Un jeudi soir de pluie battante, mi-février, Sherlock Holmes m’a tirée d’un état proche de l’Ohio. L’impossible s’est produit : Le fog londonien s’est transformé en gaz hilarant. Mes états d’âme influent sur mon état de spectatrice. Je ris comme je pleure, je pleure comme je ris. L’hiver s’étale et me devient presque insupportable. J’ai besoin d’horizon.
Deux jours avant j’assistai à un spectacle dont le propos m’a totalement échappé. Je me suis ennuyée à mourir. Mon compagnon et moi avons bâillé à nous en tordre la mâchoire. On a soupiré et supporté. Violence de ressentir que le premier spectacle d’une jeune compagnie a des pouvoirs soporifiques ! Je n’avais pas les mots pour le dire. Je ne voulais surtout pas être blessante en m’exprimant à chaud, mais j’étais vivement agacée d’entendre un tas de commentaires dithyrambiques sans argumentaire, encouragés par la mode de cette brosse à reluire qu’on passe souvent dans les lieux culturels pour justifier une programmation.
Parbleu, on peut dire qu’on a pas été transportés par un spectacle, non ? J’ai l’impression que Laurent et moi sommes les mauvais coucheurs de la soirée. Dans le hall du théâtre on se sentirait presque obligés de mentir. J’ai besoin de réfléchir. On sort assez rapidement pour ne pas avoir à déballer notre embarras, en bâillant de plus en plus, épuisés, tous juste remis sur pied après une gastro et une grippe. Étrange sentiment. À la fois lasse et remontée comme une pendule, guère disposée à fermer mon clapet et moins encore à sourire benoîtement devant les passeurs de pommade. La contrariété s’accumule avec la fatigue, je me suis noyée dans des soucis qui n’ont pas lieu d’être. Dépassée par ce que j’avais résolu de mettre à distance : les râleurs patentés qui pompent ta sève vitale, la vilenie humaine, l’égoïsme à peine feutré de certains congénères, la bêtise des médias. Je ne me sens bien nulle part.
Ras-le-bol à tous les étages. Qu’est-ce que je fous là ? Deux solutions s’offrent à moi. Première possibilité. Tu fais comme les autres et adhères au mal-être ambiant : tu grognes, vocifères, deviens agressive, gaspilles ton énergie pour rien, réagis de façon animale, tournes dans ta cage comme un hamster, ratiocines et finis par t’épuiser toi-même. Tu sombres dans le catastrophisme.
Deuxième possibilité « salvatrice ». Tu essaies de te hisser un peu plus haut pour voir la lumière et tâcher d’utiliser la culture comme viatique. Tu continues de penser que tu pourrais par tes actions éviter que les smartphones cessent d’avaler les cerveaux des ados. Alors tu dois bravement accepter d’être considérée comme une dissidente, une cinglée, une fille sans décence qui ne réalise pas l’ampleur du désastre. Tu recharges les batteries, tu décides de ne pas te taire et tu restes convaincue que l’épanouissement et le progrès passent par l’acte créatif dont fait partie celui de la critique. Pour autant tu n’es pas prête à tirer sur l’ambulance, tu préfères prendre le temps de la réflexion. Par conséquent, tu choisis d’écrire sur un spectacle foldingue et hors du commun qui occupe ton esprit depuis deux semaines. Ne serait-elle pas un peu tire au flanc, celle-là ? Peut-être, mais cette position peut aussi être celle qui choisit de se protéger pour mieux agir, autrement, ou à retardement. Pour réorienter son énergie et prendre d’autres responsabilités.
Big ben a sonné c’est l’heure d’écrire.
Heureusement, Sherlock Holmes m’a sauvée avec son dernier coup d’archet ! L’impertinence, la vivacité de ce spectacle m’ont fait rire aux larmes. Entrée engourdie, je suis ressortie ragaillardie, toujours sous la pluie. Je ne sais pas trop ce que je vais voir. Mais je n’ai que la rue a traverser pour me rendre à la MJC de ma commune. Un teaser a aiguisé ma curiosité : « Spectacle jeune public dès 8 ans ». Je suis accompagnée d’une amie proche et de sa fille. Il est 19h, un jeudi soir.
