La célébration d’Halloween, cette affreuse fête impitoyablement commerciale, approche. Ma fille Lola, 10 ans, se déguise en sorcière vêtue d’un immense chapeau pointu qui fait de la musique débile. Qu’est-ce qui peut bien lui plaire ? Je vais lui demander une explication sur sa fascination pour la figure de la sorcière ?
Elle me répond de but en blanc : « La sorcière, elle fait des trucs méchants pour être aimée. Elle veut attirer l’attention. C’est pour ça qu’elle est moche avec sa verrue sur le nez. Elle veut qu’on la regarde. Elle sait qu’elle est différente et elle ne veut pas être comme les autres. Mais elle sait aussi faire des bonnes choses. Elle peut envoûter avec ses potions, mais parfois elle peut faire le bien. Elle a des pouvoirs et elle n’est pas toujours moche. C’est à cause de ses pouvoirs qu’elle fait peur. C’est pour ça que j’aime bien les sorcières ! »
Tout est dit. Fin août aux confins des Cévennes j’avais fait rire mes filles en les invitant à observer discrètement à la fenêtre d’un immeuble décati une vieille femme tout autant décatie qui ressemblait à la caricature parfaite de la sorcière des livres pour enfants. Nez crochu surplombé d’une verrue, ongles longs et jaunis, cheveu fourchus. Comme j’étais vilaine ! Je n’y connaissais pas grand-chose aux sorcières ! Début septembre j’écoute à plusieurs reprises Mona Chollet sur Radio France. Dans son ouvrage Sortir des bois – Manifeste d’une sorcière d’aujourd’hui l’essayiste dépoussière notre vision superficielle, caricaturale et archaique de la sorcière pour mettre en valeur sa combativité et son élan vital intemporels. Je réalise combien le sujet est en prise directe avec divers sujets de société polémiques. Le chaudron de la lutte contre l’oppression bouillonne, fume et répand son parfum envoûtant.
Une nouvelle bataille des Lumières contre l’obscurantisme est en marche. Dénonciation du fanatisme religieux. Prise de conscience de la volonté des hautes sphères de fabriquer des ennemis dès que certains citoyens n’entrent pas dans le rang pour justifier un système chaque fois plus répressif. Remise en question d’un patriarcat à bout de souffle. Diabolisation des femmes lorsque leurs attitudes ne correspondent pas au discours dominant.
J’ai enfin compris la fascination qu’exerce sur moi ce film depuis des semaines. Je suis cernée par les sorcières. Elles sont partout. J’ai dû en faire des voyages immobiles en pensée sur un balai magique pour faire le lien entre ces sorcières, ma petite personne et notre époque.
Synopsis :
1609, Pays Basque (au nord de l’Espagne). Dans une terre pleine de légendes païennes et de traditions anciennes, le juge Rostegui appartenant à l’Inquisition espagnole est choisi par le roi Felipe III pour être envoyé avec un notaire et un groupe de soldats pour purifier la région, voyageant ville par ville pour brûler toute femme montrant les signes de la sorcière. Obsédé par le tristement célèbre Sabbat (une fête théorique où les sorcières font un rituel pour invoquer le diable, lui promettre loyauté et s’accoupler avec lui), Rostegui arrive dans un village côtier sans hommes (marins partis naviguer en mer) où cinq jeunes filles sont arrêtées : Ana, Olaia, María, Maider et l’adolescente Katalin. Ignorant la raison de l’arrestation, les filles sont soumises à un interrogatoire qui va jusqu’à la torture, pour obtenir l’aveu qu’elles sont des sorcières et découvrir comment se déroule le rituel du sabbat.
Je lance à la cantonnade pour me dynamiser : Biscara-biscara-bam-souya. Je suis une sorcière à ma façon. Je cultive plantes aromatiques, médicinales et mellifères et cueille des baies et des feuilles en pleine nature pour faire des tisanes. Elixir de santé. Elixir de beauté. J’ajoute des petits trésors de vitamines et moults épices dans mes jus de légumes, je fais germer des graines et invente des variations sur le kéfir. Je mélange des poudres ancestrales (qui aujourd’hui sont combattues par l’industrie) et du vinaigre blanc pour faire du détergent pour lave-vaisselle, des liquides gluants pour la lessive, des hydrolats divers avec des huiles essentielles pour obtenir des cosmétiques maison. Choux, tomates et salades continuent de pousser sauvagement dans le potager et dans les jardinières sur la fenêtre de la cuisine. Chaque matin je regarde Dame Nature avec émoi. Je me sens proche d’elle.
