Enfin
des cadeaux intelligents !





   




Sur une autre planète, comètes et corps célestes font leur cirque.




« Qui vit sans folie n’est pas si sage qu’il croit. »
François de la Rochefoucauld.

Canicule de juin. Odeur d’asphalte bouillonnant, effluves de gaz d’échappement sur le chemin. J’arpente les rues pour me rendre du centre ville de Dijon à La Chartreuse, le domaine de l’immense hôpital psychiatrique de la ville. Je cherche l’ombre.

La piste aux étoiles… filantes. Audition. Compagnie Armo. La Chartreuse. Domaine de l’Hôpital psychiatrique de Dijon

Extra-ordinaire échappée déconfinée que ce bref séjour en terres bourguignonnes. Je jubile à l’idée de rencontrer l’homme et l’artiste Jérôme Thomas. (Covid oblige nous ne nous sommes pas rencontrés physiquement lorsque j’ai écrit pour la compagnie cet hiver. )

Audition Cie Armo © Xavier Cario

Je jubile à l’idée de retrouver mes amis Catherine, Eric et leurs enfants Rémi et Louis. Mes hôtes.
Je jubile de prendre un temps pour moi et avec moi-même.
Je jubile à l’idée de déambuler seule dans le vieux Dijon.
Je jubile à l’idée de rencontrer des inconnus.
Je jubile à l’idée d’assister enfin à un spectacle vivant.

Liberté, curiosité, désir , besoin, sensorialité en éveil. Les planètes s’alignent. Je ne suis pas neutre puisque je connais la démarche, l’engagement écoresponsable et la philosophie humaniste de la compagnie Armo. J’y adhère complètement. Je prends donc garde à ne pas être éblouie par convenance. Le désenchantement pourrait surgir.

Audition Cie Armo © Xavier Cario

J’avais déjà vu le chapiteau de bois du cirque Lili lors d’un week-end familial et pluvieux de mai dernier chez nos amis. Catherine, administratrice de la Compagnie Armo, nous avait fait découvrir l’insolite domaine de l’hôpital psychiatrique de Dijon. On s’y balade comme dans un parc. Atmosphère paisible, champêtre, boisée au milieu des fous. Appelons un chat un chat.

Que vient faire un cirque intra muros dans tout ce cirque circa murum ? Le personnel médical n’en a pas assez à gérer ?

Ce domaine insolite est ouvert aux visiteurs. L’hôpital psychiatrique de la Chartreuse De Champmol abrite deux trésors du patrimoine. Chacun indiqué dans la ville par des panneaux indicateurs [1]

Arrivée en avance je laisse reposer mon corps-esprit et observe météorites et étoiles filantes autour du cirque Lili. Très vite on s’adresse à moi. Catherine me présente un régisseur, une infirmière psychiatrique impliquée dans le projet, l’ancienne administratrice de la compagnie, un compositeur locace. Détente pour les spectateurs. Adrénaline pour les circassiens en préparation. On se rafraîchit avec de petits brumisateurs et des éventails, à l’ombre d’arbres centenaires.

Ici et là sont éparpillés des énergumènes, patients et personnel médical mếlés, en costumes de scène. On ne peut les distinguer pour la plupart. Le trouble psychique n’est pas toujours visible. Et quand bien même il le serait, ici il ne dérange personne. Nous sommes sur une autre planète.

Un drôle de bonhomme sans âge, contrefait et bedonnant s’approche de moi. Il me sourit et me demande « Tu vas bien ? Tu veux faire des enfants ? » Je réponds : « Oui, très bien et toi. Non, je ne veux pas faire des enfants j’en ai déjà deux. » et reprends mon observation.

Audition Cie Armo © Xavier Cario

Ma spontanéité m’étonne. Je ne ressens aucune gêne face à la différence. Mon sourire n’est pas moqueur. Il se lève et va s’asseoir plus loin. Il me fait un petit signe de la main. Une fille, elle aussi sans âge, avec des couettes et un tutu improbable, vient vers moi en arborant un large sourire, les dents en avant. « Tu viens au cirque ? Tu viens nous voir ? C’est beau ici. » Puis elle part. Je n’ai pas le temps de lui répondre.

