Enfin
des cadeaux intelligents !





   




Pérégrinations de la panthère




Une soirée pas comme les autres à Avignon. Deux ados de 17 ans, Victoria et Adélaïde, ont concocté le programme des spectacles que nous irons voir au Festival. Magali et moi, les deux chaperons – et accessoirement « darones » pas encore poussiéreuses, nous laissons porter par la fraîcheur de la jeunesse.

Dans la peau de la panthère. Anne-Gaëlle Duvochel. Les filles nous expliquent qu’il sagit d’un spectacle sur la transidentité. D’accord. Merci. Curieuses et en manque de notre dose spectacle vivant, nous n’en demandons pas plus. Et je sais que le thème les fascine.

Le titre me laisse songeuse.

J’espère qu’il ne s’agit pas encore d’un énième discours poing levé et victimaire sur le manque de tolérance de cette société face aux personnes transgenres. Une nouvelle revendication « théâtrale » pour l’abolition des genres et patati patata. Ce serait simpliste et surfait. Transidentité : Sujet de société très tendance s’il en est, galvaudé donc simplifié trop souvent à mon goût et qui tend à s’user. Je suis lasse des discours à l’emporte-pièce. Tout ce cirque médiatique pourrait desservir la cause. J’attends que ce spectacle apporte de l’eau à mon moulin réflexif.

Poussières dans la lumière des projecteurs, sensation de chaleur diffuse. Installation calme. Public composé principalement de femmes de tous âges et de quelques personnes concernées dans leur chair par la transition. On les repère visuellement. Déjà cela pose question. Les hommes s’excluent-ils eux mêmes de cette question de société ? J’imagine et schématise férocement les réactions : « Ah non pas ça, encore un truc de bonne femme ou de gays maniérés et précieux qui se prennent la tête, sont paumés et coupent les cheveux en quatre ? » Il est possible qu’il soient mal à l’aise, effrayés ou indifférents face à des êtres en transition. Ce qui n’est guère mieux. Qu’est ce qui serait le pire pour notre société ?

Nous sommes accueillis par un homme grand, d’un certain âge. Il vient nous présenter Anne-Gaëlle qui sera en retard. J’ai bien l’impression d’être à une conférence où l’on m’annonce que l’intervenant a eu un contretemps. Rien de spectaculaire. En douceur, Anne-Gaëlle Duvochel entre dans la lumière. Elle nous présente son parcours hors-norme. Véritable odyssée. Elle opère sa transition sous nos yeux et s’effeuille tel un papillon qui sort de sa chrysalide. Mais nous ne sommes pas dans une boîte de strip-tease ! Son discours oscille entre conte, récit de vie, jeu de rôle, témoignage, stand up, autofiction.

Ses paroles ne sont ni rodées ni rouillées par l’exercice. Je pense même qu’elle s’autorise quelques improvisations ou variations. Aucune mécanique ne semble mise en place. Mais elle sait très bien où elle va. Elle nous regarde droit dans les yeux. Nous sourit, sincèrement et spontanément. Parfois sa voix tremblote, sa gestuelle vacille. Cette vulnérabilité assumée la rend encore plus humaine. Elle ne récite pas un texte. Elle ne l’incarne pas non plus. Elle est elle-même. Point. Devant nos yeux non pas ébahis mais émus, Anne-Gaëlle retrace sa sortie de route avec une immense élégance dans le geste.

Parcours de vie bien conduit. Celui d’un enfant né dans une famille bourgeoise et très conventionnelle dans les années 50 qui ne reconnaît pas son assignation sexuelle. Ne se reconnaît pas dans un corps qui n’est pas le sien. Celui d’un adolescent qui brime ses instincts et se plie aux conventions.
Celui d’un étudiant brillant qui intègre Sciences politiques. Mais déçoit son père car il n’entre pas à polytechnique.
Celui d’un cadre supérieur de la télévision.
Celui d’un mari aimant et attentionné.
Celui d’un père de bonne famille respectable et lisse qui joue avec les vêtements et les bijoux de sa femme en son absence ! Il se déguise pour assouvir son besoin de changer de peau.

