Mirepoix est une bastide, un bel écrin qui magnifie ce festival de Marionnettes, le MIMA, lequel existe depuis 34 ans. Écrire sur les marionnettes est aussi difficile que sur le théâtre ou le cirque. Soupçonnées d’être un spectacle du pauvre, présumé infantile, limité aux publics d’enfants, l’expérience montre bien plutôt que les marionnettes sont des œuvres d’art au sens fort du terme : elles concernent aussi bien la politique que l’esthétique et toute la société, elles sont l’objet d’une recherche formelle et d’implications politiques. L’histoire a montré des figures très différentes. Il y eut un Institut du Reich pour la marionnette, créé en 1937, sous la direction de Goebbels. Il y eut une contestation et une résistance par la marionnette : Joseph Skupa, « Pétrouchka », le Bread and Puppet theater de Peter Schumann, le rôle des marionnettes dans les printemps arabes (par exemple le collectif syrien Masasit Mati), etc. Voici quelques critiques qui ne sauraient rendre compte d’un festival qui dure quatre jours et présente, tous spectacles confondus, cinquante-cinq compagnies (in et off mêlés), étendu sur huit communes.
Le jeu de l’ourse , de la Cie Nids Dhom ; conception Alice Mercier & Lisa Lacombe.
Un spectacle de marionnette – c’est vrai pour le théâtre ou le cinéma – peut-il aussi nous apprendre des savoirs, sans perdre son âme ? Apprendre est une relation entre un sachant et un non-sachant. Ce dernier « reçoit » c’est-à-dire fabrique en lui-même des voix et des textes qui répondent aux paroles et aux écrits lancés par le sachant.
Le meilleur enseignant n’obtiendra rien si l’élève ne fait pas le travail interne de reconstitution du savoir. À l’œuvre d’art, personne ne fait le reproche d’avoir des visées autres que le savoir : la distraction, le divertissement, la propagande, la critique. Et l’on dit aussi que chaque œuvre d’art instruit, mais une instruction qui est une expérience, un bouleversement, un événement, c’est-à-dire la materia prima à laquelle le savoir tente d’imposer sa forme abstraite.
Le jeu de l’ourse est un appareil à visée pédagogique supportant une leçon sur le désir. Un extrait d’une conférence de Comte-Sponville sur le désir est interrompu à la hache. L’enseignement pratique supplante le théorique, tel est le message. Mais le doute s’installe sur l’aspect enseignement. La comédienne fait éclater son propre espace qui perd l’armature cognitive au profit du jeu et d’un moment autobiographique, lequel, comme en passant, déclare que la comédienne est lesbienne. Ces déclarations sont devenues courantes et leur acceptation, en particulier dans les milieux artistiques, est élevée. Comment les spectacles de marionnettes sont-ils modifiés par cet acte militant ? Y a-t-il des degrés d’implications ? Est-ce qu’il s’agit d’une information plus ou moins utile à connaître, un signal politique mais sans rapport avec le spectacle, ou bien est-ce un événement qui porte une force dramatique particulière ?
Quel est donc l’intérêt d’un tel spectacle ? L’objet caché est une leçon sur le désir qui pourrait trouver un résumé dans la fameuse formule de Lacan : « ne cède jamais sur ton désir » (Jacques Lacan, L’éthique de la psychanalyse, leçon du 6 juillet 1960). La comédienne, Alice Mercier utilise des jouets d’enfant, des personnages ou des animaux, pour montrer sa propre énergie débordante, la puissance de son désir, qui traverse choses et paroles, « dispersant gouvernail et grappins », dans une ivresse délirante, plutôt communicative. Ce corps volcanique est le véritable objet du spectacle. Il apparaît dans les micro-transgressions, les coupures dans les attentes scénaristiques, les multiples trajectoires des objets. Il porte et transporte, voire déporte, dans une mise en mouvement qui devient le seul événement spectatoriel. Un corps-esprit vif comme un dragon oriental.
En avant toutes
Ce spectacle de Zoé Grossot et Lou Simon, de la Cie Boom, présente l’engagement politique et le didactisme assumé sous une forme particulièrement efficace. Le texte entremêle un plan narratif et un programme éducatif. Le récit met en scène une jeune femme qui raconte les circonstances dans lesquelles elle est entrée dans le féminisme. D’autre part, l’évocation de femmes injustement inconnues, ou bien des victimes de la violence multiforme exercée sur elles, des moments historiques comme l’accès aux droits politiques, le Manifeste des 343 salopes, le livre de Beauvoir, l’histoire cruelle d’Anarcha Westcott (vers 1830), esclave noire opérée sans anesthésie et de manière expérimentale sur le vagin, par un chirurgien nommé J.M. Sims, etc.
