Toute représentation touchant de près ou de loin aux atrocités de la seconde guerre mondiale et en particulier à l’extermination des Juifs [5], est cernée par deux idéaux : la vérité et la justice. L’horreur de ces crimes ne peut être atteinte qu’à l’aide de signes forts, au risque d’une certaine « obscénité ». L’impératif de vérité implique de tout dire, d’administrer la preuve que les événements se sont déroulés ainsi, malgré le coût affectif, la souffrance, et l’éventualité d’un effet pervers : la jouissance éprouvée à la violence subie par autrui [6]. Le souci de justice cadre cette volonté de savoir.
L’œuvre fictive n’échappe pas à ce dispositif. Documentaire ou fiction, on fabrique toujours du texte et de l’image, un geste porteur de responsabilité. Pour ce qui est du cinéma, on oscille entre le pôle hyper-moral de l’écoute des témoins, un renoncement total à toute reconstitution (Claude Lanzmann, Shoah), et le pôle hédoniste qui ne s’interdit pas la fabrication d’images appuyée sur des rêveries parfois révisionnistes [7]. Le désir de l’artiste ne change pas cette équation dont les termes sont : vérité, morale, horreur, jouissance.
Le sentiment d’obscénité résulte d’un débordement d’affects que le moi ne sait pas traiter. Un effet du submergement du « pare-excitation », mécanisme psychique capable, selon Freud, de protéger le moi de l’assaut des affects : un pare-chocs à pulsions [8]. Le vécu de l’horreur commence toujours comme un débordement qui, s’il persiste, devient obscénité. C’est le moment où l’esprit ne parvient plus à penser l’émotion. Ce débordement, vécu comme impuissance, convoque des souvenirs traumatiques plus ou moins inconscients, et plus ou moins facteurs de jouissance.
Dans Avant la retraite, Thomas Bernhard pointe la nostalgie de certains Autrichiens pour le nazisme, désir qui peut se manifester dans le fait de montrer fièrement, à des clients de passage dans une auberge autrichienne, après avoir bu suffisamment pour désinhiber la mauvaise conscience, un album de famille où une photographie montre le grand-père de l’aubergiste serrant la main d’Hitler. Bernhard cible la faible dénazification du personnel administratif en Autriche, après 1945, phénomène dont le cas Kurt Waldheim fut un exemple parmi d’autres.
Une mise en scène « accélérative »
Le décor, jeu de planches rappelant les baraquements des camps d’extermination, défait l’espace du théâtre, le découpe et le rétrécit. Cet espace morcelé fonctionne comme une grande lame invisible enfoncée dans la chair ouverte du théâtre normal. L’espace, ici, est déviant : il angoisse. Cet espace claustrophobique est troué par l’aquarium mausolée, une niche où est conservée une fille paralytique, et par un lieu de fuite latéral, symbole du monde ignoré.
Le texte fascine : puissant, aiguisé, brutal, noir, mécanique de mitraillette automatique, scalpel exhibant la chair ignoble du corps nazi, les pulsions sadiques illimitées, présence permanente du désir de mort, paranoïa universelle, obsession de la pureté. Bref, un tableau psychiatrique du nazisme, porté avec force par Catherine Beilin, Georges Campagnac et Marc Ravayrol.
L’embarras démarre avec l’acte 3 où le grand-frère, ex-nazi nostalgique, s’en prend à Clara, déguisée en prisonnière à Auschwitz. Bernhard dresse un repas où Rudolf vomit sa haine contre les Juifs mais manifeste aussi un terrorisme mental et verbal contre ses sœurs. Rudolf est fou, folie ordinaire des criminels ordinaires [9], banalité du mal [10]. Paroles dont la violence manifeste une pulsion morbide qui sert de miroir au spectateur. Toi qui es assis là, dans la salle, à l’abri dans ta position à distance, dans la carapace du spectateur intouchable, reconnais-tu quelque chose de tien dans le discours de ce fou ordinaire, assassin, criminel, nazi jusqu’au fond des bottes ? N’éprouves-tu pas quelque jouissance scélérate, à l’écoute de cette abjection de mots et de phrases tissées avec une haine qui semble infinie ? N’as-tu pas la tentation d’entendre autrement la fameuse phrase de Robert Antelme : « Les SS ne sont que des hommes comme nous » ? [11]
L’horreur, subjectivement considérée, est une ordure interne, mélanges d’affects angoissants et de souillures, support mental qui vient capter l’horreur externe, réelle, apportée par l’image. Trois niveaux qui communiquent selon un dosage subtil : l’image médiatrice doit être assez forte pour aboucher réel et psychè, mais pas trop pour ne pas faire obstacle au chemin psychique vers la réalité ; l’horreur interne doit exister sans quoi rien n’investira les images, mais sans trop de vigueur car elle risque de générer des défenses. L’horreur externe doit être accompagnée, apprivoisée, par des livres, films, récits, explications, etc. Cette fluidité garantit la circulation et l’acceptation cognitive des réalités les plus abominables – sans préjudice de la réception éthique, au contraire. Mieux on connaît ce dont on parle, plus appropriées sont les luttes.