Je me fiche pas mal de distinguer les comètes des astéroïdes parmi ces corps célestes. Je crois qu’on est toujours le fou d’un autre. J’observe une femme debout immobile dans un costume rouge de Monsieur Loyal. L’allure masculine. Lunettes épaisses. Elle semble recueillie, concentrée elle repasse sans doute son texte dans sa tête...

Audition Cie Armo © Xavier Cario

Appel en fanfare de Jérôme Thomas entouré de quelques-uns de ses satellites munis d’ombrelles tourbillonnantes. Il lit une fiche de remerciements aux acteurs du projet avec une certaine retenue. Les flonflons ne sont visiblement pas son truc mais il se plie au protocole. Je le sens pressé de jouer. Les spectateurs entrent dans l’étuve de bois. Qui sont ces fous qui acceptent ce supplice avec délectation ? Public protéiforme. Des gamins courent dans tous les sens dont Louis. Des adultes de tous âges. Quelques ados. Il y a sûrement des proches des patients, des amis de la famille. Des officiels. Des professionnels du spectacle vivant venus par amitié ou curiosité.

Audition Cie Armo © Xavier Cario

Tout ce petit monde semble bienheureux d’être assis sur des gradins de bois, même masqués. Une grande fête de famille s’annonce. Une "cousinade" en moins assommant. On ne se raconte pas nos vieux souvenirs avec Tata machin truc. On ne donne pas son pedigree. On est juste ici et maintenant ensemble. Les yeux rieurs dépassent du masque. Premier coup de brumisateur. La forme du cirque a le mérite d’éviter au spectateur un torticolis lorsqu’il scrute ses congénères.

Certains saluent le quidam d’en face d’un petit signe complice à distance. Loin de mes pénates champenoises, j’observe librement. Personne à éviter ni à identifier. J’entends des bribes de conversation. (« On le garde ou pas. Ben oui, normalement c’est obligatoire mais bon ...et pis avec cette chaleur...On verra bien ce que font les autres. t’es vacciné toi ? » et blablabli bla bla bla.

Heureusement Louis est à côté de moi. Je ne suis pas prise à partie. Il m’asperge avec le brumisateur et nous rions. « Moi je connais le cirque, je viens avec maman et Jérôme il travaille avec elle. J’aime bien courir ici. T’es déjà venue la dernière fois avec nous ? »

Audition Cie Armo © Xavier Cario

Il ne fait aucune allusion à la particularité de cette planète ni aux astéroïdes et aux comètes. Pour les enfants un adulte est un adulte, point. Fou ou pas fou il s’en fout. Le cirque réveille magiquement l’enfant qui sommeille en chacun. Au Cirque Lili, se prendre au sérieux n’est pas de mise ! Éric, son père, est arrivé haletant, accaparé par des soucis professionnels. Il transpire à grosses gouttes. Assis près de moi je vois rapidement son visage se détendre. Autre effet magique des corps célestes.

Audition Cie Armo © Xavier Cario

De retour sur terre je suis certaine d’avoir été là parmi les spectateurs. Physiquement et mentalement. En pleine conscience. Certaine d’avoir partagé avec tous les artistes en délire ce moment de grâce et de folie « extra-ordinaire ».

Scènes de la vie d’un cirque. Les tableaux se succèdent, je ne me souviens pas de tous. Peu importe. La mémoire sensitive, elle, est bien vive. « La piste aux étoiles ...filantes » est un spectacle total. Danse, concert, chant, cirque, expression corporelle, acrobaties, récit. Chaque tableau réunit patients et membres du personnel médical. Intermèdes. Les trois jeunes circassiens du Trio Faille interviennent. Tels des garçons de piste ils réalisent sous nos yeux quelques acrobaties et pantomines facétieuses. Vêtus de bleus de travail trois jeunes et fringantes météorites investissent l’espace avec leur grande échelle et leurs balais pour réparer, nettoyer, remettre de l’ordre dans tout ce cirque.

