Enfin
des cadeaux intelligents !





   




Requiem pour une anti-madone




Mise en garde au lecteur. Si je vous semble béate d’admiration devant la Magnani, je l’assume pleinement. Si mon exaltation devant ce spectacle vous semble démesurée, je l’assume pleinement. En revanche si vous me pensez victime de magnanimania ou vous me soupçonnez d’accointance avec la comédienne Marie-Joséphine Susini, vous faites fausse route.

Je ne vais pas ici me prosterner devant l’icône du cinéma italien. Je ne lui voue pas un culte aveugle. Et la comédienne n’est pas une amie, je l’ai rencontré par un heureux hasard. Je suis juste convaincue que nous avons autant besoin de figures du passé emblématiques et complexes que d’artistes passionnés pour nous guider dans nos choix et nos réflexions.

Pourquoi Anna Magnani continue-telle de nous fasciner quand on la découvre ? Peut-être parce qu’elle était libre. Parce qu’elle ne rentrait pas dans le rang. Parce qu’elle n’était ni celle dont on ne dit rien, ni un canon de beauté. Parce que ses grands yeux à l’écran magnétisent.
Parce que sa voix et son intonation électrisent. Parce qu’elle était populaire et mystérieuse à la fois. Parce qu’elle a tourné avec les plus grands réalisateurs de Rosselini à Renoir en passant par Visconti, De Sica, Fellini ou Pasolini entre autres. Parce qu’elle a toujours lutté contre le conformisme bourgeois. Parce qu’elle avait ce supplément d’âme que beaucoup lui envient.
Peut-être parce que nous traversons encore une période trouble où le pouvoir de dire « non » et de se mettre à distance du bruit du monde est plus que jamais d’actualité.

J’ai vu plusieurs grands films du cinéma italien dans lesquels elle joue. À chaque fois je ne vois qu’elle. Son féroce désir de vivre, de dire, d’interpréter. Anna Magnani ne ressemble à aucune autre. Ce n’est pas une icône glamour, elle n’est pas apprêtée. Elle a le verbe haut, de grands cernes sous les yeux. Complexe et multiple. Mondaine et gouailleuse. Joyeuse et sombre. Une sorte de femme caméléon.

J’écris depuis les Cévennes. Deux terrasses se font face. Celle de notre gîte et celle du bistrot. Une place idéale de spectatrice de la vraie vie d’un vrai village. Ici on se salue. On parle pour ne rien dire. On se raconte. On râle. On construit des projets. On critique. On rit. Passent le curé, les familles du crû, les dames patronnesses, les vacanciers habituels, des hollandais ébahis par tant d’authenticité, des élus qui se rendent à une réunion à la mairie. Le soir la terrasse du bistrot est remplie. Entre les pétunias, oliviers et impatiences des jeunes altermondialistes, des villageois, des randonneurs avec des ânes sur le chemin de Stevenson goutent la fraîcheur, trinquent et se racontent. Tout y passe. Les maisons à vendre, le prix des locations, la chaleur, l’Hérault qui baisse, les courgettes et les melons mûrs à point, les tomates qui grillent dans le potager, l’absurdité des mesures sanitaires. L’incompréhension devant tant de défiance du gouvernement envers les citoyens. Un certain parfum de résistance cévenole qui me plaît bien et me fait penser à Anna Magnani.

Je ne suis pas une citadine en quête d’authenticité. Je réside dans un village de Champagne. Je sais ce qui est sincère. J’ai des antennes. Elles ont poussé brutalement et sont très sensibles. Pour mon plus grand bien. Elles me permettent d’être juste. Le spectacle Anna Magnani le temps d’une messe est un trésor de vérité et de vitalité.

Dernier jour au festival d’Avignon. Notre train part en fin d’après-midi. Soleil de plomb. Je traîne dans les rues avec ma petite valise à roulettes et mon sac à dos au milieu des comédiens qui rivalisent d’originalité pour distribuer des tracts de leurs spectacles, des festivaliers errants comme moi, des anglais bruyants en goguette, des laissés pour comptes et des artistes ambulants.

