Comme l’évoquait Michel Leiris dans son addendum à L’Afrique fantôme, journal de bord de sa participation à l’expédition Dakar-Djibouti de 1931 menée par Marcel Griaule, où il narre sa découverte des rituels Zar de l’Éthiopie, très proches des phénomènes de transe du Vaudou, on trouve, dans la relation aux morts que ces rituels font agir, certaines des racines les plus anciennes - les plus archaïques au vrai sens du mot - et les plus puissantes de ce que nous appelons aujourd’hui le théâtre.
Il ne s’agissait pas du tout ici de « construire un personnage », comme en parlait Constantin Stanislavski, [1] mais d’être pris, possédé, envoûté, en quelque sorte ensorcelé, par un être absent qui, au cours du rituel, prend possession du sujet, altère ses attitudes, change sa voix et s’exprime à travers lui à l’intention des membres d’une communauté.
Il est probable que, bien avant l’invention de la tragédie, avant même le temps des pythies et des fêtes dyonisiaques, l’une des origines premières du théâtre que nous avons hérité des Grecs pour, plus tard, le faire évoluer, se trouvait dans un phénomène de possession de ce type.
Il est certain, en tous cas, que dans toutes les cultures humaines, l’un des aspects fondamentaux du théâtre à ses origines - quel que soit le nom qu’on lui donne -, est de faire réapparaître les absents, de redonner leur voix aux ancêtres d’un peuple. De prendre suffisamment de distance avec l’instant présent et l’existence éphémère de chacun, pour être en mesure de retracer mythiquement le récit de la collectivité dans ce que les conteurs appellent « le grand temps », afin d’en dessiner le sens.
La société occidentale moderne qui se répand sur la planète, cartésienne, matérialiste et obsédée par la mesure quantitative de toute chose, tend à nous faire oublier cette source essentielle au profit d’une notion de divertissement, de pur spectacle, qui fait perdre le sens de cet outil central. Son usage premier est passé à la trappe et on finit par accepter l’idée que ce qui se déroule sur une scène n’est destiné qu’à nous distraire un peu de nos difficultés et de nos malheurs sans nous aider à les comprendre et à les surmonter. À les travailler à l’aide d’outils symboliques.
Certes, l’espace-temps de la scène est toujours par définition situé hors du quotidien, et c’est en cela qu’il conserve un aspect "sacré" (au sens premier de séparé), mais cette rupture de temporalité devrait précisément servir à percevoir à bonne distance ce qu’on ne peut pas voir lorsqu’on se trouve emporté par le flux incessant du temps présent, non à nous détourner de nos vies.
En perdant cet usage du "sacré", celui d’un approfondissement de notre perception du réel sur un fond de culture commune, on se prive d’un outil extrêmement important, dont le but initial est de vérifier qu’une communauté humaine ne se trompe pas de chemin, pour l’aider à redresser sa trajectoire ou en changer, en tenant compte de son passé, des avertissements et des germes qu’il contient. Tenter aujourd’hui de faire revivre cet outil est donc une expérience humaine, artistique, spirituelle et profondément politique. Pour trouver leur efficacité, ces éléments doivent être inextricablement entremêlés et je pense qu’il serait vain de privilégier l’un d’entre eux, sous peine de se laisser emprisonner dans un langage trop spécialisé qui ne saurait plus rendre compte de la richesse de l’ensemble.
L’expérience unique à laquelle s’est prêtée en juin 2010 la compagnie Ondinnok sous la houlette de Yves Sioui Durand, sur la scène de l’Ex-Centris de Montréal pour une dizaine de représentations, avait pour objectif à peine audible pour des Occidentaux, de faire renaître cette fonction sacrée du théâtre, non seulement en la faisant vivre sur une scène, mais en tentant de la rendre performative à partir d’éléments issus des cultures précolombiennes. Il n’y a peut-être qu’un Huron-Wendat, comme Sioui, pour ne pas considérer cette mission comme impossible...
Voilà comment son animateur présente la démarche de la compagnie : « Ondinnok est un mot wendat désignant un rituel théâtral de guérison qui dévoile le désir secret de l’âme. Notre théâtre vise à reconquérir un imaginaire, une terre de rêve, à rapatrier une mémoire pour dégager un avenir. Voilà, c’est ça faire Ondinnok ! Née dans l’urgence d’une véritable reconstruction culturelle, Ondinnok, après plus de trente-cinq années de créations métamorphiques, propose une éthique ancrée aux valeurs léguées par les ancêtres et constitue un exemple de résistance artistique dont l’exigence est de la plus haute teneur. La communauté, la famille, qui s’est constituée autour de la compagnie est vivante et diversifiée. Nous avons à cœur de transmettre notre patrimoine et de laisser une trace pour les futures générations d’artistes autochtones. »
Il s’agit donc des retrouvailles avec un vaste récit américain d’avant l’arrivée désastreuse des Occidentaux, qu’Ondinnok essaie de faire vivre au 21ème siècle avec l’aide d’une pièce maya, l’une des toutes dernières encore actives dans la ville de Rabinal au Guatémala, XAJOJ TUN RABINAL ACHI, jouée comme un rituel et non seulement représentée.
