En adaptant le film Shock Corridor de Samuel Fuller (1963) au théâtre, Mathieu Bauer relève à nouveau son défi favori : mêler les formes artistiques pour dire au mieux les enjeux du monde actuel. Entre théâtre, cinéma, musique, chorale, articles de presse et littérature, le metteur en scène ne s’interdit rien, et plonge le spectateur dans une représentation hybride.
Dans ce qui aurait pu être un méli-mélo de performances artistiques sans lien apparent, chaque élément trouve sa justification et apporte du sens à l’histoire. L’histoire, justement, c’est celle d’un journaliste, Johnny Barrett, qui rêve d’obtenir le prix Pulitzer. Prêt à tout pour décrocher la récompense, il se fait passer pour fou et interner dans un hôpital psychiatrique pour résoudre l’affaire du meurtre d’un patient de l’établissement. Dans l’obscurité, la pièce s’ouvre sur un rire mystérieux : celui d’une femme, qui incarnera Samuel Fuller, le réalisateur du film à l’origine de la pièce. Cigare aux lèvres, elle raconte les coulisses du tournage et la genèse du premier plan devenu culte. Mais pas que. De façon plus générale, c’est la vision du cinéma de Fuller qui est décrite ici. Présent tout au long du spectacle sous ces traits féminins, le réalisateur est presque élevé au rang de héros de la pièce. Celle-ci devient alors un support pour sa biographie et filmographie, présentées sous forme d’une interview-discussion au micro.
Au-delà de la réalité des conditions de vie dans un hôpital psychiatrique, le film de Fuller visait avant tout à dépeindre métaphoriquement l’Amérique « malade » des années 60. L’hôpital lui sert de prétexte pour dénoncer ses plus grandes tares (le racisme, la haine de l’autre, le communisme, le nucléaire, la course au scoop et à la réussite sociale) via des marginaux : un étudiant noir qui se prend pour un membre du Ku Klux Klan, un ancien GI traumatisé par les Rouges, un scientifique phobique du nucléaire, et un journaliste obnubilé par son enquête. En bref, l’Amérique des sixties serait une vaste maison de fous. Comme dans un music-hall, la mise en scène de Mathieu Bauer fait intervenir un présentateur au micro pour introduire les personnages un à un. Une ambiance qui tend vers le cirque, et fait de l’hôpital psychiatrique et de l’Amérique des années 60 une gigantesque foire. Dans un registre shakespearien, une « grande scène » où se jouerait le spectacle de ceux qu’elle a fait sombrer. L’institution psychiatrique et ses méthodes de travail sont moquées tout au long de la pièce avec subtilité. On retiendra surtout le côté ridicule du médecin accentué par son tic nerveux, sous le regard ironique du portrait de Freud posé sur le coin de sa table.
Très présente tout au long du spectacle, l’histoire de Sam Fuller devient une séquence indépendante, qui a l’inconvénient de trop souvent entrecouper l’enquête du journaliste. Soutenu par sa petite amie et complice Cathy, il joue constamment un rôle au sein même de la pièce, pour pouvoir rester à l’hôpital le plus longtemps possible. Ce rôle, c’est celui d’un pervers sexuel incestueux qui désire Cathy, qu’il fait passer pour sa sœur. Deux scénarios différents (la vie de Fuller et le rôle fictif de Johnny) sont inclus dans une seule et même histoire. Le tournant de la pièce a lieu au moment où le rôle de Johnny et son enquête se confondent. À force de se faire passer pour fou, il finit par incarner pour de bon le rôle qu’il s’était donné.
Sa descente aux enfers se fait graduellement, et chaque avancée de son enquête correspond à une régression mentale supplémentaire. Chaque fois un peu plus enfoncé dans la folie, Johnny Barrett se retrouve finalement moins lucide que les patients qui l’entourent, au point de ne plus se reconnaître lorsqu’il voit son portrait dessiné par l’un d’eux. Deux phénomènes coexistent : la folie entraînée par trop de lucidité, et la lucidité inhérente à la folie.
Lorsque l’on traite de la folie et des maladies psychiatriques en art, le principal défi réside dans la représentation même de cette aliénation. Dans sa mise en scène, Mathieu Bauer, comme pour répondre aux quelques critiques émises sur le film de Samuel Fuller, ne fait pas dans le grotesque. Ici, la folie n’est montrée qu’à demi-mot. Plutôt que de l’expliciter, il la fait ressentir par une accumulation de détails. Et c’est ce qui fait l’habileté de sa mise en scène. Les patients de l’hôpital, plutôt qu’être caricaturés, sont représentés dans une furie mimétique et envahissante, autant du point de vue visuel que sonore. Dans ce huis clos où le décor change très peu, le public, relativement proche de la scène, est facilement intégré à l’action. Les patients de l’hôpital n’hésitent donc pas à venir discuter avec les spectateurs pour y propager peu à peu leur démence. Comme pour la banaliser, se fondre dans la foule.