Mes filles et mon conjoint s’en amusent. Je prends plaisir à jouer à l’apprentie sorcière et je ne mets même pas de chapeau. Pour le moment personne ne s’est encore transformé en crapaud à la maison. Je ne réussis pas mon envolée sur un balai – pourtant j’aimerais beaucoup échapper à certaines situations ennuyeuses du quotidien. Aucun phénomène paranormal déclenché par mes filtres à noter à l’horizon. Oui, je me sens « sorcière » car comme le rappelle Mona Chollet « La sorcière c’est à la fois la figure de la victime à défendre et de la rebelle ». Je l’ai dit dans une chronique antérieure j’ai maintenant des antennes invisibles qui me rendent plus instinctive, sensitive et à l’écoute du monde.
Mon sabbat à moi c’est écrire dans un coin de ma véranda face à mon prunier. De peindre des univers imaginaires, d’apprendre des textes de théâtre provocateurs, de m’initier au chant, de défendre une agriculture paysanne locale de qualité. Actions démoniques s’il en est. Ces activités séditieuses sont heureusement prises très au sérieux par mon entourage. Serais-je une sorte de sorcière bien aimée pour eux ? Comme elle j’ai souvent la sensation étrange d’être en décalage avec le monde. Je ne comprends plus du tout nombre de préoccupations matérialistes et non vitales de mes congénères. J’ai soif de liberté, de contemplation, de solidarité vraie. Avec le temps je l’assume et au lieu de me déstabiliser, ce pas de côté me rend plus observatrice, créative, empathique et insoumise.
Vivifiée je crie : Hocus pocus. Où se trouve le sigillum diaboli sur mon corps ? Deux grandes cicatrices sur ma poitrine en cours de reconstruction rendent cette zone assez insensible. Personne ne le voit. Moi je le sais, je le vis. Le diable est donc bien venu me rendre visite. Je fais partie de celles qui ont été marquées par une maladie : injuste, surréaliste, agressive. Je fais partie des sorcières qui s’en relèvent sans le crier à tue-tête et veulent vivre librement et danser aussi dans la forêt.
Etre sorcière c’est aussi faire partie d’un groupe. Cultiver une sororité sans s’enfermer dans une communauté. C’est être de celles qui ne renoncent pas. Ne s’assujettissent pas devant la suprématie du corps médical et des diktats de la pensée unique. Usent de leur imagination et de leurs phyltres pour changer un monde qui ne leur convient pas. Je suis de celles qui reprennent le balai magique pour évoluer comme elles le veulent. Telle une sorcière corsaire. Après cet interminable préambule égocentré, susceptible de t’assoupir, je viens t’avertir, cher lecteur.
Pour te réveiller, je te glisse doucement à l’oreille ; bibbity bobbity bou. Dans cette chronique point de savants commentaires sur des effets ou techniques cinématographiques. Point de jargon cinéphile, de leçon d’Histoire sur la figure controversée de la sorcière au fil du temps. Tous ces points ont déjà été traités, débattus dans des articles scientifiques et autres blogs. La littérature sur les alcides est abondante. Je n’ai pas encore lu Jules Michelet. En revanche j’ai écouté tous les podcast (en bas de cette chronique) dans la nature avec notre Chocolat, en cuisinant ou préparant d’étranges elixirs. De surcroît je tiens à conserver un certain mystère pour ceux qui n’auraient pas vu le film. Rien ne semble avoir été écrit sur le ressenti profond des spectateurs. Promotion très discrète de ce film de Palo Aguero sur Radio France. Dommage ! Je chantonne Shazam shazam shazam pour maintenir ton intérêt, lecteur. Que se passe-t-il en nous devant Les sorcières d’Akelarre ? Qu’est ce qui nous remue ? En quoi ce film a-t-il une portée universelle ?