Il puisera sa force dans la peau de la panthère. Tacheté, l’animal n’est pas uniforme et monochrome. Il est pluriel. Comme l’Homme. Légère digression. Je découvre que le caméléon panthère existe bel et bien dans la nature.

Le public semble acquis ce soir. Il accompagne. Il est curieux. Il a envie de poser des questions. Je le sens. Pour ma part j’écoute et regarde Anne-Gaëlle comme si j’étais un enfant à qui une mère raconte une aventure fabuleuse. Adelaïde et Victoria sont suspendues à ses lèvres. Magali et moi-même fascinées par sa liberté de ton.

Ce qui est beau ici et maintenant c’est que l’attention-adhésion silencieuse du public ne répond pas à une retenue ou une gêne conventionnelles, mais bien au choix de se confronter à un sujet de société qui dérange, incarné par un véritable humain face à nous. Elle ne fait pas son show. Elle explicite et dispense discrètement une pédagogie bienveillante. Elle s’est formée avec humilité à l’école du Théâtre du mouvementet auprès de conteurs tels que Yves Marc et Olivier de Robert.

Anne-Gaëlle a attendu la cinquantaine pour se métamorphoser. Sans afféterie elle passe de la ville à la scène dans cette boîte noire. Entre la coiffeuse où elle se maquille et le tabouret où elle égrène sa vie professionnelle assise comme au bar. À mesure que son parcours de vie avance, la mue prend. Le quatrième mur se fissure. Elle s’avance par intermittence pour nous présenter avec force traits d’esprit les étapes et passages obligés de la transition. Psychiatre, médecin, comité médical, endocrinologue et j’en passe. Ils défilent tous. Un point commun les relie : ils ne pourront jamais se mettre à sa place. Nous non plus. Mais on peut au moins l’écouter et essayer de comprendre. Parcours semé d’embûches, d’entraves, de doutes, de peurs. Cheminement entre les ronces, les épines, creux et bosses au sens propre et figuré. Sortir de l’autoroute pour emprunter les chemins de traverse a un prix. Au sens propre et figuré.

Anne-Gaëlle a répondu à un cri du corps.

Il s’agit d’un parcours de transition physique et psychique et pas uniquement d’une revendication de la non-binarité. Opérations multiples, prise d’hormones, petits arrangements avec soi-même, transformation physique évolutive, libération sexuelle, complexité des relations familiales et professionnelles.

Puis Anne-Gaëlle Duvochel advint.

La grande qualité du spectacle est de s’adresser à tous. Pas de poing levé. Pas de supplique. Pas de rage. Pas de fatalisme. Pas de renoncement. Pas de leçon. Dans une économie de moyens et avec quelques douces lumières Anne-Gaëlle nous entraîne dans son sillage.

Dans la peau d’une panthère est une invitation à réfléchir sur ce que nous sommes vraiment, ce qui nous constitue en tant qu’individu. À repenser le rapport à notre assignation sexuelle. À interroger ce sujet de la question du genre si malmenée en ce moment. Le risque est de se laisser emporter par l’émotion. Une empathie exacerbée freinerait la pensée. J’ai failli tomber dans le piège. Qui ne serait pas chamboulé par le récit de vie de cette panthère ? De retour chez moi je décide d’écrire sur ce travail. Je peine à trouver les mots. Au-delà du récit de vie il y a autre chose à questionner.

Je contacte Anne-Gaëlle. Je regarde des films. J’écoute des podcasts sur France culture. Les interrogations défilent à la pelle dans ma caboche. « Qu’allons nous donc faire de tous ces transgenres ? » « Leur requête est- elle légitime ? Est-ce une contagion ? » « Etre identifié revient-il à être accepté ?
« La transformation physique est -elle indispensable pour changer d’identité sexuelle ? »
« Existaient-ils avant et n’osaient s’exprimer ? »
« Cette identité sexuelle nous définit-elle pour la vie ? « 
« Est-elle limitante ? »

« La perte de repère et le besoin de considération des jeunes se traduisent-ils par ces revendications outrancières ? »
« N’avez-vous pas vu les dérives aux États-Unis de tous ces jeunes gens qui après avoir opté pour la transition font marche arrière ? Attention danger. Délire ! »

La caravane passe. Excès et provocations de la jeunesse. Pour d’autres on ne peut rester impassible face à ce mouvement de reconnaissance identitaire.

