Voilà ce dont il est question : la violence envers les femmes ne consiste pas seulement en agressions physiques (meurtre, viol, coups, humiliation). La brutalité matérielle est préparée, légitimée, par des productions culturelles massivement misogynes et stéréotypées. Un certain cinéma et des pratiques sociales diverses martèlent toujours ce slogan implicite : la femme est une chose aux mains d’hommes à l’impunité garantie.
La domination masculine réelle (matérielle, sociale, politique) s’appuie sur la suprématie dans le signifiant. Il ne faut pas seulement que les femmes aient des salaires inférieurs, qu’elles n’accèdent pas aux postes à pouvoir et à responsabilité. Elles doivent être convaincues que c’est l’ordre naturel des choses. Le matraquage idéologique constant, iconique et symbolique, facilite l’acceptation de la soumission. Chaque publicité fait de la réclame pour une marchandise mais aussi pour un mode de vie, un comportement, une vision du monde. Rabâcher inlassablement que les femmes sont objet, les en persuader intimement, c’est faire en sorte qu’elles participent à leur aliénation. La propagande misogyne justifie après coup l’inégalité et rend possible son installation et son extension. L’émancipation des femmes suppose donc, outre l’égalité salariale et les mêmes droits sociaux, économiques et politiques, qu’elles subvertissent les signifiants de la domination.
Mais la subversion est une manipulation subtile du signifiant qui mobilise les mêmes ressorts que la propagande. C’est un retournement : le message initialement destiné à asséner le point de vue masculiniste – l’homme est le maître – est à la fois maintenu et renversé en devenant objet pour un autre sujet – la femme qui conteste cet ordre. La domination demeure, mais comme un signe à conquérir et transformer. Le pouvoir sur la réalité sociale commence par le règne sur le signifiant.
Caractérisée par une subtile connivence, la subversion implique toujours un non-dit que l’on ajoute mentalement à sa perception de la scène, ou de l’image. Comme l’ironie, cette interprétation présuppose ce qu’elle est censée susciter : une position de recul, de distance, un pouvoir intellectuel de se détacher du premier degré, un acte volontaire de passer au second. Sans ce pouvoir déjà installé, aucun effet de subversion n’aurait lieu. Ainsi, l’ironie et la subversion sont des pratiques sociales tolérées par le pouvoir dominant – sa domination n’est pas si grande puisqu’on ose s’en moquer ouvertement. La subversion requiert cette complicité entre l’autrice, la comédienne, et le public. Chaque spectateur réagit en fonction de sa situation sociale et de son intelligence des rapports de pouvoir, celle-ci étant conditionnée par celle-là.
Le cinéma d’horreur propose toujours la même jouissance : une femme poursuivie, torturée, humiliée, baignant dans le sang, traquée par des hommes sadiques totalement psychopathes. Sur scène, cris d’horreur exagérés et falsifiés par un corps secoué de spasmes parodiques, récit flottant entre le témoignage et le scénario de film, l’évocation de la machette, la piste anonyme dans la forêt perdue, tous ces traits, de bric et de broc, tendent à ridiculiser le stéréotype du film de terreur. Et à pointer la jouissance spectatorielle des scènes sadiques, même lorsque l’héroïne s’en tire finalement, voire se venge dans un bain de sang.
Le base-ball, activité très masculine, est joué ici avec des têtes de bébés en plastique. Gag macabre. Le mariage est une institution misogyne : la femme est une marchandise prise dans un système d’échange. Leah Shelton la montre en robe crinoline qui gonfle les jambes (une turgescence blanche, virginale, prête pour la défloration), soulignant qu’elle est une proie dont la valeur sociale réside au-dessous de la ceinture. L’imagerie de bonheur de pacotille est brocardée par un accessoire grotesque qui dit la vérité du mariage : la saucisse grillée (!). Un mariage, n’est-ce pas un grand barbecue ? Ce spectacle oscille entre le manifeste féministe et l’enquête ethnographique.
Elle se déguise en animal : thème classique de l’iconographie misogyne. Pour beaucoup d’hommes, la femme est un animal de compagnie (cf. l’histoire millénaire des représentations animales des femmes). Leah Shelton détourne cette pratique de l’animalisation sociale et politique de la femme en une chorégraphie où elle affirme le pouvoir créateur de la femme. C’est aussi une performance : la danse légère de la Sirène-Kangourou est un petit bijou, qui n’oublie pas d’être drôle. Le Dingo, perçu comme mâle, est singé et raillé comme un symbole de l’Australie. Le nationalisme machiste et xénophobe est parodié par Leah Shelton qui gonfle ses biceps et jette à la face du public des « fuck off » pleins de conviction. Le baptême final à la bière s’inscrit dans cette reprise parodique des clichés politiques et sociaux du machisme qui se veut anti-art, l’art étant l’apanage des femmelettes. Tout cela en convoquant l’imagerie corporelle du clown : un corps sentimental, capable de porter tristesse et joie ensemble, un mélange nuancé et anti-manichéen.