Jamais le professionnel ne prend le pas sur l’amateur illuminé.
Jamais le circassien ne cherche à briller par sa virtuosité.
Jamais le spectateur ne détourne les yeux de la folie, des corps imparfaits ou abîmés. Les regards de tous ces artistes sont lumineux et enjoués. Je le vois, je le sens.

Là est le risque pour les "pro". Surplomber l’espace avec des corps trop beaux, des gestes trop graciles. L’absurde, l’élégance, la bizarrerie, le grotesque, l’agilité et la fraîcheur se côtoient et s’enrichissent mutuellement. Ici pas de place pour le ridicule. Pour la drôlerie oui. Les fous ne se prennent pas au sérieux. Ils sont déraisonnables par nature. Le sens de la dérision et l’audace d’être soi sont domptées. Le désir d’exister et de faire ensemble imprègne la touffeur de l’espace.

Audition Cie Armo © Xavier Cario

Les codes du cirque explosent. Un lion féroce surgit sous la forme d’un circassien affublé d’une grossière crinière de carton. Détournement assumé. Ils jouent la comédie. Un entretien entre un directeur de cirque et un candidat circassien vire au délire. La scène est construite, pensée et fort drôle. J’entends fuser les rires. Ils expérimentent la légèreté, jonglent avec des sacs plastique ou font rouler d’une épaule à l’autre une balle sur le haut du corps avec maladresse. Le mouvement devient aérien et poétique. Ils se moquent de la pesanteur. Les plumes de paon sont des bâtons en équilibre. Le sens du collectif est là de bout en bout.
Marie, qui réalise un stage pour valider son Master "direction de projets ou d’établissements culturels" au sein de la Compagnie Armo, m’expose les étapes préparatoires. Le circassien Jérôme Thomas, la metteuse en scène Aline Reviriaud et le danseur Frédéric Cellé ont animé des ateliers au sein de l’hôpital de La Chartreuse. « danse, jonglage et écriture [2]. Un ou deux ateliers par mois, de janvier à juin 2021. La composition des groupes incluait des patients et des soignants choisis sur la base du volontariat. »

Jérôme devient le grand ordonnateur, le Monsieur Loyal qui orchestre la mise en piste. Il rythme le spectacle et lui donne sa vivacité en agitant un tuyau harmonique. Jamais il ne se met en avant. Soudain un diable jaillit de sa boîte. Apparition au milieu de la piste. Il fait danser un chapeau (ou danse-t-il avec le chapeau ?).

Près de moi Louis, 5 ans, continue de battre des mains et des pieds entre deux séances de brumisateur. Son père le regarde en souriant loin du stress du travail.

Audition Cie Armo © Xavier Cario

Instant de connivence : le trio Faille martèle « We will rock you » de Queen avec des claquements de mains sur une table. Langage universel. Hymne rythmique repris en chœur sur la piste et dans les gradins. Tout le monde suit le mouvement. Titre emblématique dont la traduction « On va vous secouer » en dit long sur le choix conscient ou inconscient de cet air !

Tous les circassiens ont l’air illuminé. À jardin, le chœur diapré et dysharmonique s’emballe. (Mention spéciale aux costumes bigarrés issus du recyclage de spectacles antérieurs.) Hormis les artistes du trio Faille, je serais incapable à cet instant de distinguer la place de chacun des protagonistes sur notre planète Terre.

Si vous doutez de la richesse de ce geste artistique lisez la fin de cette chronique. C’est l’apothéose ! Le tableau final est une cavalcade carnavalesque. Moment de liesse avec des bulles de rêves qui se baladent dans les airs. On applaudit encore et encore, on chante, on rit.

Le cirque Lili est vide. Louis court et saute au milieu des ballons de baudruche, des pétales de papiers volants comme dans une salle des fêtes après la fête. Il est comme chez lui. Désinhibé.

