Je connais Olivier Schneider depuis plus d’une quinzaine d’années. Poète, dramaturge et auteur de talent, cet ami cher a écrit à plusieurs reprises dans la revue Cassandre/Horschamp. Nous nous étions rencontrés la première fois en 2006 aux Rencontres de la Cartoucherie de Vincennes où il présentait Extra T, leçon de chose, mis en scène par Marie de Beaumont avec Sophie Soglo-Bernhardt... La démarche de cet auteur m’avait sincèrement enthousiasmé, mais j’ignorais qu’en plus d’être poète, auteur dramatique et metteur en scène, Olivier était aussi un lecteur et traducteur passionné du grec ancien. Et il y a environ un mois, j’ai reçu en service de presse une nouvelle traduction du Philoctète de Sophocle aux éditions Les bras nus, par Olivier Schneider...
D’où te vient cette attirance particulière pour le théâtre grec et spécialement les textes de Sophocle ? Depuis quand t’y es-tu mis, et pourquoi t’es-tu attaché à cette nouvelle traduction de Philoctète ? Est-ce que ce texte théâtral t’a semblé résonner avec des questions cruciales que nous nous posons aujourd’hui ?
C’était à peu près à l’époque où nous nous sommes rencontré et où Extra T, (un des rares texte de moi présenté en public) a été joué aux Rencontres de la Cartoucherie. C’est à ce moment que je me suis plongé dans cette affaire... Pendant 2 ans j’ai été totalement obsédé par cette traduction et je l’ai réalisée de façon solitaire dans ma petite chambre du 10e arrondissement, à partir du texte grec que j’avais retrouvé sur Gallica, d’un vieux dictionnaire qui avait appartenu à mon grand père et du traité de métrique grecque de A. Dain (ed. Klincksieck). Disons que j’apprenais la langue de Sophocle par une méthode qui m’est particulière que j’avais développée en traduisant Antioch Kantémir, prince moldave devenu satiriste à Saint-Petersbourg... J’ai développé une méthode pour déchiffrer les langues et donc, ensuite, je me suis lancé dans l’apprentissage de celle de Sophocle. Je ne venais pas des Lettres classiques, mais j’ai vraiment voulu retrouver la langue de Sophocle et l’apprendre. Et je dois dire qu’au bout de 2 ans j’ai fini par être en mesure de traduire ses textes assez fluidement...
Quand tu dis « la langue de Sophocle » c’est d’abord le grec ancien et ensuite c’est la langue particulière de Sophocle...
L’originalité de ma démarche - qui peut être discutée - c’est que je n’ai pas considéré le grec ancien comme une langue à part entière. C’est la langue de Sophocle qui m’intéressait et même tout particulièrement la langue des marins qui est celle du Philoctète de Sophocle. Le grec ancien, c’est mille ans d’histoire. Cette langue a été figée d’une certaine manière. Ce qui m’intéressait vraiment c’était la langue du théâtre, parce que mon but n’était pas d’être édité mais d’obtenir un matériau théâtral que je voulais exploiter, mettre en scène, jouer... Et je me suis rendu compte que le plus intéressant c’était d’aller directement à la source et puis - une fois que je suis parti sur un projet je n’arrive pas à m’arrêter - je suis allé au bout de ça et je l’ai mis de côté. Ce n’est que beaucoup plus tard que des amis de Douarnenez Malwenn et Mélanie, qui n’étaient pas encore éditeurs à l’époque, ont découvert ce texte dans un échange amical que nous avons eu en le lisant ensemble sur une petite île au large de la plage des sables blancs de Douarnenez.
Deux ans après, ils ont fondé les éditions Les bras nus et ils me rappellent. Malwenn me dit « ce texte m’a marqué, j’ai envie de l’éditer »... C’est comme ça que ça a eu lieu. Alors, pour répondre à ta question, oui ça a du sens ajourd’hui, mais un sens différent. Ce qui m’intéressait le plus dans ce texte, c’est le rôle de Néoptolème, l’adolescent. J’ai essayé de retrouver après-coup pourquoi je m’étais embarqué dans cette aventure et je pense que ça vient de mon expérience de la sortie de l’adolescence. C’est ma rencontre avec le théâtre grec et Sophocle en particulier, qui m’a donné envie d’aller vers le théâtre. Philoctète est une pièce qui m’avait fort touché à la sortie de l’adolescence parce qu’en fait elle parle de ça : comment on sort de l’adolescence, comment on devient adulte, comment on sort des mensonges et des embuscades pour devenir quelqu’un.
