Un festival (Montpellier Danse) et deux théâtres (Théâtre Garonne et Théâtre du Capitole) invitent trois chorégraphes israéliens à créer avec les danseurs du ballet du Capitole des objets à la limite de l’art et de la politique. Il s’agit implicitement d’affirmer que la danse peut franchir les frontières, agir contre la violence, contribuer à la fraternité entre les peuples ou entre les communautés.
La danse, comme toute activité humaine, a une dimension politique. Elle peut même, comme ici, servir à des projets déterminés, avec un horizon esthético-moral. Mais la danse oscille entre logique d’émancipation et logique d’aliénation, entre un corps délié des formes rigides du travail et celui qui est la matière d’un tyran chorégraphe. Bref, il n’est guère possible de demander à la danse, surtout contemporaine, d’être un facteur d’amitié entre les peuples, sauf de manière rhétorique. Suivant le contexte, le spectacle peut susciter de l’hostilité de la part de groupes qui ne considèrent dans l’art que l’occasion d’une opération politique, ou qui n’adhèrent pas à la fiction bourgeoise de l’art apolitique. Mais le conflit est insoluble : il est difficile de poser un rapport de subordination entre art et politique. Tout dépend des situations. En l’occurrence, le projet politique utilise le truc du mélange institutionnel. Astuce qui ménage un espace de rencontre et valorise le schéma de l’échange, chaque partenaire de la rencontre étant modifié – idéalement du moins – par le travail en commun. Mais il est à peu près impossible, pour le spectateur, de mesurer l’ampleur de ces modifications réciproques. L’idée de l’influence mutuelle demeure vague et flottante, son usage est réglé par les rapports de pouvoir qui organise ce qu’on appelle, avec foi et indétermination, la « création ».
Adam de Roy Assaf
Ce spectacle montre trois moments. Un corps-marionnette au statut ambigu : on y lit la coupure pratique qui délie un corps de l’activité normale et l’institue comme puissance motrice asservie aux désirs créatifs. Le corps chorégraphique est un mouvement pur, en rupture avec le corps-machine du travail et avec l’empire des définitions. Le geste est signe mais il en est aussi la sourde contestation.
Les danseurs parlent : ils parcourent un lexique corporel, en mots et en gestes, convoquant ainsi un corps anatomique, diffracté en organes. Or le corps-chorégraphique est sans organes, c’est un corps désirant. Cette articulation entre corps-parlant, corps-parlé anatomique et corps-dansant, permet de réfléchir à ce que c’est qu’un corps. D’où un brin de lourdeur pédagogique.
Le troisième moment rompt complètement avec ces deux moments ludiques en présentant une véritable performance. Neufs danseurs développent neuf lignes différentes, dans le même espace, donnant une impression de chaos régi par un ordre secret que la répétition dévoile peu à peu. Après les enfantillages autour de la co-présence des différents types de corps, on nous montre ce dont de vrais professionnels sont capables. « Regardez comme je suis fort ! ». Rétrospectivement, les deux moments antérieurs apparaissent comme des préludes, de simples préambules destinés à préparer le clou du spectacle.
Une voix off donne une clef d’interprétation, parodique comme toujours, centrée sur le désir de toucher l’autre, afin de briser le didactisme. Un spectacle très scolaire. Bien léché, à preuve Debussy, douceur et délicatesse assurées.
Mighty real de Yasmeen Godder
Un réel puissant, rude ? Un solo, appuyé sur un concerto de Bach. La danseuse, Kayo Nakazato ou Ichika Maruyama, fait son possible pour donner vie à une proposition dont la pauvreté le dispute à l’ennui. Quelques micro-transgressions parviennent difficilement à soulever un commencement d’intérêt.
Le spectateur ressent certes l’orientation vers la limite du corps chorégraphique : un corps sportif, un corps malade, en détresse, rugissant, qui hurle en inspirant, un corps de désir, qui veut avaler le monde, un corps-machine, bon petit soldat, un corps-bravade qui tire la langue. Mais le sentiment d’avoir déjà vu ça cent fois est un sérieux obstacle au plaisir. Un réel puissant, rude ? Finalement, ni l’un, ni l’autre.
Un objet vaguement expérimental, qui abuse de la bonne volonté du spectateur sans épuiser sa patience puisqu’on ne peut pas demander beaucoup de matière à cette forme brève.
Stars and dust de Hillel Kogan
Ce spectacle parodique mélange les étoiles de la danse et la poussière de certaines traditions à la limite de la désuétude. Quand on n’a rien à dire, peut-être le recours à la rigolade est-il la meilleure échappatoire. Sur ce point, le spectateur n’est pas déçu.
D’allure très potaches, des commentaires oiseux sur le Théâtre du capitole, sur une photo de Kader Belarbi, des mouvements stéréotypés, sur une musique classiquement bourgeoise, Johan Strauss et Léo Delibes, des jeux sur l’intérêt de l’herbe et les inconvénients de la coke pour une danseuse, des portraits esquissés et comiques, tout cela fait rire.
Le jeunisme – d’apparence car la réalité sociale des jeunes est plutôt caractérisée par la précarité – a atteint une telle hégémonie qu’il suffit d’être un peu insolent pour attirer immédiatement les suffrages. Sous le règne de l’adolescence, ce spectacle parle davantage d’une certaine classe d’artistes à la fois critiques et conformistes. En effet, il existe un conformisme de l’anticonformisme. Critique mais sympathique, c’est-à-dire totalement inoffensif.
On peut souligner l’aspect bienveillant et complice, derrière quoi se tient une philosophie généreuse et joyeuse. Montrer les danseuses du ballet du Capitole, institution ultra-bourgeoise, dans leur humanité, leur simplicité, leur vie, renvoie peut-être à la conception de la danse d’Ohad Naharin, le fameux inventeur du cours « gaga » dont on aura une idée grâce au film Mr Gaga, Sur les pas d’Ohad Naharin, de Tomer Heymann, 2016.
La danse n’est pas réservée à une élite : tout le monde peut danser, la danse c’est la vie. Démagogique ? Cette idée d’une simplicité gaie, ce refus de la sophistication mystérieuse, cette méfiance à l’égard des messages ou des codes trop chargés, cette pratique du dépouillement qui s’appuie sur des corps très mobiles, tout cela dessine un horizon de séduction qui empêche la fixation sur la facilité potache.
Jean-Jacques Delfour
Vu au Théâtre Garonne le 26 juin 2018