Ce mélodrame grandiose de Wajdi Mouawad puise au fleuve passionnel du conflit israélo-palestinien, vaste champ de « jouissances » (de ces jouissances secrètes, inavouables, parfois morbides, dont on peut penser qu’elles sont les objets cachés du désir de spectacle). Il y a d’abord celle de constater que le « problème juif » a été exporté d’Europe au Proche-Orient [3] : par une « annexion » de type colonial, de la part d’un État que personne, en Occident, ne se sent tout à fait légitime à critiquer, de peur de passer pour antisémite, voire nazi. Il y a les images télévisées de cette guerre artisanale et inégale : Tsahal suréquipée contre une guérilla de pauvres. Une violence insoluble, fascinante, inextricable, qui paraît, mythiquement, durer depuis des siècles.
Dans ses écrits sur les arts vivants, Jean-Jacques Delfour s’attache souvent à mettre au jour le phénomène de « jouissance » produit par la réception d’un spectacle - dans un sens proche de l’acception lacanienne de ce mot, bien au-delà d’une notion de plaisir. Il y a ce qui est exprimé explicitement, qui fait qu’on peut être ou non en phase avec un propos ou touché par ce qui est montré, et il y a ce qui est non-dit, la « jouissance » émotionnelle, inavouée, mais (sans doute de ce fait) très opérative, implicitement donnée à ressentir par la forme. Comme le disait Victor Hugo « La forme, c’est le fond qui remonte à la surface ». Le véritable impact d’un moment artistique -, où la forme et le fond, le sens et l’émotion, par définition s’entremêlent - ne réside-t-il pas, au-delà du propos affiché, dans la « jouissance » implicite qu’il réveille, met en jeu, ou procure ? La rédaction de L’Insatiable.
PS : Pour ce qui est du point de vue de Jean-Jacques Delfour sur le conflit-israélo-palestinien on peut se reporter à son article « Le Proche-Orient à la sauce hystérique », paru dans le journal Le Monde le 10 novembre 2005.
Il y a aussi comme une jouissance de voir s’affronter les trois monothéismes et les grandes puissances par États interposés. Le Proche Orient est un chaudron excitant, perpétuel, où brûlent et brillent des passions, des haines, des corps violentés, des âmes tourmentées. Bref un objet historique hystérique. Porté par la nécessité d’enrober ces « jouissances » pas très nettes, Tous des oiseaux multiplie les opérations de racolage. L’accompagnement musical est lourdement pathétique : tension et violons larmoyant. Dès les premières minutes, l’intention d’émouvoir par tous les moyens est perceptible. Au bout d’un quart d’heure, le personnage de Wahida, très belle comédienne, au sens théâtral comme physique, se retrouve entièrement nue et tripotée, violée en clair, par une femme-soldat qui abuse de son pouvoir.
L’événement déclencheur est un attentat à la bombe. La « jouissance » de l’attentat – imaginer les cadavres déchiquetés, le sang, la mort, les blessés, les corps torturés – est exploitée à plein régime. Il en sera de même des massacres de Sabra et Chatila, un peu plus tard. On objectera que Mouawad ne montre aucun cadavre reconnaissable (les images de reportage sont brèves et peu lisibles). Mais la mise en scène essaye de faire vivre au spectateur le moment de la déflagration : une explosion énorme envahit le théâtre, comme si elle avait lieu à côté de nous (deux ou trois fois comme dans les blockbusters américains). Tout spectateur « normal » a en tête un stock d’images d’attentats, ici convoquées par le fil narratif et le choc auditif. « Jouir » de l’attentat, sans y être réellement.
L’histoire de la pièce met aux prises des personnages stéréotypés. La grand-mère, dénuée de tout sentiment, de toute délicatesse, mais dont le cœur fond finalement dès qu’elle aperçoit son « fils ». Un basculement binaire : mère dénaturée versus mère ressuscitée. Le grand-père, soldat paradoxal et généreux qui adopte un nouveau-né abandonné, et dit très brutalement les vérités très désagréables à entendre. La narration paraît si absurde qu’il n’y a rien à dire d’autre, pour justifier son action, que l’invocation d’une folie. Pauvreté de la psychologie du personnage.
La mère, stéréotype de mère juive, ayant grandi aussi dans le mensonge au sujet de son statut de juive, psychiatre, emphatique, agressive mais paralysée devant cette histoire rocambolesque.
Le père, violemment anti-palestinien, fanatique, pétri d’une haine mi-religieuse mi-politique ou culturelle : il sombre dans le coma et meurt pendant un quart d’heure, lorsqu’il apprend la vérité, une vérité bien improbable, voire absurde. Car il faut que le père périsse : ainsi l’exige la loi du mélo. Donc le grand-père doit, avec une violence incompréhensible, déniaiser le père. Il est très antipathique : son élimination est reçue sans ciller. Vae victis !
Le fils révolté contre l’ordre familial, encore un stéréotype, qui passe d’une hostilité franche à un amour inconditionnel pour son père, pauvre victime – improbable – de l’Histoire et du hasard. Son métier, généticien, figure une volonté de distance à l’égard des marquages culturels. Mais faut-il passer par les 46 chromosomes pour s’apercevoir qu’être Juif, être Palestinien, être Allemand, sont des fictions sociales ? Que l’on puisse tuer au nom de ces fictions ne change rien à leur absence de fondement naturel, génétique ou organique.
La fille arabe qui dénie son origine et qui décide de s’installer en Palestine, parmi les siens, comme si l’identification à son origine impliquait nécessairement de venir vivre ici, dans cette région occupée, violente, dangereuse. On aperçoit entre les lignes la référence shakespearienne, Roméo et Juliette, mais renversée. [4] L’alternative, accepter tout ou dénier l’identité présumée indépassable, est caricaturale : tout est question de seuil, d’aménagements, de négociations. Mais le mélo veut du tranché à la hache : il s’agit de « jouir » de la souffrance des autres, laquelle doit être claire. Le simplisme de ces figures et leur caractère stéréotypé contribuent à la fabrication d’une ambiance mélodramatique dont la composante sadique est assez élevée.