Tous ces faits sont présentés au même niveau en raison de la contrainte scénographique. Par exemple, une étymologie relevant semble-t-il de la légende, voit dans le mot golf, un acronyme : « Gentlemen Only, Ladies Forbidden », c’est-à-dire « Hommes uniquement, interdit aux femmes ». Il ne semble pas que cette controverse soit terminée.
L’autre effet de ce parcours rapide est l’amplification anecdotique. Il n’est guère possible d’avoir le temps requis pour introduire des corrélations et des problématiques un peu élaborées. Conjugué à cela, les pièces documentaires sont assez monotones. L’ennui guette le spectateur, comme symptôme de la répétition pénible des actes didactiques. Comme dans le Jeu de l’ourse, tous ces morceaux de savoir, noir & blanc, sont rendus acceptables par le tourbillon de la comédienne, Zoé Grossot, qui court sur scène, s’émeut avec retenue, manipule le décor qui est une bibliothèque cachée, extrait les mêmes figurines grisâtres, de taille variable, une ambiance de cimetière, relevée par la lumineuse comédienne. La disparition de la couleur, si l’on excepte la chair du visage, suggère une désincarnation, une neutralisation, comme si cette histoire des violences physiques et culturelles était si violente qu’on ne pouvait parler d’elles qu’au moyen d’euphémismes.
C’est la structure contradictoire du documentaire. D’un côté, il doit apporter toutes les preuves, en fidélité aux événements, à l’histoire ; de l’autre côté, il doit préparer le spectateur et l’aider à accepter d’entendre et de voir les choses elles-mêmes. Donc emmener le spectateur au cœur des images du réel, et amener les images du réel aux spectateurs. Tout spectacle documentaire politique à portée historique est pris dans ce couple de chemins contraires (qui forment un tout), sur le tracé duquel le metteur en scène intervient avec des choix qui, tout en restant esthétiques, sont immédiatement politiques.
Bouratina, de la H+H Compagny
L’androïde domine les représentations des robots. Sans doute en raison de la figure de l’esclave (c’est le sens du mot tchèque « robot »). Or l’esclavagisme est certes d’abord une invention sociale, mais aussi une formation psychique. Une machine quelconque est reliée à un désir qu’elle réalise, et détruit par le même mouvement. Il n’est pas de machine qui ne soit pas issu d’un geste humain. La machine entre aisément dans l’agir humain parce qu’elle obéit absolument aux quatre volontés. L’action vise à réussir : le robot est un délégué mécanique, un agent soumis, une chose obéissante. En même temps, l’action et la liberté d’agir sont rongées par la projection (l’interprétation anthropomorphique) et par la dépendance envers la machine.
Ce spectacle tente de mettre en scène l’aliénation robotique. Est-ce vraiment ce que veut le sujet qui désire d’être satisfait ? L’androïde est situé dans cette trajectoire contradictoire : d’une part, il est une machine qui ne fait qu’obéir, qui est de l’ordre du même ; d’autre part, il est extérieur, il contient une altérité, mais ce n’est jamais celle que le sujet cherche à vivre. Le robot ne cherche qu’à réaliser ce qu’on lui demande, parce qu’il n’a pas de personnalité, il n’a pas d’histoire interne de sa vie. L’invention de l’intelligence artificielle est aussi destinée à faire croire en l’altérité, à savoir l’autonomie, le caractère imprévisible, c’est-à-dire la liberté du robot.
L’intelligence artificielle (l’IA) est essentiellement un moteur de propagande. Elle est une supercherie communicationnelle destinée à faire accepter à tous les travailleurs que leur poste de travail sera, dans des délais décidés en apparence par les « progrès » techniques, supprimé parce que remplacé par une machine intelligente. Le déferlement médiatique d’admiration pour l’IA produit une accoutumance à cet avenir de chômage et de mort. Il s’agit de susciter une narcose machinique alimentée par la croyance que la machine est plus intelligente que l’être humain. S’il est démontré, dans des matchs truqués, qu’il est inférieur à la machine, il ne devient plus nécessaire qu’il reçoive un salaire ni qu’il vive. L’hymne à l’IA est un requiem pour l’être humain qui travaille.
Telle est la vérité du discours sur l’IA : « tu disposes d’un poste de travail seulement parce que nous, nous les riches en capital technique, nous n’avons pas encore trouvé le dispositif technique qui fera ton travail à ta place ; ou bien parce que, ayant déjà ce substitut, nous n’avons pas encore décidé de te remplacer par lui. En réalité, tu n’existes qu’autant que notre bon gré l’accepte ; mais, dans le but de juguler toute contestation, nous faisons comme si c’était la technique qui t’évinçait de ton poste de travail, de façon à ce que tu crois que ta suppression résulte de ces fameux progrès et de telle sorte que tu ne t’aperçoives pas, en réalité, que c’est nous qui le décidons ».
