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Relative Calm de Robert Wilson et Lucinda Childs, un spectacle énervant




L’impression première est une grande vacuité : pauvre, affligeant, prétentieux. Le spectateur est aux prises avec une contradiction sévère : d’un côté, il perçoit des corps, des décors, de la musique, de l’autre côté, ces derniers sont frappés de nullité, de telle sorte qu’il a affaire à un néant d’expérience, un néant de sens, et à un moindre degré un néant sensoriel. Comment ramener du sens vivant dans ce désastre ?

Les intermèdes sont stupéfiants de banalité. Lucinda Childs récite deux extraits de cinq lignes tirés du Journal de Nijinsky, en anglais puis en français, puis encore en anglais, peut-être parce qu’il faut se soucier des mal-comprenant ? Le contenu des deux extraits sidère à bon droit le spectateur : quelle idée tirer de ces propos quelconques sur les vêtements chers ou sur le tremblement de terre comme respiration de la Terre ? Ces intermèdes sont accompagnés de vidéos où l’on voit galoper au ralenti un guépard en noir & blanc ou bien des troupeaux d’animaux africains, des gnous, des buffles, etc., dans des basses vibratoires participatives.
Ce spectacle s’inscrit, dit-on, dans le sillage d’une première version donnée en 1981 au Théâtre National de Strasbourg. Mais « ce spectacle, tout en gardant le souvenir et le titre Relative Calm, est une création entièrement nouvelle ». Difficile de se représenter cette nouveauté, car le spectateur est pris dans une lutte contre le néant du spectacle. Quel est ce néant, cette puissance positive de négation, ce néant présent sur scène, à la manière d’un fantôme mental ?

Photo © Lucie Jansch

La vraie source, c’est la violence contre la société, mise en péril par la politique absurde des confinements incohérents. La souffrance psychique est énorme et son expression interdite : le gouvernement n’a jamais admis ses erreurs ou ses mensonges, même les plus flagrants. La violence de la castration de la sociabilité et le refoulement ou le refus de cette castration forment une structure collective sado-masochiste : une attaque frontale contre la société car chaque membre du corps social doit travailler à sa propre désocialisation (négation primaire), puis au déni de la souffrance engendrée par elle (négation secondaire). Le pouvoir ordonne à chacun de détruire ses liens sociaux et de nier cette destruction – ce qui est rigoureusement impossible. L’exigence du pouvoir relève ici de l’effort pour rendre l’autre fou (cf. Harold Searles, L’effort pour rendre l’autre fou, 1977).

Photo © Lucie Jansch

Or, précisément, ce spectacle bifide a été créé en juin 2020, trois mois après le premier confinement. Il agrège des fragments dont le contenu inconscient est déterminé par la structure sado-masochiste évoquée plus haut. À commencer par le titre : Calme relatif. Où s’articulent repos forcé et violence irréductible. Le guépard ralenti correspond à l’injonction négatrice de la sociabilité normale : où s’exprime l’entrave et son échec relatif. Le tremblement de terre renvoie clairement, si l’on doit faire le pari de la cohérence inconsciente, à la violence gouvernementale. La référence à la danse classique, puis à la danse traditionnelle, figure une opération de rassurement régressif, mais ne dissimule pas la négation de la créativité. C’est le sens de ce tremblement des corps chorégraphiques qui sont comme ligotés et en lutte contre ce ligotage par le néant, lequel en fin de compte est la trace de la double agression dont la société est victime.

Photo © Lucie Jansch

Lorsque les formes sophistiquées sont menacées, lorsqu’on est traversé par des injonctions à l’auto-castration, on reprend appui sur les bases historiques anciennes, tout se passant comme si le passé de l’impulsion chorégraphique était homogène, comme si l’avant-garde ou simplement la création du neuf exigeait une stabilité des bases. La solitude du génie créateur est un mythe ; en fait, beaucoup de groupes sociaux collaborent de manière conventionnelle ou informelle à la conception et à la fabrication de l’œuvre d’art. L’exception a besoin du commun.
Ainsi, quand la guerre est faite contre le commun, l’urgence est de sauvegarder le fondement de la vie sociale. D’où l’insistance sur le basique, portée par la citation du classique et du traditionnel. La pauvreté du sens, l’exiguïté du point de vue, la carence d’images symboliques, tout cela est le symptôme d’un naufrage civilisationnel et d’une tentative de renflouement culturel. Ainsi l’expérience du néant, d’un bavardage traversé par une nullité, n’était que l’oubli de l’autre côté de la représentation. Sous le visible d’apparence, perce son autre, invisible provisoire, produit par la réflexion de l’inconscient dans la représentation, opération qui vient commencer de clôturer la dialectique du visible et de l’invisible. Un spectacle semi-cathartique, qui vise indirectement à panser le trauma par la pensée.

« Il faut défendre la société », comme le recommandait Michel Foucault dans son cours au Collège de France (Foucault, Il faut défendre la société, Cours au collège de France, 1976-1977, Seuil/Gallimard, mars 1997).

Jean-Jacques Delfour

Vu au Théâtre Garonne le samedi 17 décembre 2022


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