XAJOJ TUN RABINAL ACHI est une réinterprétation contemporaine du grand théâtre dansé cérémoniel maya Rabinal achi gardé vivant depuis la conquête espagnole du Guatémala en 1547. Transmis d’abord oralement, il fut transcrit une première fois en français vers 1862. En 2005, l’œuvre a été classée Patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’UNESCO. Sa version originale, qui peut durer une dizaine d’heures, est jouée chaque année lors de la fête de Saint-Paul, le 25 janvier, sur le parvis de l’église San Pablo de Rabinal au Guatémala. Ce récit raconte la capture, le procès et la mise à mort d’un guerrier rebelle, Kaweq Kiché, qui a trahi l’ordre social. Autour de lui, la cour du seigneur Job Toj, la reine Ixoc Ahau, la princesse Mère du Quetzal et le guerrier de Rabinal. Dans XAJOJ TUN RABINAL ACHI, on retrouve aussi les fragments de deux autres grands textes précolombiens sauvés de la destruction : Le Popol vuh, texte portant sur la mythologie et l’histoire des migrations des Mayas et le Chilam balam de chumayel, texte de prédiction divinatoire calendrique. Ces trois textes sont parmi les plus grands trésors de la littérature amérindienne.
Né dans une réserve au Canada français, Yves Sioui Durand est comme je l’ai dit, d’origine Huronne-Wendate, ces civilisations méconnues dont David Graeber et David Wengrow nous ont rappelé l’importance dans leur ouvrage essentiel « Au commencement était... ». Je vais tenter de dire ici ce que j’ai pu comprendre de la démarche inouïe de cet homme, qui se joue à plusieurs niveaux. Avec Ondinnok, Sioui Durand consacre sa vie à la pratique d’un théâtre améridien qui trouve ses sources et tente de se refonder dans l’ensemble des traditions de l’Amérique précolombienne. C’est l’idée d’une vaste civilisation amérindienne sur l’ensemble du continent américain qu’il s’agit de retrouver et de remettre en vie grâce au théâtre considéré comme « une rencontre des humains et des esprits ». Cette ambition extraordinaire, nous autres Occidentaux pouvons en percevoir certains aspects en nous référant à la mythologie et au théâtre grec des origines, ainsi que le fait Sioui Durand lui-même (il va jusqu’à parler de "nos Grecs à nous"). Comme pour l’Illiade et l’Odysée d’Homère, le récit mythologique du parcours d’un peuple permet à ses ressortissants de ressentir leur appartenance collective non pas seulement d’un point de vue historique, mais avant tout de façon symbolique et spirituelle. Et les énigmes métaphysiques que posent à tous les citoyens d’Athènes les tragédies d’Eschyle ou de Sophocle, proposent une mise en jeu historico-mythique des croyances, de l’éthique, des valeurs profondes partagées par ce peuple.
C’est un processus artistique de ce type qu’Yves Sioui Durand et son équipe panaméricaine ont voulu faire naître ou peut-être renaître, avec l’invention d’une façon totalement inédite de montrer XAJOJ TUN RABINAL ACHI, l’une des dernières pièces mayas d’avant la colonisation espagnole encore régulièrement jouées dans l’actuel Guatémala [2].
Comme souvent dans l’histoire des formes artistiques dans le monde, les modalités de transmission et d’usage de cette forme sont parfaitement paradoxales. « Les missionnaires vont le plus souvent modifier le théâtre dansé des Autochtones en introduisant leur propre symbolique et leurs codes. Ce qui est particulier au Rabinal Achi c’est que celui-ci n’a pas subi de telles modifications » explique Sioui Durand. Cependant, rappelle Jean-François Côté, cette pièce maya, qui met en scène le procès et la mise à mort d’un guerrier rebelle à l’Empire, resta longtemps clandestine jusqu’à ce que le colon comprenne qu’il pouvait l’utiliser à son profit, en faisant porter par des Espagnols le rôle du pouvoir dominant châtiant le guerrier révolté. Sa conservation a alors été autorisée sinon encouragée, dans la mesure où elle pouvait constituer un avertissement pour les « indigènes » susceptibles de se dresser contre l’envahisseur. Elle est donc arrivée quasiment intacte jusqu’à nous et Sioui Durand s’en est emparé avec Ondinnok, en l’entrelaçant d’autres textes sacrés de la tradition maya, pour en faire une base de connaissance et de reconnaissance de la culture amérindienne comprise au sens le plus large. Je le redis ici, il est plus qu’intéressant à ce sujet de lire l’ouvrage majeur de David Graeber et David Wengrow « Au commencement était... » dont vous trouverez ici un commentaire éclairant [3].