Lu dans la pénombre de la salle sur la note d’intention : « Sherlock Holmes n’est plus détective. Il est bonimenteur, et vous invite sur un coin de tapis avec Trévor, son fidèle musicien, à participer à sa dernière aventure. Car pour raconter son ultime exploit, celui qui l’a conduit à un duel à mort contre Moriarty, son ennemi juré, SH fait confiance à l’intelligence et à l’énergie commune ».
Nicolas Turon et son acolyte musicien Fabrice Bez ont un coup d’archet magique. Ils revisitent totalement l’univers du célèbre détective un peu guindé de Baker Street. Invitation au délire collectif. Les deux bonimenteurs se transforment en « Sherlock » et « Trevor » trublions qui nous invitent collectivement à résoudre l’énigme de la dernière aventure de M. Holmes.
Nous partons pour une enquête holmésienne, pas intellectuelle pour un sou.
On s’installe in medias res. Nicolas Turon prend soin de séparer enfants, ados et adultes ; avec une autorité digne d’un vieux maître d’école. Chaises dans le fond et sur les côtés pour les grands, tapis magique pour les autres. À peine assise, je me détends. J’ai mis de côté mes tourments. Voir de dos tous ces gamins sur le tapis devant les comédiens qui chuchotent en élaborant des scenarii plus improbables les uns que les autres sur ce qui va se passer, est un vrai plaisir.
L’appétence pour la féerie de l’imaginaire est bien présente. Assis en tailleur, ou à genoux, tous sont dans l’attente d’une surprise, un peu effrayés par le détective british aux allures de « maître de cérémonie » qui nous accueille. Mes semblables sont assis sagement sur des chaises autour, mais je vois qu’ils ont l’œil qui frise. Délice d’observer la mixité du public. Une classe de sixième avec leur prof, des parents et leurs gamins, grands-parents et petits-enfants. J’observe longuement, et en tant que fidèle du lieu, je peux dire que nombre de spectateurs me sont inconnus. Bonne nouvelle !
Lola me jette un coup d’œil de temps à autre depuis le tapis. Oui, je suis là. Elle est collée à sa copine, elle a la banane, mais mâchouille son foulard pour se rassurer. Eh oui, on ne sait pas ce qui va se passer et ça c’est génial à 8 ans (et tout autant passés 40 ans) ! On forme une joyeuse communauté coupée du monde sous la tempête ! - qui va vivre un moment désopilant. Une incroyable connivence s’établit dès les premières minutes entre les comédiens et le public. Grâce à quoi ? À un dispositif scénique plus proche du spectacle de magie ou du conte que du théâtre à l’italienne. Personne ne surplombe. À la présence de tous les accessoires sur l’avant scène qui titillent la curiosité. À l’apostrophe initiale qui nous est adressée par Sherlock.
Pourquoi acceptons-nous d’entrer dans le jeu de ce zozo qu ‘on ne connaît ni d’Ève ni d’Adam, affublé d’un costume désuet ? Pourquoi obtempérons-nous, lorsqu’il nous impose le silence et une place sur un ton légèrement collet-monté ? Je ne sais pas. On a envie de se perdre dans les bas-fonds londoniens. Nous le pressentons, l’aventure sera inoubliable. On va assister à un feuilleton grandguignolesque. Mais on ne le sait pas encore ! Le quatrième mur va voler en éclats. Moi j’ai tellement besoin de faire éclater le cadre administratif et le gris du ciel qui m’oppressent, que je suis complètement disposée au délire. Mon hyper émotivité me rend hyper réceptive. C’est exactement le cocktail dont j’ai besoin. Une dose de provocation et d’insolence assumée. Ça va secouer.