Aucune image n’existe seule : chacune est prise (gelée, capturée, amplifiée, aiguisée) dans un vaste réseau. La destruction des Juifs d’Europe est un ensemble de faits historiques dont une partie a été transformée en images disponibles dans le stock culturel mental. Le texte de Bernhard aurait été suffisant. L’ajout d’une persécution physique – soulignant l’arrière-plan sexuel – augmente l’horreur de l’image, accroît la fascination et le malaise. L’obscénité devient possible, son niveau varie, comme pour chaque pratique sociale susceptible de « choquer », en fonction du jeu des appréciations collectives. Chaque spectateur a son seuil de tolérance à l’obscène et chaque groupe social produit un seuil. On peut dire : « ils en font trop » : ils flirtent avec la transgression. D’où l’intention lénifiante donnée dans la fiche de salle : « pour enterrer une fois pour toute l’idéologie nazie, comme on enterre les déchets toxiques » (dixit Solange Oswald). La sollicitation de significations sadiques et sexuelles milite plutôt en faveur d’une résurrection !
Quelle politique de l’image théâtrale ?
Qui sait comment détruire l’idéologie nazie ? Demander cela au théâtre, même à celui de Bernhard, est exorbitant. Le théâtre peut montrer ou dissimuler, convaincre, rendre sceptique : peut-il détruire quoi que ce soit ? « Enterrer l’idéologie nazie » est une fiction : suggestion d’interprétation, preuve du caractère non malsain de l’intention, si d’aventure le spectateur se demandait s’il n’y aurait pas là quelque complaisance.
Mais cette proposition, en remuant l’ordure du sadisme sexuel, s’inscrit, bon gré mal gré, dans la lignée de ces représentations (en particulier filmiques) qui s’attachaient à montrer un aspect érotique de la Shoah, dont Portier de nuit, de Liliana Cavani, tourné en 1974, est la figure emblématique. La Liste de Schindler, de Spielberg, a été critiqué pour la scène des douches, appuyée sur un voyeurisme pénible [12]. Loin de contribuer à la disparition de la cause pulsionnelle du nazisme, ce genre de spectacle tend à la raviver, à lui donner droit de cité.
Du coup, l’obscénité change de statut : de seuil psychique personnel du supportable, elle devient index politique d’une pulsion à réprimer. Ou à transformer : c’est sans doute la fonction de la révision positive de Sade chez les intellectuels après 1947 [13]. N’ayant tué personne, Sade est plus fréquentable que les nazis et il donne une description épurée des jeux de domination sexuelle, sans la lourdeur atroce du réel nazi. Ce chemin mêlé est dangereux : qui peut deviner les effets que ces objets esthétiques ambigus peuvent produire sur des esprits au surmoi déficient ?
Qui peut assurer que cette représentation du sadisme nazi n’affectera en rien un ordre social caractérisé par une perversion universelle, celle de la jouissance de la consommation capitaliste qui n’a cure des limites morales [14] ? Car si la violence nazie est peu susceptible de revenir dans l’Histoire sous sa forme génocidaire (excepté sous l’aspect atomique), la violence globalisée produit de la richesse çà et là, organisant partout ailleurs la surexploitation. Malgré les apparences, la loi du marché n’est pas moins violente que celle des régimes totalitaires. Combien de dizaines de millions de travailleurs virent leur vie, très pénible, raccourcie par l’exploitation capitaliste ? Le nazisme, transgression maximale de la moralité, fut possible parce qu’une telle transgression, mutatis mutandis, avait déjà commencé avec l’esclavagisme, la « révolution » industrielle, la Grande Guerre, où les gouvernements n’hésitèrent pas à envoyer à la mort des millions d’ouvriers et paysans. Comme l’a montré Zygmunt Baumann, le génocide nazi est une production de la modernité [15]. Si l’indifférence morale est la norme de la société de consommation, la possibilité du nazisme, au moins comme structure culturelle, est maintenue.
Peut-on prendre le risque de faire paraître séduisant le sadisme sexuel nazi ? Les partisans de l’art libre vont crier à la censure : « À bas le critique qui n’a pas compris que la création artistique est souveraine ! » Cette souveraineté, pourtant, n’est autre qu’une convention.
Jean-Jacques Delfour
Avant la retraite mise en scène de Solange Oswald (groupe Merci).
Texte Thomas Bernhardt, traduction Claude Porcell, Ed. l’Arche, 1997.
Scénographie Joël Fesel. Construction Pierre Pailles assisté de Régis Friaud.
Lumière Raphaël Sevet. Régie Cinthia Corot. Avec Catherine Beilin, Georges Campagnac, Marc Ravayrol.
Vu au Théâtre Sorano à Toulouse le 11 mai 2018 (création).