Enfin
des cadeaux intelligents !





   




Soudain une mémoire déchirante




Je m’installe pour la première fois face aux ordinateurs de L’Insatiable. Il faut choisir une exposition ou un spectacle à voir pour en faire le compte-rendu. Ça commence fort ! Je crains l’idée de devoir écrire car écrire c’est se livrer. Et pire encore, écrire sur l’art, c’est parler de ce qu’il y a au plus profond de soi... Bon, la stagiaire, elle doit assurer. Hors de question de passer pour une godiche ! Pas de bol ! Je parcours la messagerie et les invitations aux événements n’ont rien à voir avec mon domaine, la musique, la peinture… Je scrute à nouveau la messagerie : en voyant des courriels apparaître chaque minute, je veux garder espoir. J’implore le ciel de venir à mon secours. Faut-il que je prie plus pour que ça fonctionne ? Bref ! J’irai assister, le 18 Avril à 19 heures, à un documentaire. Un mini concert en live à la Médiathèque Matéo Maximoff ayant pour sujet L’internement des Nomades durant la seconde guerre mondiale.

Image du film de Tony Gatlif Liberté

Après tout, la seconde guerre mondiale, c’est notre Histoire, c’est notre mémoire. Encerclée d’une haute et grande barrière noire, cette médiathèque ne ressemble pas aux autres médiathèques. Je me suis sûrement trompée. Je panique déjà à l’idée de devoir dire que je n’ai pas pu m’y rendre faute d’une bonne adresse. Quelle angoisse. Je me rapproche et j’aperçois quelques personnes, plutôt âgées, à travers la grille. Aucun doute, je me suis trompée. Rien ne m’indique que je suis bel et bien à la Médiathèque Matéo Maximoff, aucune pancarte, rien. Je décide d’entrer dans le bâtiment. Après avoir fait mon speech « Bonjour, je viens de la part de L’Insatiable. Je vous ai appelé afin d’assister à ce documentaire. Ici, je voudrais vous poser quelques questions ». Souriant, les jambes croisées sur un fauteuil incliné, le monsieur à l’accueil me regarde. Il me répond en rigolant « Ah oui c’est bien mais je ne suis pas le directeur, je charge juste mon téléphone. La directrice est là-bas ». Mince ! Beaucoup de stress, un grand souffle, un énorme moment de courage, pour pas grand-chose. Tant pis je recommencerai quand la directrice sera libre.

Une vingtaine de chaises sont placées l’une derrière l’autre. Je m’installe sur la rangée du milieu à gauche côté couloir afin de mieux voir. Il est vrai que la visibilité est réduite. La salle est petite et il n’y a pas réellement de plateau. Une brève présentation faite par la directrice Evelyne Pommerat et ça commence. Pas d’entrée subjuguante : Denis Péan et Titi Robin sont en scène.

Titi Robin © Musicframes.nl

La majorité du public filme les artistes : en direct sur Instagram, sur Facebook, certains prennent des photos. Moi j’écris. Je me sens un peu bizarre. En plus d’être jeune et inconnue pour ces gens qui semblent tous se connaître, me voilà en train de noter, noter quoi ? Je sens des regards que je n’ose défier. Quand le contage de Dénis Péan s’arrête, j’essaie de profiter de la musique de Titi Robin. Musique hors du commun que je n’arrive pas à cerner. À la fois douce et brusque, mélancolique et foudroyante, elle me surprend. Ma première impression est qu’elle ajuste l’atmosphère chaleureuse des Tsiganes à la brutalité de leur internement. C’est perturbant, mais beau. Peu familière de ce genre de musique, j’apprécie la gestuelle de Titi Robin. Je me concentre sur la concordance entre le son de la guitare, le contage et les voix enregistrées.