Septembre. Je vais passer une semaine dans la Drôme pour des projets professionnels. J’ai très envie d’aller au cinéma. Y aller seule ne m’a jamais posé problème. Voir un film seule c’est un temps suspendu. Une pause. Le cinéma d’art et d’essai Le navire, en plein centre de Valence. Moquette usée, guichet vieillot, charme désuet. Une affiche alléchante. Diverses propositions d’action culturelle. Un ciné dans son jus. Ce Navire ne paie pas de mine mais navigue gaiment.
Un samedi. Fin d’après-midi. Une dizaine de personnes dans la salle. De tous âges. Apparemment aucun hispanophone en vue. Des historiens peut-être ? Je n’ai envie de parler à personne, en bonne sorcière je sais me mettre en retrait du monde et observer.
J’avais lu quelques critiques sur ce film. Je ne l’avais pas vraiment sélectionné. Seuls le nom du réalisateur et le fait qu’il puisse être regardé en version originale piquaient ma curiosité. Le thème de la sorcellerie me laissait indifférente. Mes amies du Gard Cathy et Magali ont vu ce film au cinéma Utopia de Tournefeuille. Elles m’avaient envoyé une photo de l’affiche avec leur deux trognes autour d’une bière au bar après la séance. Signe de connivence. Le film les avaient impressionnées. Elles sont sorties de la salle enthousiastes et perplexes, pas indemnes.
Après quoi je me suis penchée plus attentivement sur Les Sorcières d’Akelarre. J’avais très envie de voir ce film faute de pouvoir partager la projection et la bière avec mes amies « sorcières »... Je m’installe pleine d’attentes dans la salle. Noir. Je tombe le masque. Personne autour de moi. Ras le bol.
Dès les premières secondes je frissonne d’entendre du castillan. En pleine nature des jeunes tisserandes d’un autre temps crèvent l’écran de leur joie de vivre. Dialogues entrecoupés de passages en basque. Langue vernaculaire et mystérieuse à laquelle je ne comprends rien de rien. Le voyage est immédiat. Transportés au XVIème siècle, dans la campagne basque espagnole. Au milieu de jeunes filles en fleurs. Dépaysement assuré. Pourtant je me sens très vite proche de ces fées-sorcières.
Je réalise à quel point l’idiome m’a manqué. J’aime parler, mâchouiller, entendre cette langue dont je suis privée depuis presque un an et demi. Sauf pour visionner quelques films à la maison et entretenir des conversations avec Ana mon amie mexicaine. L’espagnol n’est pas ma langue maternelle. Mais je l’ai enseigné pendant 20 ans. J’ai beaucoup voyagé et séjourné dans des pays hispaniques pour des raisons professionnelles et personnelles. Le Castillan fait partie de moi, me constitue. La parler c’est entrer dans ma deuxième maison. Cuando la hablo « Estoy como Pedro en su casa. » Encore une raison pour laquelle ce film m’a envoûtée.
La rapidité de la violence avec laquelle on agresse, accuse, stigmatise ces six belles plantes sans que l’on sache quelle faute immense elles ont commise, les place au rang de victime à défendre envers et contre tout. L’Église et la justice main dans la main répriment la liberté individuelle qui pourrait vite devenir contagieuse. Si tout le monde se mettait à danser dans les bois comme ces jeunes filles... Leur joie de vivre a une puissance révolutionnaire. « Il n’y a rien de plus dangereux qu’une femme qui danse » assène le juge. Elles sont belles, facétieuses, naives, joyeuses. J’ai envie d’être leur amie.
Au-delà de ma révolte face à la persécution insupportable imposée à ces jeunes filles prétendument maléfiques, mes autres sens sont émoustillés. Touchée par la grâce des image, j’entre à plusieurs reprises dans un tableau de maître. Entre le Caravage, les maîtres de la peinture hollandaise, Le Nain et Goya (lui aussi fasciné par le thème de la sorcellerie dans ses gravures) l’esprit dur et rebelle de la musique païenne populaire est hypnotique. Écho intemporel, à la fois ancestral et contemporain. À entendre leur voix mélodieuse et leur chant choral je suis proche de la transe.