L’air est bouillonnant. Je suis décidée à aller voir ce spectacle. Seule. Juste avant de partir. Comme un moment de recueillement, de retrouvaille avec moi-même, un cadeau que je me fais.

Hier matin, avec Victoria, son amie Adelaïde et mon amie Magali, nous sommes allées voir une représentation d’Hamlet au Théâtre de l’Albatros. Sorties enjouées, dynamisées par la fraîcheur de jeunes comédiens qui ont su porter à la scène le sens de ce texte. On discute gaiment devant le théâtre [1]/.

Je croise une petite femme brune et pétillante. La chargée des relations publiques lui dit « Mais tu ne parles pas de ton spectacle ! » Marie-Joséphine Susini, la comédienne, m’interpelle. Me parle d’Anna Magnani. Son œil frise. Elle est transportée. Si je dois voir un dernier spectacle avant le départ ce sera celui-là. Les filles ne sont pas motivées. Je file.

14H le lendemain. Dans la salle nous sommes une quinzaine. De tous âges. Hommes et femmes. D’emblée je sens de bonnes ondes émaner de mes voisins. Nous sommes peu, tous disposés à une écoute pleine et entière. Atmosphère détendue pourtant, personne ne papote en attendant dans le noir. On ne vient pas se recueillir sur la tombe de la Magnani. On vient percer son mystère, se nourrir de son énergie. Respirer son esprit de rébellion. On vient se remémorer de grands moments de cinéma.

Sobriété et élégance. En fond de scène un autel dressé aux marches de velours rouges. Nous sommes aussi au festival de Cannes. À jardin une table de nuit avec quelques accessoires pour que la Magnani puisse se refaire une beauté. Marie-Joséphine y entre comme dans une pièce secrète quand elle sonde l’intimité de la nanannela. Marie-Joséphine a choisi avec attention ces artefacts. Certains ont une vraie valeur sentimentale. Reliques de sa vie. Comme la berceuse que le personnage entonne pour son fils qui n’est autre que celle que lui chantait sa mère. Moments de gloire et de vanité, d’agitation, de révolte. C’est une histoire de filiation. Marie-Joséphine Susini et Anna Magnani sont unies par leur attachement à leur terres enracinées en méditerranée.

Les lumières douces et enveloppantes d’Hubert Japelle correspondent parfaitement à l’atmosphère étrangement intimiste de ce requiem public. Espace public, espace privé. À cour les souvenirs de sa vie de « stella ». La stella sait se moquer des artifices de la notoriété. Elle critique ouvertement et vertement les mécanismes du star system. Coup de fil de Brando. Dispute avec Rosselini. Discussion avec Visconti. Connivence avec Tennesse Williams. Critique de la beauté Sophia Loren. Déclaration d’amour à son fils. Rivalité avec Ingrid Bergman. Une femme du peuple.

Marie-Joséphine Susini les fait revivre. Pas besoin de photo ni de voix. La simple évocation de ces monstres sacrés me suffit. J’ai déjà envie de me goinfrer de films, de documentaires, de podcasts sur le cinéma italien, de revisiter mes classiques, de découvrir ceux que je ne connais pas.

Habillage sonore délicat. Cloches d’église au lointain. Quelques chants lithurgiques. Mélodies populaires italiennes et l’inoubliable « Quanto sei bella roma » entonnées par Marie Joséphine Susini elle -même. Extrait du film Abasso la miseria ! De Gennaro Righelli. 1945 [2]

Le spectacle n’a pas de fin. Nul ne peux en ressortir et passer à autre chose. Il continue d’habiter les spectateurs. On est loin de la dolce vita et de tous les clichés de L’Italie. Loin des paillettes. La Maganani c’est autre chose. De plus profond, complexe. De plus mystérieux. On est dans le vrai, le dur, le sincère, la vie.

Seule en scène, Marie-Joséphine ne se contente pas d’incarner la Magnani, d’ailleurs elle ne lui ressemble guère si ce n’est ses cheveux bruns et son phrasé ponctué d’expressions populaires et de chants italiens. On est pas dans le biopic à la mode. Plutôt dans la découverte d’une femme puissante (mais pas de pouvoir), affranchie mais pas marginale.