J’écoute ma fille de 17 ans me parler de ses copains qui se définissent comme bisexuels, homosexuels ou pansexuels. Le sujet flotte à la maison dans les airs comme le drapeau LGBT. Pour elle, c’est dans l’ordre des choses. Elle arbore fièrement un sac en tissu aux couleurs arc en ciel. Eureka ! Je comprends enfin. Je me lance. En pleine mue je lâche la panthère en moi. D’une part je suis de moins en moins grégaire. Et finalement pas si ringarde pour mes 47 ans ! En outre, cette question de la réappropriation de son corps et donc de son identité, est primordiale à mes yeux pour pouvoir vivre en harmonie avec soi-même et les autres.

Je n’ai pas perçu la même chose que les autres spectateur ce soir-là. Après un cancer du sein et une transformation physique violente subie, des soins lourds et éprouvants, j’opte pour de la chirurgie. Opérations prophylactiques puis de reconstruction.

Je suis dans un long cheminement de reconquête de moi-même. Moi aussi j’ai rencontré divers chirurgiens, été observée sous toutes les coutures. J’ai consulté des professionnels de la santé mentale. Moi aussi, je prends des hormones qui chahutent mes humeurs et mes facultés de concentration et pèsent sur mes articulations. Moi non plus je ne veux pas de compassion merdique ! (Je vais bien merci. Même si tout n’est pas bien rangé là-haut. ) Je tends moi aussi vers l’autodérision pour m’exprimer sur des évènements graves et sérieux. Pour dissiper un certain malaise chez autrui. Je n’en pense pas moins. Le sujet est vital. Ce que je veux exprimer, c’est le décalage entre mon ressenti et celui des autres spectateurs. Je me range du côté de ceux qui sont bousculés par la question du rapport au corps. De ceux qui veulent jouir d’un corps dans lequel ils se reconnaissent. Un corps blessé, mutilé, difforme, évolutif, hors-normes, en devenir.

Il y a en réalité ici deux sujets traités. Je pourrais m’égarer.

1. Le besoin impérieux d’agir sur son corps pour s’aligner avec avec soi-même.
2. Le désir vif de mettre en question un ordre établi. De secouer la suprématie du patriarcat.

Ce sont deux choses distinctes.

Pour ma part, la question du corps, de son acceptation, de l’harmonie entre l’esprit et l’enveloppe charnelle, est un trésor que chacun doit apprivoiser, aimer et choyer. Le seul poids des convenances, d’une image sociale normative, ne suffit pas à expliquer ce besoin irrépressible de changer de sexe chez certains de nos semblables.

Mais il existe des transgenres qui ne souhaitent pas changer de sexe physiquement. Ils jouent avec les apparences. Mélangent les « styles ». Ils revendiquent un non-genre. Monsieur demande à se faire appeler Madame. Elle met des boucles d’oreilles, peint ses lèvres mais garde sa moustache ! Si, si ça existe ! Il y a aussi des femmes nées dans des corps d’hommes et des hommes nées dans des corps de femme. C’est une autre problématique. Qui peut imaginer ce qu’ils ressentent dans leur chair ? Si se transformer en femme correspond à un désir d’acquisition de la toute-puissance (via les attributs de la séduction) sur le mâle, les sacrifices sont immenses : prise d’hormones, chirurgies répétitives, marginalité, confrontation au délit de faciès à répétition. Ce changement définitif de sexe revient à mes yeux à une forme de sado-masochisme.

Dans la peau de la panthère
ne se contente pas de bouleverser la question du déterminisme social. Il n’est pas question pour Anne-Gaëlle de parler d’un corps-marchandise et d’une identité sexuelle transformables à l’envi. Un corps mécanique, artificiel, objet soumis à la chirurgie de tous les possibles. Avec toutes les dérives que cela comprend. Ce serait une effroyable dystopie. Il est question d’être en osmose avec soi-même. D’avoir le courage de devenir soi. D’accepter de se servir de toutes les expériences de l’existence. Il ne s’agit pas simplement de dédramatiser la transidentité. Il s’agit de faire savoir. De sensibiliser le quidam par un geste artistique accessible à tous. Ensuite nous (nous, citoyens) pourrons réfléchir à ce qui est excessif, aux limites à poser, au cadre à donner, aux précautions à prendre avec la jeunesse qui rejette l’assignation sexuelle au nom de la liberté, erre dans les genres au risque de se laisser prendre au piège d’un nouvel étiquetage.