Titi Robin, né en 1957, est un musicien, compositeur, improvisateur et ethnologue français. Très lié au monde Tsigane, aux influences des cultures gitanes, orientales et européennes, il nous livre un répertoire musical singulier cherchant une harmonie entre la culture occidentale et l’environnement oriental. C’est d’ailleurs ce que nous transmet son triptyque, Les Rives, album peaufiné de 2009 à 2011. Un bel hommage aux cultures qui ont influencé le musicien, enregistré en Inde, en Turquie et au Maroc. Empruntant aux genres latins, folks, world & country, Les Rives se compose de 14 singles aux titres venus de l’hindi : Mehkti Gulaab Si Zingadi, Musafir Ki Kismat, Hindi Lovari… Titi Robin, c’est la musique du monde, dénuée de toutes compétitions, de toutes concurrences et de tous commerces. « Mon univers esthétique est l’héritier pleinement moderne et contemporain d’une civilisation qui, elle, est ancienne, méditerranéenne, qui a réuni de nombreux styles artistiques tout au long des rives, depuis le sud des Balkans jusqu’à l’Afrique du Nord, des rives sud de l’Europe jusqu’au Machreq […] tous ces styles se font écho, s’opposant ou s’attirant, mais se rejoignant sans cesse. Ils sont toujours vivants et transparaissent sous mille formes complémentaires » - Titi Robin (texte de présentation du projet Les Rives).

Denis Péan, solo © Thierry Soufflard

La musique nous affecte, nous transporte au cœur du récit. Les enregistrements apportent crédibilité et singularité aux propos. Le contage est glaçant. C’est un récit qui semble inventé de toute pièce. Entendre l’Histoire mise en récits, c’est un peu comme assister en direct à la naissance de mythes. Une histoire, un peuple, une morale et une mémoire.


Les voix qui témoignent renforcent cette idée : des voix chevrotantes qui évoquent l’horreur. Ces voix sont bien réelles : plus de soixante-dix ans après, Marcel Laisis, Nomade interné à l’âge de quatre ans et Annette Fourny qui avait à peine huit ans, nous racontent.

Né en 1961, Denis Péan s’intéresse de près à la culture tsigane depuis très longtemps. Dans les années 70 il découvre le rock et commence à jouer de l’orgue avec ses camarades. Passionné par la poésie, les livres et le jazz, il crée une première maison musicale ainsi qu’un groupe du nom de « Lo’Jo » en 1982. Vivant de vagabondage, de petits boulots et « d’expériences libertines » (clairement exprimé par lui-même) c’est avec exaltation que Denis Péan nous conte l’immonde enfermement des Nomades dans les camps de concentration durant la guerre de 39-45.

La parole profane du témoin qui déclare « J’y étais », opère magiquement la factualisation, appuyée sur le caractère irréfutable de l’expérience personnelle, du récit relaté. Comme si l’événement était inscrit en lui. Moment très émouvant dénué de décor, rien d’inutile. L’évidence me traverse : l’internement des Nomades durant la seconde guerre mondiale doit être connu de tous.

En créant cet écho sensible, les deux artistes nous livrent un projet fulgurant entre histoire, mémoire, et esthétique, entre voix, enregistrements et guitare. Commémorer l’holocauste des Roms avec l’aide de descendants d’internés et de témoins, permet à cette histoire, ignorée ou peu connue, d’accéder à une certaine reconnaissance. C’est la première ébauche d’une tentative d’écoute et peut-être de dialogue entre la culture tsigane et la France. Le documentaire enregistré en live accomplit un travail symbolique en mémoire des morts et à l’égard des vivants. Relier pour revivre, tenter de mettre la vie là où il y a la mort. Les Roms, aussi appelés Tsiganes, ont une culture propre et des traditions singulières, très différentes de celles des Européens sédentaires. Le 16 Juillet 1912, un carnet anthropométrique est rendu officiellement obligatoire. Dans un contexte de tensions avec l’Allemagne et pour des raisons politiques, l’État veut contrôler les populations de son territoire. En 1939, le gouvernement chasse les familles de Nomades de la région parisienne. Avec la devise officielle du gouvernement de l’État français sous le régime de Vichy : « Travail, Famille, Patrie », l’engagement et l’effort de guerre étaient les questions primordiales. Le peuple : tous, hommes, femmes et enfants devaient s’y engager fortement. La guerre était présentée comme une affaire de « patrie » et les Tsiganes, même s’ils y vivaient paisiblement depuis des années, voire des décennies, n’y avaient plus leur place. L’État les renvoie dans les campagnes, puis leur interdit la circulation sur le territoire français. De même que le sort réservé aux Juifs, l’internement, les travaux forcés ainsi que l’extinction de cette population ont été programmés par l’Allemagne nationale-socialiste. L’État français décida l’enfermement des Nomades, des marchands ambulants et des forains. Considérant ces mesures insuffisantes, le gouvernement prend rapidement de nouvelles mesures : en 1940, des camps de concentration voient le jour à Moisdon la rivière, en région Pays de la Loire. Malgré leurs capacités à « accueillir » près de 300 personnes, ces camps de concentration étaient insuffisants. En un mois, ils sont surpeuplés.