Audition Cie Armo © Xavier Cario

Sans doute est-ce ça la pulsion de vie ? Être et faire avec les autres qui sont autres. Sans œillères ni a priori. Aucune tension apparente, aucune mélancolie. La fête se poursuit dans le jardin avec un moment convivial autour d’un verre. Les discussions vont bon train. Le patient contrefait et bedonnant s’approche à nouveau de moi. il réitère sa question à chaque personne qu’il croise : « tu veux faire des enfants ? » On l’écoute, on lui répond sans gêne. Puis il se fraie un chemin jusqu’aux victuailles. Galvanisé, un soignant d’âge mûr sourire aux lèvres me lance : « C’est la première fois que je fais ça moi. ! » Il est transfiguré. Je lui demande « Et alors, vous semblez réjoui ? ». Réponse sans appel : « Ah ben c’est qu’on a tous tellement envie de continuer et de recommencer ensemble ! »

Je redescends sur terre. Je n’idéalise pas le processus de création. Je ne suis point si candide. Tout n’a pas dû se faire dans la la simplicité et la gaieté. J’imagine des séances de préparation parfois houleuses, des moments de doute immenses entre confinement, pseudo confinement, sautes d’humeur exacerbées, problèmes de communication et j’en passe. Mon amie Catherine confirmera ce ressenti. Gageons que ce projet aura une longue et fertile suite. Marie, qui réalise un stage pour valider son Master d’insertion sociale par la culture au sein de la Compagnie Armo, me donne des précisions. « Pour la suite, la compagnie espère continuer en 21-22 avec un projet que nous devons encore construire mais qui s’articulerait sans doute de façon assez similaire à celui-ci avec des ateliers de pratiques artistiques menant à une restitution. Le chapiteau sera également utilisé pour des accueils d’artistes en résidence (de la compagnie ou d’autres compagnies comme Idem Collectif par exemple) et de la diffusion de spectacle, notamment la création de Jérôme ou Projet Faille à l’automne. Les artistes en résidence essaieront le plus possible d’aménager des temps de rencontres avec les usagers du CHS, le but étant que chaque action puisse profiter d’une façon ou d’une autre à l’hôpital. »
Matériel recyclé. Pas par pingrerie ou parce qu’ils ne seraient pas dignes de porter de vrais costumes mais par engagement dans la transition écologique. Si on imaginait ce spectacle en ville, mon enthousiasme serait-il le même ? Qui seraient les spectateurs ? Je m’en sors par une pirouette ! La question que me pose ce spectacle est la suivante : Le cirque peut-il changer le regard sur la différence dans la société si ladite société ne le souhaite pas ?

J’ai envie de relire Foucault et de revoir le film documentaire de Raymond Depardon : 12 jours.

Je n’ai aucun tour de magie à proposer pour gérer l’intégration des troubles psychiatriques dans la cité, mais s’intéresser aux initiatives existantes pour libérer des étoiles vaut bien un tour de piste.

« Certains ne deviennent jamais fous, leur vie doit être bien ennuyeuse. » Charles Bukowski.

Claire Olivier

Pour aller plus loin et en savoir plus :

http://www.jerome-thomas.fr/fram_cirquealhopital.htm

https://www.ch-lachartreuse-dijon-cotedor.fr/actualites/cafdoc-le-projet-cirque-lili/

https://www.youtube.com/watch?v=Q_Q2PneXADY

http://www.jerome-thomas.fr/triofaille.htm

https://www.k6fm.com/un-cirque-au-centre-hospitalier-la-chartreuse

https://www.ch-lachartreuse-dijon-cotedor.fr/actualites/spectacle-la-piste-aux-etoiles-filantes-laudition/

https://www.francetvinfo.fr/sante/video-un-hopital-psychiatrique-fait-le-choix-de-la-liberte-pour-ses-patients_428090.html

https://www.figra.fr/archives-figra-2/programme-2015/autrement-vu-2015/lacademie-de-la-folie/

https://www.youtube.com/watch?v=4QmmxdEtu68
https://www.youtube.com/watch?v=5wnPuWODXXI

https://www.youtube.com/watch?v=lhn53WDSDcQ

https://www.youtube.com/watch?v=6hBU7ZhuDqQ


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