Abracadabri bracadabra, lecteur rassure-toi, bientôt libéré tu seras. J’ai enfin compris la fascination qu’exerce sur moi ce film depuis des semaines. Le doute m’assaille. Je me demande comment un spectateur non averti peut recevoir la portée de ce film. À mon sens le message du film ne prend toute son ampleur que lorsque l’on connaît l’histoire des sorcières et ce qu’elles ont représenté. L’intérêt de Pablo Aguero pour un fait historique, la passion qui l’habite lors de ses interventions, témoignent de la richesse de son processus créatif et de la profondeur de sa pensée politique et philosophique.
Les Sorcières d’Akelarre : Le sujet est prétexte à parler d‘un thème qui lui tient à coeur : la lutte contre l’obscurantisme. Si je voyais ce film avec Victoria, ma fille de 17 ans, je lui proposerai certainement, en bonne babayaga qui divulgue son savoir, un petit discours sur la place des sorcières au fil du temps. Sinon, que pigerait-elle ?
Elle penserait peut-être que le film narre une cabale perverse encouragée par un vieux libidineux, frustré et assoiffé de pouvoir et d’autres fous de religion sur des jeunes femmes libres et innocentes au XVII ème siècle. J’expliquerai à Victoria avant de voir le film que ces six jeune filles, par leur joie révolutionnaire, leur pétulance excessive, leur connaissance de la nature, dérangent un ordre établi, un schéma du prêt-à-penser. Je finirai par lui dire que ces sorcières nous poussent à ne pas renoncer à qui nous voulons être. À créer nos propres sabbat pour nous réinventer librement chaque jour. Cher lecteur épuisé par mes élucubrations, invite donc tes semblables sorciers et sorcières à entonner la chanson d’Anne Sylvestre « Une sorcière comme les autres. »
S’il vous plaît
Regardez-moi je suis vraie
Je vous prie, ne m’inventez pas
Vous l’avez tant fait déjà
Vous m’avez aimée servante
M’avez voulue ignorante
Forte vous me combattiez
Faible vous me méprisiez
Vous m’avez aimée putain
Et couverte de satin
Vous m’avez faite statue
Et toujours je me suis tue
S’il vous plaît, soyez comme je vous ai
Vous ai rêvé depuis longtemps
Libre et fort comme le vent
Libre aussi, regardez je suis ainsi
Apprenez-moi n’ayez pas peur
Pour moi je vous sais par cœur
Merci à mes garonnettes, Cathy et Magali, pour cette proposition cinématographique reçue comme un vent de liberté.
Claire Olivier
(Photographies du film par David Herranz)
PS : Même notre bon Chocolat réfléchit et se costume pour défendre la liberté de ses maîtresses à la maison : une quadra en réhabilitation avec le monde et deux femmes en devenir. Mes filles et moi-même.
Pour aller plus loin sur le sujet :
Sur Pablo Aguero : https://www.franceculture.fr/personne-pablo-agueero#:~:text=Biographie%20de%20Pablo%20Ag%C3%BCero&text=Il%20y%20a%20tourn%C3%A9%20ses,Meilleur%20r%C3%A9alisateur%20au%20Bafici%202009).)
https://www.franceinter.fr/emissions/popopop/popopop-18-mars-2020
https://www.franceinter.fr/emissions/le-mag-de-l-ete/le-mag-de-l-ete-25-juillet-2019
https://www.franceinter.fr/emissions/pas-son-genre/pas-son-genre-31-octobre-2019
https://www.franceinter.fr/emissions/boomerang/boomerang-31-octobre-2019
https://www.franceinter.fr/emissions/par-jupiter/par-jupiter-12-novembre-2018
https://www.franceinter.fr/emissions/popopop/popopop-24-octobre-2018
https://www.franceculture.fr/emissions/concordance-des-temps/les-sorcieres
https://www.liberation.fr/debats/2015/06/23/la-marque-du-diable_1811579/
https://www.divertir.eu/blog/tv-cinema/la-bande-originale-du-film-akelarre.html