Je dois une explication à nos lecteurs. Nos publications se font rares ces temps-ci et à ce stade, dans ce présent plus qu’incertain pour chacun d’entre nous, je crois que je vous dois la vérité. L’Insatiable, vous le savez sans doute, est un journal en ligne qui a pris la succession de la revue Cassandre/Horschamp. Cette revue, qui a traité des relations entre l’art et la société chez nous et partout dans le monde, de novembre 1995 à septembre 2018, a dû s’arrêter lorsqu’elle a perdu le soutien de la Région Île-de-France. Il a toujours été très important pour nous de nous inscrire dans un fonctionnement de service public et non d’entreprise privée. Je parle d’un autre temps, me direz-vous, mais c’est notre adn. Je voudrais vous raconter ça au fil du souvenir, de la pensée, de ce qui me vient, en plusieurs épisodes.
Depuis, parce que nous pensons - vraiment - que rappeler sans cesse l’importance vitale du geste artistique dans ce monde en voie de robotisation est plus que jamais indispensable, nous avons essayé de continuer ce travail avec les moyens du bord, bénévolement. Avec les bonnes et courageuses volontés d’êtres de grande qualité qui y croient et ne cesseront jamais d’y croire. Sans argent, nous continuons à publier des textes de passionnés, amis de longue date dont nous apprécions l’engagement et la plume, jeunes stagiaires en formation d’écriture, personnes qui travaillent chez nous sous la forme du "service civique", en profitent pour avancer dans le journalisme culturel et nous aident par ailleurs à tenir la petite boutique. C’est un moment particulier. Je ne sais pas si nous pourrons longtemps continuer ainsi.
Les périodes particulières successives que nous avons tous traversées, et pour nous la fin brutale d’une aventure extraordinaire qui fut tenue à bout de bras par une équipe rare de rêveurs hyperactifs, la fin d’une époque, tout ça nous a sonnés. Aujourd’hui, chacun à sa façon est sonné, ça n’est pas vraiment original. Mais pour une revue qui avait eu le front de s’intituler "Cassandre", en espérant que ses prophéties ne deviennent pas réelles, les voir réalisées est bien le signe de la fin, non ? La citation qu’elle portait en exergue avait beau être cette phrase impeccable d’Antonio Gramsci "allier le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté", son intitulé, perçu comme "pessimiste", nous fut souvent reproché par les gens de la "gauche" bien pensante qui, par goût du confort, se complurent jusqu’au bout à positiver les catastrophes qui tombaient sur nos têtes et s’amoncelaient sous nos pas comme des morceaux de verre brisé.
Cette époque que nous avons traversée pendant 23 ans avec notre revue, c’était celle où l’idée rémanente d’un art et d’une culture absolument prédominants dans la hiérarchie de nos valeurs, bousculée de tous les côtés, résistait aux coups. Ces valeurs, les nôtres, bien sûr, mais aussi celles qui avaient prévalu peu de temps avant, dans ce pays, quelques décennies à peine, subsistaient encore dans les esprits, et à de nombreux niveaux dans les institutions, les mouvements politiques, les associations, les ministères.
Partout il y avait, souvent relégué dans un recoin obscur, une femme ou un homme, sorte de fantôme d’Hamlet, souvenir presque insuportable, de plus en plus négligé, de moins en moins pris en considération par les nouvelles générations formées au "management", qui tentait sans cesse de rappeler le sens des institutions culturelles de ce pays depuis le Conseil National de la Résistance et la Libération. Partout, dans chaque institution française, l’ombre de l’exception culturelle continuait à hanter les couloirs et les bureaux, même quand il n’y avait plus personne, ou presque, pour porter ces valeurs. Les coups pleuvaient et nous aimions nous battre.
Dans tous les domaines qui touchent au bien commun et aux services publics, tout commençait à s’effondrer, à disparaître, les néolibéraux se lâchaient, décomplexés, affichaient enfin leur avidité au grand jour, avançaient en terrain de plus en plus conquis, cassaient les meubles un par un. L’Éducation nationale était minée de l’intérieur, les moyens électroniques de transmission donnaient à croire que l’orthographe, la syntaxe et la grammaire, étaient des luxes superflus d’un autre temps, celui des "humanités", où la façon d’écrire les mots racontait notre histoire. Les ghettos étaient de plus en plus ghettoïsés, les "élites" confortées dans leur sinistre autosatisfaction. La collectivité volontairement scindée en groupes hostiles, imperméables. Nos tentatives de franchir les frontières et donc de rappeler le vrai rôle du geste artistique, étaient de moins en moins prises au sérieux, comprises et soutenues. Prélude au désastre politique auquel nous avons abouti.
Et cette chose vitale et fragile, de plus en plus ténue, ce qu’on appelle la culture, qui n’inquiétait vraiment pas les tenants du chiffre et de la quantité, perdait chaque jour de son poids et de son prestige, voyait chaque jour le vêtement qui la protégeait de la médiocrité tomber un peu plus en lambeaux. Les requins ne craignaient rien, ils savaient qu’ils pourraient s’en débarrasser, qu’il suffisait d’attendre qu’elle n’ait plus de place dans le monde qu’ils préparaient, pour la faire tomber d’un revers de la main, sans coup férir, le moment venu. L’une des méthodes consistait à nommer des gens sans aucun engagement réel à la tête desdites institutions, jusqu’au ministère de ladite culture, dont on eut chaque jour un peu plus de peine à se souvenir, quelle que soit l’opinion qu’on peut avoir de l’homme, qu’André Malraux fut le premier à le diriger.
Nicolas Roméas
À suivre