Mais le grotesque démagogique devient quelquefois lénitif. Un artiste contemporain qui peint de grandes toiles avec son sperme. Une association religieuse a porté plainte pour gaspillage de la semence (interdit par la Torah). Rires assurés. Quelle est la fonction de ce personnage, sinon un remède contre l’accumulation de pathos ?
L’évocation de Léon l’Africain sert aussi de caution intellectuelle et de banalisation. Comme si l’histoire était pétrie de répétition. Cela fournit des suspensions, car le pathos trop massif s’autodétruit : la capacité du public à larmoyer n’est pas infinie. Il faut des instants de repos. Cette tactique est habile. Mouawad a incontestablement du talent dans cette gestion du mélo et du comique. Le décor, très sobre, est grandiose : vastes murs mobiles, jeu d’éclairages mono-chromatiques, transitions fluides. une mise en scène indiscutablement efficace. Les comédiens- un exploit malgré la lourdeur et l’emphase du récit -, soutiennent ce monument sado-mélodramatique en mouillant la chemise. La langue de cette pièce est un mélange de grandiloquence affectée et de vulgarité. Pourquoi faut-il que la grand-mère conseille à Wahida d’aller « sucer de grosses bites », en anglais dans le texte ? On ne voit guère d’autre explication que le souci de draguer le public dont toutes les pulsions doivent être satisfaites : plaisir du carnage, jouissance du lyrisme, désir de sexe, goût de la grossièreté, intérêt pour la souffrance, jouissance sadique. Ce mélange des genres permet d’éviter l’accusation de pathos ou de mélo : on rit souvent ; manière d’échapper à la critique et d’attirer un large public. [5]
Que tous les comédiens parlent l’anglais, l’hébreu, l’arabe ou l’allemand, est une performance séduisante. La beauté des langues resplendit et un effet de réel a lieu, car ces personnages, dans la vie réelle, parleraient sans doute comme ça. Il y a aussi un effet de distinction : il y a peu de pièces écrites en quatre langues (cela peut être un argument de vente sur les scènes internationales). Cependant, le public passe beaucoup de temps à lire les surtitres (parfois incomplets), au détriment du regard sur les comédiens.
Un dernier trait de démagogie se trouve dans la répétition. Fréquemment, les personnages expliquent ou expriment deux ou trois fois la même chose. Est-ce pour les malcomprenants ? S’agit-il de laisser au spectateur le temps de lire puis de regarder le jeu du comédien ? Une scansion lyrique ? Le comique et le pulsionnel atténuent le fleuve mélodramatique, selon un dosage subtil. On ne peut refuser à Wajdi Mouawad cette habileté. Mais cela ne change pas l’impression globale : un théâtre démagogique et racoleur, mélodramatique et sadomasochiste.
À quoi s’ajoute un irénisme ambigu, l’indication d’une possible réconciliation par le métissage. La banalité de cette solution bien-pensante ne parvient guère à masquer une autre théorie qui flotte çà et là : l’idée selon laquelle l’enfant de quelques semaines aurait, par sa naissance, une nature ou essence, que l’éducation, aussi aimante soit-elle, ne pourrait jamais modifier. Cet essentialisme concerne aussi Wahida qui découvre qu’elle est arabe, comme si c’était une essence inamovible, malgré ses efforts pour la nier. D’où l’éloge du métissage, mélange biologique des corps, apte à pallier la nature inchangeable par l’invention chromosomique d’une race nouvelle. Finalement, un essentialisme – populaire – qui flirte avec la raciologie, pas très loin de l’extrême-droite.
Cet éloge du métissage biologique (qui est la vérité du couple mixte) plaît au public parce qu’il implique de renoncer aux autres solutions politiques ou culturelles dont l’échec passe pour garanti. Mais il y a une autre idée : ce métissage sera efficace si les parents sont très typiques, très différents, très affirmés, c’est-à-dire ont pleinement conscience de leur histoire, de leur destin – comme si de puissants archétypes dirigeaient tout en sous-main.
On objectera que le métissage est indissolublement biologique et culturel. Sans doute, mais cela ne dit rien sur le dosage de chaque élément, ni sur un rapport symbolique. La position idéologique de la pièce est obscure. C’est un trait de la puissance du mélo, souvent dépolitisé. On objectera que ce récit est politique : il croise l’Histoire avec une grande hache et les histoires individuelles. Certes, mais que signifie « politique » ? Tant que cette notion restera indéterminée, on ne pourra comprendre de quoi veut parler Wajdi Mouawad. D’autre part, le souci de séduire le public, en exacerbant les émotions par des images racoleuses, est omniprésent. C’est dans la nature du mélo d’être naturaliste, (de naturaliser le social) : pleurer sur la souffrance implique une résignation, celle que l’on éprouve devant la nature, impossible à changer.
Les classes dominantes, historiques pour elles-mêmes, veillent à ce que les classes dominées adhérent à l’idée de destin, qui implique l’inaction des masses. Souvent, elles adorent en public le mélo (et le méprisent en privé) : les émotions distraient et contribuent au renoncement à l’action. La sentimentalité du mélo fait oublier la possibilité d’une liberté agissante dans l’histoire. Quelles que soient les intentions dramatiques de l’auteur-metteur en scène, Tous des oiseaux est donc un spectacle réactionnaire.
Jean-Jacques Delfour
Vu au Théâtre de la Cité, Toulouse, le 5 octobre 2018.