Leah Shelton est une actrice autrice puissante et audacieuse : une pertinence politique et esthétique, une performance physique, un rythme sans temps morts, l’appropriation d’une certaine violence. S’il n’y a guère de doute au sujet de la jouissance joyeuse de l’autrice actrice, la question se pose de la capacité du spectacle à atteindre un public qui n’est pas déjà au parfum, déjà déniaisé. En écho à King Kong théorie de Virginie Despentes, elle affirme l’appropriation réelle de la violence par les femmes. Une bonne partie du spectacle est violence : celle des images et des discours, des faits sociaux qui forment la domination masculine, et aussi vigueur de leur démantèlement. Mais ce n’est pas la même violence dans les deux cas : celle de la libération est déterminée par la résistance de ceux qui nient la légitimité de la liberté des femmes. Ce spectacle est un sacrilège explosif, une destruction et un piétinement des objets de la culture schlock [1]. les produits culturels de pacotille, les navets, les émissions de télé sordides. Toute une idéologie de la virilité, de la force pure, flinguée par la surpression spectaculaire. Leah Shelton c’est King Kong au pays des « schlock ». Elle déploie une séduction constante. Mais, d’une part, il n’est pas sûr que le gang international des hommes qui croient encore à la virilité ne cherche pas à la faire taire. D’autre part, ça reste un spectacle : une représentation dont la réussite sociale, l’étendue de la réception, est conditionnée par le champ historique contemporain environnant.
De là à dire que l’effort de séduction, portée par un corps de chair « parfait », fournit un argument ambigu, capable d’être lu comme la soumission à l’impératif réifiant de beauté, il y a un pas que je ne saurais franchir. En revanche, il n’est pas interdit de voir dans ce spectacle une exploitation de thèmes politiques féministes dont la légitimité rend à peu près obsolète toute tentative de critique. Or, la question n’est pas de savoir si l’on approuve, mais de savoir ce que l’on éprouve et pourquoi on l’éprouve [2]. A quoi peut bien servir une adhésion (ou un rejet) sans analyse ? L’hédonisme a ses droits, mais aucun plaisir n’empêche que le monde social, politique, historique, contribue à la production locale de ce plaisir.
La critique bourgeoise consiste à nier le conditionnement social des vécus intimes, à nier l’existence du monde réel, et à privilégier la position qui caractérise un moi-sujet souverain (une « robinsonnade » [3] qui rend aveugle aux souffrances des autres, devenus objets). Cette jouissance implique une dénégation du réel, faisant apparaître la femme-objet comme le parangon de l’aliénation spectaculaire choyée par la bourgeoisie. En relève la limitation du jugement à l’alternative « j’aime » « j’aime pas ». Une critique a posteriori, analytique, fait partie de la vie sociale du théâtre, de sa réception. La quasi-disparition de la vraie critique manifeste le triomphe de l’idéologie capitaliste d’un théâtre-marchandise, à vendre et à consommer.
Un aspect est à cet égard significatif : l’usage de la quasi-nudité. Outre le culot et l’audace qu’il indique, ce signe esquisse une position de voyeur. Le corps de chair dévoilé dans une œuvre d’art neutralise les usages sexuels, mais il n’est guère possible d’éviter leur image, car la cible, c’est le « voyeur » : il faut bien le convoquer pour le dénoncer. Le fait que ni le sexe ni les seins ne sont dévoilés est ici une façon de susciter « l’idée » du regard voyeur, c’est-à-dire autre chose qu’un regard voyeur effectif. Cette subtilité suppose un spectateur auto-analytique. Ce spectacle s’appuie sur un public globalement néo-freudien, et néo-marxiste au sens où la critique du capitalisme est devenue une critique du patriarcat (cf. les penseurs du courant de « la critique de la valeur » [4], par exemple Silvia Federici [5]).
Jean-Jacques Delfour
Vu au théâtre Garonne, 18-19 octobre 2019, dans le programme « Australia Express » du 28 septembre au 7 décembre 2019.)