Ici, dans Bouratina, la relation avec le robot est intime et ressemble à une relation humaine. Le robot, un mannequin à forme humaine, un anthropoïde, a certes une voix de machine mais surtout une personnalité, des désirs, une volonté, qui n’entrent pas immédiatement dans la pratique de son propriétaire, une jeune femme très désirante ou très prudente. D’où un fort contraste entre le maniement – lequel est finalement un démontage – et le discours. Ce dépeçage vise à montrer qui est le maître. Ce qui mobilise un aspect sadique. La marionnette, quasi alter ego physiquement parlant, me rappelle la béance de mon désir, fondamentalement insatisfait. D’où la haine mêlée d’amour que nous éprouvons pour l’objet de notre désir – symbolisé ici par la marionnette. Un être dont un autre pourrait tirer les ficelles, mais sans que cet autre soit toujours le moi ; il faut accueillir la désagréable possibilité que cet autre soit inconscient.
Il reste que le scénario n’est pas très clair, il y a quelques mots qui échappent à la compréhension. Un récit un peu plus lisible serait peut-être le bienvenu. Car, si l’apparence visuelle suggère l’idée de cirque, la situation, les textes, suscitent l’impression d’un théâtre. D’où un sentiment de diffraction qui plane vaguement et devient acceptable sous l’effet du vocable « hybride », notion paresseuse qui dispense de toute analyse.
La mise en cage de la marionnette (dans un lit de camp replié) propose une réflexion sur le fantasme. Le lit replié signifie probablement la castration et la marionnette est un symbole de l’énergie libidinale objectivée dans une machine anthropoïde, c’est-à-dire aliénée, dépendante d’un autre qui ne peut pas me reconnaître ni dès lors me restaurer narcissiquement. Mon désir a régulièrement besoin de détruire son objet, afin de faire cesser la souffrance de l’insatisfaction ; détruire symboliquement – ce à quoi la conscience de la béance originelle du désir suffit le plus souvent.
Le dignité des gouttelettes, de la Cie Mercimonchou
Ce spectacle bref est une merveille. Il plonge les spectateurs tout jeunes ainsi que ceux des neiges d’antan dans un état de fascination, de rêverie, qui résulte du croisement de plusieurs motifs. L’eau, dans sa substance, contient un type de profondeur, donc d’intimité : c’est l’eau qui nous apprend notre peau. Elle est aussi un type de destin, à savoir la métamorphose. Elle est transitoire et elle figure le devenir liquide de toutes choses. L’eau a sa philosophie, le mobilisme d’Héraclite : « on ne se baigne pas deux fois dans un même fleuve, parce que, déjà, dans sa profondeur, l’être humain a le destin de l’eau qui coule » (Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, José Corti, Paris, 1942, p. 8). Ou encore : « l’être voué à l’eau est un être en vertige » (p. 9).
L’eau n’a aucune compacité (sauf en tant que glace), elle s’écoule dès que les accidents du paysage l’y contraignent, elle est le dissolvant universel. L’eau est le plus souvent sale. D’où le geste inaugural de la laver au moyen d’une danse devant un lavoir. L’eau est condition de la vie : d’où un défilé de bestioles, méduse, escargot, flamant, héron. L’eau en gouttelettes exprime une lutte avec la gravité : la petite goutte peut rester en l’air, brume évanouie, ou brouillards somnambules. C’est ainsi que naissent les nuages. Le rythme est doux, écartant l’eau des tempêtes et des typhons. Ici, c’est une eau domestiquée, tranquille, un peu farceuse. Elle berce, elle est rieuse, elle se laisse faire. On devine une intimité entre les comédiens et l’eau. Qui se rappelle à nous tous, les spectateurs.
Outre son caractère émouvant, il y a, contradictoirement, une dimension d’abstraction. La sobriété du jeu, l’atmosphère de mystère, le mouvement général de dissipation des forces aquatiques, la discrétion de la forme narrative, la succession souple des tableaux, tout cela contribue à la mise en absence de la substance du monde réel.
Ce spectacle est une expérience métaphysique non pas malgré mais parce qu’il s’efforce de purifier la sensation. Comme le dit Fernando Pessoa : « je suis mystique mais seulement avec le corps » (dans Le Gardeur de troupeau, n° 30).
Jean-Jacques Delfour