Image du film de Tony Gatlif Liberté

Les témoignages glaçants de voisins et autres témoins relatent l’affreuse misère de ceux qui y étaient enfermés. Compatissant à leurs souffrances, quelques-uns leur jetaient du pain à travers les grilles tandis que d’autres tentaient de protéger les jeunes enfants, plus aptes à se faufiler et se cacher. L’hiver 40-41, fut un hiver rude. Marqués par le manque cruel de nourriture, de vêtements chauds et d’habitations protégées, les camps furent ravagés par des épidémies de gale, de peste et l’apparition de la tuberculose qui se propagea à une vitesse foudroyante. Beaucoup d’enfants et de personnes âgées furent décimés. Des conditions de vie et d’hygiène déplorables : « qu’on me donne la liberté et je ne serai pas en manque » s’écriait une Nomade internée.

L’Holocauste des Roms représente l’une des plus grandes pertes qu’a subi l’humanité durant la seconde guerre mondiale, mais le grand public en a peu de connaissance. Aujourd’hui encore, il reste difficile d’établir le nombre de camps d’internement réservés aux Nomades. Les archives en dénombrent 27, mais beaucoup de camps n’y figurent pas. Nous en connaissons l’existence par témoignages. On décompte à ce jour environ 6500 Nomades internés, dont seulement 117 (notamment des forains) purent retrouver la liberté grâce à des promesses d’embauche. Cet enfermement ne prit fin que le 1er juin 1946 alors que la guerre était terminée depuis 1945.

James Thierrée dans Liberté de Tony Gatlif

Une question lancinante concerne le partage des responsabilités, entre le régime de Vichy et les Nazis. Le carnet anthropométrique des Nomades, rendu obligatoire pour circuler en France en 1912 ne sera aboli qu’en 1969, et remplacé par un titre de circulation et une pièce d’identité. De nos jours, les gens du voyage sont encore fichés et surveillés.

Il a fallu attendre 2006 pour qu’une parole publique sur la situation des Nomades durant la guerre, portée par l’ancien président François Mitterrand, soit enfin légitimée. L’objectif de ce documentaire sonore magnifiquement construit par l’équipe de la Médiathèque Matéo Maximoff, conté par Denis Péan accompagné à la guitare par Titi Robin, s’inscrit dans une riche série d’actions visant à rendre leurs identités à ces familles de Nomades. C’est souvent par l’art, par sa culture et ses traditions, qu’on découvre un peuple. La musique de Titi Robin a rendu visible et audible l’atroce souffrance des Nomades. Nous avons pu bénéficier d’un moment de sons et de paroles aux vibrations frémissantes. Avec le contage de Dénis Péan, cette mémoire est à jamais préservée. Dans le fil de l’inlassable démarche de transmission de la Fnasat [1], l’interprétation en live du documentaire a permis son enregistrement. On le trouve ici en libre accès.

Malhaury Monfret

Internement des nomades, une mémoire française...
Un documentaire sonore en live, inédit.

Entretiens : Pascal Massiot & Pierre-Yves Bulteau
Montage & écriture : Pierre-Yves Bulteau
Prises de sons & enregistrements : Salomé Benoist
Réalisation & mixage : Anne-Laure Sotin
Création musicale originale : Titi Robin
Voix off : Denis Péan (Lo’Jo)
Traduction : Stéphane Reynolds
Doublage : Benjamin Haller
Production & administration : Loïc Chusseau

Médiathèque Matéo Maximoff 59 rue de l’Ourcq – 75019 Paris
Métro Crimée ou bus 60. Tél : 01 40 35 12 17
documentation (arobase) fnasat.asso.fr

Titi Robin joue Les Rives
https://www.youtube.com/watch?v=iJ46v7LJCFk


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