Qu’est-ce qui caractérise dans ce texte le passage de l’adolescence à l’âge adulte ?
C’est une des rares pièces où le personnage évolue du tout au tout au fil de l’action. En relisant les textes de Jean-Pierre Vernant et de Pierre Vidal-Naquet, j’ai compris de quoi ce texte parle vraiment : de mutation. Vidal-Naquet explique qu’on y assiste à la transformation du jeune Néoptolème puisqu’il commence de façon naïve, en être discipliné, obéissant devant l’autorité, et qu’il change peu à peu complètement de point de vue en prenant conscience des enjeux et du rôle qui est le sien.
Que représente la situation dans laquelle se trouve Philoctète à ce moment précis du point de vue de ce qu’on pourrait appeler « le parcours humain universel » ?
À cause d’une blessure au pied qui s’est infectée, purulente, Philoctète est banni sur une île qu’on dit déserte dans la pièce. Il est exclu de la société des hommes. Le thème c’est, d’abord, la résilience, comment on fait pour survivre dans cette situation. Et à un autre niveau, c’est la réacceptation du banni. Comment on revient dans le monde, dans la société des humains, après avoir vécu cette expérience.
La survenue de cette traduction aujourd’hui prend un sens très particulier parce qu’avec le covid, on nous a fait vivre, de façon autoritaire, une exclusion, une sorte de bannissement. Pour notre bien certes, mais c’est exactement la même chose dans Philoctète : pour le bien de tous, contre la contagion de la maladie... On peut donc, aujourd’hui, comprendre la douleur de Philoctète, alors qu’avant c’était peut-être plus difficile.
Mais l’époque où tu as fait cette traduction, c’était bien avant le covid...
Oui, en fait ma préoccupation de l’époque était d’abord de comprendre comment on entre à l’âge adulte, et comment on échappe au mensonge, sur le parcours de la recherche de la vérité, d’être vrai, comment on peut être vrai. Mais personnellement je suis sans doute passé de Néoptolème à Ulysse, en vieillissant, du jeune homme qui suit les conseils de ses guides, des anciens, à quelque chose qui est plus proche du guerrier, de l’adulte.
Si tu devais schématiser presque de manière graphique ou plutôt symbolique le rôle de chacun et les polarités entre les personnages dans cette pièce étrange qui est en fait une conversation au carrefour de la guerre, comment le ferais-tu ?
C’est un clash entre trois personnages, un clash poétique et politique. C’est un échange émotionnel très puissant, plus qu’une conversation. Ulysse qui essaie de rattraper sa saloperie parce que c’est une véritable saloperie d’avoir exilé Philoctète sur une île, mais d’abord il assume, il trouve qu’il fallait le faire. Philoctète qui ne veut plus entendre parler des hommes, qui déteste tous ceux qui l’ont abandonné, qui rejette l’humanité entière et même les dieux qui l’ont lâché, qui ne fait plus confiance qu’à la nature, aux rochers, à la terre... Néoptolème, lui, c’est un peu la conscience. Très discipliné au départ, il essaie de rester droit et juste et il est suivi par le chœur, les jeunes marins, un peu perdus, mais le chœur s’en dissocie peu à peu et le prend à parti... C’est d’abord une pièce à trois personnages mais au pire moment au pire endroit, c’est un clash. Ça pourrait être une conversation, mais ils sont tout le temps dans un état émotionnel prodigieux.