Elle souligne la complexité de la femme. Façonnée de contradictions et de convictions. Gouailleuse et chic, altière et populaire, sombre et solaire. Parcours hors-normes d’une fleur de pavé romain délaissée par sa mère et élevée par sa grand-mère qui s’est frayée un chemin seule. Entrée dans un cours de comédie comme un tourbillon. Meneuse de revue, cantonnée au rôles de domestique par nécéssité. Devenue égérie du cinéma par passion et immense comédienne de théâtre. Un itinéraire trop souvent oublié.

Sortis de la salle. Marie-Joséphine est illuminée, pleine d’envie d’échanger avec le spectateur. Inquiète sur la suite du festival : depuis deux jours le pass sanitaire est exigé au-delà de 49 personnes. Mesure dissuasive pour des festivaliers qui recherchent un peu de l’ essentielle légèreté de l’être dans une société hyper sécuritaire.

Pendant 1H 15 l’illusion est parfaite. Nous traversons une grande partie du 20ème siècle. Nous sommes avec la nannarella. Ses cernes, ses yeux noirs, son sourire franc, ses cris vibrants, son rire communicatif, son excentrique sincérité questionnent nos renoncements et la tiédeur de nos choix de vie. Anna Magnani et Susini donnent de l’élan. Deux femmes qui poussent à avoir le courage d’être soi. À défendre notre liberté d’agir et de penser.

Début du 21 ème siècle. Des actrices provoquent les esprits endormis dans des assemblées chics. Anna Magnani comme un écho. Adèle Haenel se lève dans une robe de créateur pour dénoncer les abus de pouvoir de la gent masculine. Corinne Masiero se met à nue dégoulinante de sang pour défendre les intermittents passeurs de culture. Qu’aurait fait Anna à l‘heure du masque muselière, du pass sanitaire et des revendications pour l’égalité des sexes ?

Hier après-midi écrasée de chaleur j’ai regardé Mama Roma de Pasolini. La semaine dernière c’était Rome ville ouverte de Rossellini et Le Carrosse d’or de Renoir. Je n’ai pas terminé mon voyage en Italie en passant par les États-unis. Mademoiselle Vendredi de Vittorio De sica, La Rose tatouée de Daniel Mann, Les Monstres de Dino Risi, L’Homme à la peau de serpent de Sidney Lumet et Fellini Roma m’attendent parmi d’autres pépites. Anna Magnani me dira « buona note » dans l’embrasure d’une porte cochère et je pourrai continuer mon « agrodolce vita ». Merci à Zouzou et sa fougue contagieuse.

Claire Olivier

Anna Magnani. Le temps d’une messe.
Texte d’Armand Meffre.
Mis en scène et interprété par Marie-Joséphine Susini. Compagnie ECL’ADAM. Bastia. Corse.

Le 4 septembre à Piana, le 2 octobre à Levie, le 9 février à Bastia.
À faire découvrir !

Pour en savoir plus sur ce voyage :

https://www.arte.tv/fr/videos/076593-000-A/la-passion-d-anna-magnani/

https://m.ina.fr/video/CPF86635746/le-carrosse-d-or-video.html

https://www.facebook.com/watch/?v=505334220051991

https://www.youtube.com/watch?v=VfqxYncwsCU

https://www.franceculture.fr/emissions/les-nuits-de-france-culture/mardis-du-cinema-anna-magnani-1ere-diffusion-10071990

https://www.festivaloffavignon.com/programme/2021/anna-magnani-le-temps-d-une-messe-s28354/

https://www.franceculture.fr/emissions/repliques/pasolini-face-au-monde-moderne

https://www.youtube.com/watch?v=iOJ4PwObCr0

https://www.lemonde.fr/culture/article/2019/12/27/nannarella-ou-la-liberte-d-une-femme-puissante_6024248_3246.html

https://www.youtube.com/watch?v=hgnletSZhZs

https://www.franceculture.fr/emissions/les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance/philosopher-avec-fellini

https://www.franceculture.fr/emissions/les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance/tous-les-chemins-menent-rome-44-fellini-roma


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