Au début de la pièce, l’attention est attirée par leurs gestes mécaniques : tous alignés, ils gonflent chacun leur tour des ballons de baudruche colorés, qui finissent par être crevés un à un par le personnel hospitalier. Tout au long du spectacle, des bruitages et des chants accompagnent les discours des personnages, qui se mettent à les reprendre les uns après les autres. Comme un fond sonore perpétuel, ces bruitages buccaux (donc relativement agaçants) prennent le relais de la parole, quand les mots ne suffisent plus à dire la folie.
Virevoltant au milieu de performances de danse et de chorale, les personnages, comme s’ils étaient eux-mêmes schizophrènes, endossent souvent plusieurs rôles. Dans cette valse infinie, tout est fait pour nous perdre, et nous attirer, nous aussi, dans la démence. Pourtant, Mathieu Bauer maîtrise très bien sa technique, et malgré toutes ces séquences entrecoupées, son histoire ne divague pas. Chaque performance est utilisée à bon escient et toutes se succèdent de façon logique, dans un seul et même décor. Quand une actrice s’adonne à un strip-tease, Bauer en profite pour lui permettre de changer de rôle et revêtir un autre costume. Loin de nous déconcentrer, la présence des musiciens sur scène crée une atmosphère toute particulière, où la musique semble répondre et résonner avec les mots des personnages.
L’utilisation des sons et dialogues originaux du film, ainsi que la narration au micro donnent un ton très cinématographique à la pièce, comme si le spectateur suivait une caméra. Autant de choix qui nous plongent subtilement dans l’atmosphère du film, toujours présent en toile de fond. Dans la scène finale, le metteur en scène démontre son talent d’adaptation en utilisant la métaphore de l’eau présente dans le film. Il fait de cet hôpital un navire qui coule : alignés, les acteurs se noient littéralement dans un verre d’eau. Gestes et bruits passent d’un personnage à l’autre de façon mimétique, et la folie, de la même manière, se propage de façon contagieuse.
Comme dans une réaction en chaîne, Mathieu Bauer fait en sorte que chaque personnage, au contact d’un autre, sombre à son tour dans l’aliénation. Johnny sera le premier. À force de vouloir élucider l’affaire, il tombe dans la confusion mentale sous l’influence des patients de l’hôpital. Le second maillon de cette chaîne, Cathy, face à la transformation de son compagnon, finit elle aussi par intégrer l’hôpital psychiatrique dans la scène finale. Le dernier maillon, Sam Fuller, sera prétexte à une réflexion plus générale. À la fin de la pièce, Mathieu Bauer choisit de le faire dialoguer avec Cathy, le personnage qu’il a lui-même créé. Pour s’être trop longtemps penché sur l’élaboration de ce personnage devenu fou, serait-il, lui aussi, en train de sombrer ? C’est en tout cas la réflexion à laquelle m’a amené ce choix de mise en scène, et que j’ai pu confirmer en repensant à une phrase prononcée par Fuller dans la pièce. Lors de la séquence d’interview, il explique que selon lui, pour bien incarner un personnage, il est inutile d’aller à sa rencontre. Un acteur pourrait donc « vivre son rôle » en se passant de la réalité du terrain. C’est ainsi qu’en adoptant la mauvaise méthode (s’infiltrer sur le terrain), Johnny Barrett finit par ressembler aux témoins de son enquête. En jouant le rôle d’un psychopathe, il en devient un.
Finirait-on donc toujours par ressembler à celui que l’on souhaite incarner, représenter, travailler, ou y serait-on plutôt prédestinés ? La réponse est en partie donnée lors d’une des séquences biographiques de la pièce, qui cite quelques noms d’acteurs de films américains de l’époque. Pour le narrateur, les acteurs qui ont des « têtes de blattes que l’on voudrait écraser » sont toujours voués à jouer des rôles de « ploucs et de minables ».
Julia Inventar
Vu le mardi 25 septembre au Nouveau Théâtre de Montreuil
Shock Corridor, d’après le film Shock Corridor de Samuel Fuller
adaptation, mise en scène et scénographie Mathieu Bauer
collaboration artistique et composition Sylvain Cartigny
dramaturgie Thomas Pondevie
costumes Léa Perron
création sonore Alexis Pawlak
création lumière Xavier Lescat
Avec les acteurs du Groupe 42 du TNS : Éléonore Auzou-Connes, Clément Barthelet, Romain Darrieu, Rémi Fortin, Johanna Hess, Emma Liégeois, Thalia Otmanetelba, Romain Pageard, Maud Pougeoise, Adrien Serre et les musiciens Mathieu Bauer, Sylvain Cartigny, Joseph Dahan.
Du 21 au 28 septembre, et du 18 au 26 octobre 2018.