C’est à la fois ridicule et très beau mais on peut le voir d’un point de vue symbolique c’est-à-dire que, voilà : on a posé toutes les interrogations, on essaie de grandir, on ne sait pas vraiment quoi faire et finalement le dieu intervient, Héraclès, ce n’est pas le plus fin et le plus intelligent des dieux, c’est pas Athéna ! En fait, les humains se posent des questions et il intervient pour dire : « c’est bon, maintenant on passe à l’action, on y va, il faut y aller ». Il faut arrêter cette guerre et il faut que chacun joue son rôle, donc on va dire que Philoctète pourrait être une sorte de Jeanne D’Arc de la guerre de Troie. Si Héraclès n’intervenait pas, Troie ne serait pas prise, alors c’est une façon de rétablir le cours des choses. Mais c’est un peu absurde, on a l’impression que finalement cette histoire de Troie est presque anecdotique. Et c’est tellement bien écrit avant l’arrivée d’Héraclès ! J’ai dit à ma fille : « Alors ils acceptent de ne pas faire la guerre, et à la fin le dieu arrive et il change tout ». Elle m’a répondu : « Ah mais non, il faut réécrire cette fin, ça ne va pas du tout » [rires]
Pourquoi et pour qui publier aujourd’hui cette pièce ? En quoi est-ce fondamental ? Et d’autre part qu’est-ce que ça nous dit sur la fonction profonde du théâtre ?
J’ai l’impression que nous avons besoin de revenir à l’essentiel, de nous débarrasser des artifices et aussi de retrouver la fusion des origines. Cette traduction est destinée à tous ceux qui ont envie de ne pas oublier que le théâtre au départ, c’est une partition destinée à être portée par des chants, de la musique, de la danse etc.. J’aimerais revenir sur cette histoire de source. Si on revient à la source, que ce soit au Japon en Amérique latine ou en Afrique, on arrive vite, inévitablement, à des formes qui sont de plus en plus mêlées, parfois c’est dans le passé, mais pas très loin dans le temps. Nous, on est obligés de revenir 2500 ans en arrière pour retrouver le lien entre les formes de l’art qui ont été séparées, beaucoup trop séparées.
On dit souvent que le théâtre est un des outils premiers de la démocratie athénienne, une tentative de remettre de mettre de l’ordre dans les choses, de séparer et de faire, disons, quelque chose qui soit de l’ordre de la pédagogie citoyenne pour sortir du religieux à l’époque où on invente la philosophie et les premières sciences... Le théâtre servant à essayer de mettre à plat les grandes questions philosophiques et historiques pour les faire partager à tous les citoyens.
Oui mais ça n’était peut-être pas aussi ordonné qu’on le croit parfois. Moi, lorsque j’ai attaqué ce texte, je l’ai pris comme une partition, vraiment comme en musique. En fait je voulais retrouver ce qui a été perdu lorsqu’on a séparé des choses qui au début étaient mêlées, lorsqu’on a décidé que le théâtre c’était l’art de la parole, que la musique ce serait autre chose, la danse encore autre chose, etc. Je pense que, même si l’écriture est très claire, même si on a l’impression que Sophocle maîtrise complètement son art, que la pièce est très bien construite, quasi parfaite dans la construction dramatique, c’est avant tout une partition destinée à être interprétée avec des chants, de la poésie et de la musique, peut-être de la danse. À vrai dire on n’en sait rien, mais c’est mon intuition.
Je me demande pourquoi cette publication est présentée de cette manière austère et sèche, sans « mode d’emploi » ni notes d’intention... Pourquoi n’y a-t-il pas en introduction quelque chose de l’ordre de la conversation que nous avons maintenant ?
Elle est conçue comme un matériau théâtral, Les bras nus est une maison qui publie surtout des jeunes textes qui cherchent à bouleverser un peu l’ordre établi actuel. Je ne voudrais pas que cet ouvrage soit compris comme un objet de réflexion ou une matière littéraire de plus, mais comme un objet d’action pour aller sur la scène et en faire quelque chose. Le livre est petit, tu peux le mettre dans ta poche, voilà. On peut s’en emparer pour en faire quelque chose sur une scène. Ça a été traduit dans ce sens et je pense que ça a été édité aussi dans ce sens. Les éditeurs viennent de Marseille, du monde du théâtre, là où ça joue et ça compose pour aujourd’hui. On aimerait que ça soit un matériau vivant pour ressourcer et peut-être inventer de nouvelles choses au théâtre aujourd’hui.
Propos recueillis par NR.