La fabrication par Ondinnok de cette véritable œuvre collective de « décolonisation » culturelle que je n’ai pas encore eu la chance de voir, est relatée par le menu dans un ouvrage d’analyses et d’entretiens richement illustré, édité par les Presses de l’Université Laval, que je viens de lire, Xajoj Tun, Le Rabinal Achi d’Ondinnok, Réflexions, entretiens, analyses, sous la direction de Yves Sioui Durand, Catherine Joncas, Julie Burelle et Jean-François Côté.
Voici ce que dit de cette démarche à laquelle elle a participé, la chorégraphe et interprète nahua Leticia Vera dans un entretien retranscrit dans le livre : « On voit comment pour les gens, c’est un réveil positif, une autre vision des Autochtones, des artistes autochtones. [...] Je pense que le temps est venu pour que ce réveil commence et s’élargisse vraiment partout. [...] C’est comme planter une semilla, une graine, importante pour la suite. »
Parmi les scènes tirées du Popol Vuh et du Chilam Balam que notre maître de cérémonie - qui porte lui-même le rôle du Diable, cette invention chrétienne - , [4] a introduites dans ce travail, certaines font intervenir des personnages ancestraux dont la présence varie à chaque « séance », en fonction de la relation que les comédiens entretiennent avec eux ce soir-là, par l’entremise d’un masque qui les "appelle". Nous ne sommes donc pas ici dans la représentation de personnages, mais dans un acte rituel très proche de l’idée de "possession" que j’évoquais au début de ce texte, dont la forme est, par définition, imprévisible d’un jour à l’autre.
Il y a donc au moins deux niveaux d’action simultanés dans cette pièce, la forme du rituel, qui reprend la dimension sacrée des origines du théâtre et le récit de la pièce elle-même, qui fait réapparaître une civilisation détruite par les Occidentaux qui peut être considérée comme faisant partie de leurs origines par les Autochtones d’Amérique du Sud et du Nord.
On pourrait alors dire que cette affaire ne concerne vraiment que les ressortissants de ces peuples qu’on nomme « premiers » au nord du continent, et lorsqu’Yves Sioui Durand explique qu’il ne tient ni à séduire ni à convaincre un public allochtone, on le comprend bien.
Et en effet, entrer dans ce dialogue, ce serait tomber dans le piège consistant à défendre « un rituel théâtral de guérison visant à dévoiler le désir secret de l’âme » à partir des représentations (positives ou négatives) que se font des cultures amérindiennes les descendants des colonisateurs occidentaux. Cependant la nuance est subtile. Il faut d’abord préserver l’autonomie culturelle et le mystère de ce travail afin qu’il puisse produire une retrouvaille profonde où des êtres dépossédés d’appartenance se réapproprient une part de dignité perdue. Qu’il puisse accomplir son œuvre humaine sans être altéré par des idées préconçues, privé de son ineffable extranéité par nos catégories anthropologiques, la pensée théorique issue d’un Occident à prétention universaliste...
Et, comme le rappelle Julie Burelle en s’appuyant sur les travaux de Sandya V. Hartman : « Refuser que le public puisse facilement s’identifier aux protagonistes, c’est aussi rappeler au public allochtone qu’il a un rôle à jouer dans le traumatisme actuel des Premiers Peuples. »
Mais cela n’empêche pas que cette œuvre, au-delà de sa dimension profondément politique de renaissance culturelle qui n’appartient qu’aux Autochtones, fait aussi partie d’un ensemble de travaux (dont ceux de Jerzy Grotowski) qui concernent également tous ceux pour qui le théâtre n’est rien d’autre, partout et toujours, qu’un outil fondamental de construction et de reconstruction de l’humain dans sa dimension collective.
Voilà ce que j’en ai compris et ce que je peux en dire aujourd’hui, à partir de ce que je sais et après la lecture de l’ouvrage [5] qui relate cette expérience énigmatique et précieuse aux ambitions démesurées, dans l’attente de la vivre.
Nicolas Roméas
http://www.ondinnok.org/en/all-productions/xajoj-tun-rabinal-achi/