Lors de mes investigations, j’apprends par l’autrice féministe Claude Habib que 75 % des demandes de transition émanent aujourd’hui de femmes ! Troublant. Pourquoi un tel rejet de l’identité féminine ? Rejet de la soumission au patriarcat ? J’opte pour une neutralité bienveillante plutôt que pour une partialité hostile et désobligeante. J’éloigne la bêtise.

Autre point de convergence entre moi et Anne-Gaëlle. Un corps singulier et marginal peut effrayer, faire fuir l’autre qui peut fantasmer toutes sortes d’horreurs sur ce qu’il ne voit pas. Il ne pourra jamais expérimenter les modifications corporelles. Même bien accompagnée, il s’agit toujours d’une longue traversée de l’Atlantique en solitaire.

Nus avions toutes quatre repéré Anne-Gaëlle à une terrasse de café avant la représentation, sans rien nous dire, sans savoir qui elle était. Non que son apparence nous troublait, mais parce qu’émane d’elle une pulsion de vie. Ancrée dans la terre, droite et solaire, elle fait partie de ces êtres dotés d’un supplément d’âme. Être soi-même démultiplie les désirs et rend les humains épanouis. Nous le vérifierons lors du verre partagé avec d’autres spectateurs et Anne-Gaëlle à l’issue de la représentation. Assister à Dans la peau de la panthère c’est pour moi appréhender notre propre identité bigarrée, notre vulnérabilité dans un corps-esprit constellé de taches imparfaites. Comme une panthère aventurière – guerrière.

Merci à Victoria et Adelaïde pour ce choix audacieux.

Claire Olivier

Pour aller plus loin sur le sujet :

https://www.franceculture.fr/emissions/sur-les-docks-14-15/trans-genre-julia-pas-pas-1ere-partie-entre-deux-rives?fbclid=IwAR0M9UbjO0q4r9Rpq8d2s2aKwFfkEPen__zMie4P_Q1OMgTOf8JaZdFrEe4

https://www.franceculture.fr/emissions/sur-les-docks-14-15/trans-genre-julia-pas-pas-2eme-partie-sexe-f

https://www.franceculture.fr/emissions/lsd-la-serie-documentaire/les-transidentites-racontees-par-les-trans-14-histoire-inedite-dune-mobilisation

https://www.franceculture.fr/emissions/lsd-la-serie-documentaire/les-transidentites-racontees-par-les-trans-24-sous-le-joug-medical-linvention-dun-symptome

https://www.franceculture.fr/emissions/lsd-la-serie-documentaire/les-transidentites-racontees-par-les-trans-34-uniques-en-leur-genre

https://www.franceculture.fr/emissions/lsd-la-serie-documentaire/les-transidentites-racontees-par-les-trans-44-libertes-egalite-transidentites

https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/philosophie-de-la-transition-14-y-a-t-il-une-identite-trans

https://www.franceculture.fr/emissions/le-temps-du-debat/le-temps-du-debat-emission-du-jeudi-24-juin-2021

https://www.franceculture.fr/emissions/repliques/repliques-emission-du-samedi-11-septembre-2021

https://www.franceculture.fr/societe/pourquoi-les-personnes-transgenres-semblent-plus-acceptees-en-asie-du-sud-est

Filmographie loin d’être exhaustive :

SACHA : https://www.youtube.com/watch?v=bCbhfGadqRg

LAURENCE ANYWAY : https://www.dailymotion.com/video/x1x402w

UNE NOUVELLE AMIE : https://www.youtube.com/watch?v=lxNUmOe-dhY

A PERFECT FAMILY : https://www.youtube.com/watch?v=5lHLpcZuPyg

GIRL : https://www.youtube.com/watch?v=ynEi0a_4tGE


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