas si mal dans le monde des parias et des invisibles. Pas d’ardeur révolutionnaire, pas de menace pour l’ordre établi. Le spectateur n’est incité ni à la charité, ni à la compassion, ni à l’action. La pauvreté comme spectacle pour riches.
On voit le dilemme qu’a affronté la compagnie : soit la vérité crue, au risque de rendre le spectacle insupportable ; soit le respect, au risque d’un travestissement de la réalité et d’une collaboration au statu quo. C’est la conséquence inévitable d’une position morale trop nette. Le spectacle repousse l’injonction morale à la compassion et à l’empathie. Nul ne sait ce qui se passe dans la tête des autres spectateurs et parfois pas plus dans la sienne. La volonté de cadrer se dégrade en tendance à castrer. Or le spectateur veut ressentir des émotions, avec le piment de l’abjection ou tout autre flacon pourvu qu’il en ait l’ivresse. À moins que Attentifs, ensemble soit porté, comme First Life l’était clairement, par l’effort de ne pas décider, de laisser l’interprétation libre, la réception ouverte.
Créé en 2016, First Life donnait à partager des existences marginales dans un dispositif saisissant où il était possible de vivre dans une grande implication et sans risque quelques moments de la vie des autres. La jouissance de se glisser dans la peau de l’autre, supportée par un subtil mélange d’images-sons téléphoniques, n’était assortie d’aucun commentaire normatif, d’aucune injonction morale. On percevait vers qui le metteur en scène portait sa sympathie, mais par déduction, non par une déclaration préliminaire. Peut-être parce que l’expérience sensorielle était d’une intensité élevée, les sons et les images, filmées dans le même cadre, donnant un sentiment de réalité irréelle extraordinaire, posant à l’esprit et au corps du spectateur des questions insolubles immédiatement. Un cadre où l’expérience esthétique est si puissante que le contenu narratif est finalement secondaire. Un spectacle qui donne à penser, sans trancher les paradoxes qu’il met en scène dans l’espace mental, laissant place à la discussion.
Jean-Jacques Delfour
Attentifs, ensemble, Ici même - Mark Etc.
Vu au festival Éclats à Aurillac le 24 août 2018.