Les règles de la dramaturgie théâtrale seront déchirées en mille morceaux. Le spectateur n’est plus dupe, il devient moteur de l’action. Les deux comédiens font une confiance aveugle à l’intelligence collective. Elle sera le vainqueur de ce boniment d’aventure. À peine le cadre de l’intrigue posé sur un ton cérémonieux, Nicolas Turon incarne Sherlock, et rebondit, saute, digresse. Sa verve s’adapte à chaque regard croisé. Je l’ai vérifié sur différentes vidéos, il adapte spontanément son discours au public et au lieu. Il s’accroche à l’archet et vogue la galère, en route pour l’étourdissement. Son comparse Trevor reste un discret dandy. C’est l’homme orchestre qui contraste avec son fougueux duettiste. Avec son allure désuète de majordome il rythme le spectacle de ses interludes musicaux.
Des spectateurs entrent peu à peu en jeu sur la sollicitation de Sherlock. Le trublion ne manque pas une occasion de faire à chacun un commentaire caustique pour incarner, qui le détective Lestrade, qui un pendu, qui un badaud londonien. Un autre se transforme en fiacre qui portera Sherlock sur son dos. Une jeune fille est chargée de faire résonner le carillon de Big Ben. Deux gamins affublés de casquettes deviennent des orphelins londoniens. Le tout à grand renfort d’accessoires minimalistes. Et deux des spectateurs les plus âgés sont métamorphosés en boxeurs. Ils se plient à la demande de se battre en duel pour ajouter de la véracité au récit ! Le tour est joué. La mécanique ne s’arrête pas une minute. La répartie de Nicolas Turon est impressionnante. Il fonce dans le brouillard. Son culot est sans limite. Allusions aux penchants politiques peu glorieux des habitants de la région, à l’éveil à la sexualité de préadolescents. Perplexité incisive devant les noms des habitants, moquerie vacharde de certaines coupes de cheveux. La salle est emportée. Personne ne sort vexé. Personne ne se sent manipulé. Ça pourrait déranger, mais la salle rit de concert.
Lola manque d’être sollicitée pour entrer dans la lumière. Elle rit aux éclats. Je remarque sa déception. Chacun a bel et bien envie de devenir un maillon de l’énigme. Il suffit d’un geste discret de Nicolas Turon qui signale sa bienveillance et son esprit farceur pour emporter l’adhésion. Une tape dans le dos, une poignée de main, un sourire complice lui rendent toute son humanité. Bien entendu, la moitié de ces folles digressions ne sont pas comprises par les enfants mais on s’en moque, car l’intrigue aux divers niveaux de lectures est adaptée à tout spectateur un peu curieux.
Sherlock Holmes, son dernier coup d’archet est à classer dans le registre du théâtre forain, ambulant, qui s’adapte à chaque lieu, à chaque public. Mais le boniment n’a plus pour objectif d’arnaquer le public. C’est un outil magique pour animer son émotion, activer ses neurones, aller à sa rencontre et fabriquer un récit avec lui. Chaque représentation est une création unique menée à toute vapeur sur la corde de l’archet. Outre le côté désopilant et agitateur de Nicolas Turon, c’est le désir de créer une énergie commune qui m’a rendu ce jour de pluie, l’envie d’être moi-même, de retrouver mon esprit frondeur et ma volonté farouche de ne pas suivre le troupeau. L’improvisation est un art vivant. Élémentaire mon cher Watson.
Je vous invite à fureter du côté des autres créations de la Compagnie des ô, à vous perdre dans le dédale du Roman de la rue de Nicolas Turon et à écouter quelques-une ses irrévérencieuses chroniques radio.
Claire Olivier
Sherlock Holmes, son dernier coup d’archet, La compagnie des O, idée originale et interprétation - Fabrice BEZ et Nicolas TURON. Texte - Nicolas TURON. Composition musicale - Fabrice BEZ. Création lumières et Régie - Emmanuel HUMEAU. Regards extérieurs - Greg TRUCHET, Simon BONNE. Costumes - Lesli BAECHEL. Réalisation Marionnette - Cécile CHEVALIER. Coachs Martionnette - Louis-Do BAZIN et Delphine BARDOT.
Principales dates de représentations en 2020 :
Et pour en savoir plus sur leur travail :
https://www.youtube.com/watch?v=HiB7bFZfq7Q