Ils se sont alliés. La polarité qui agit entre eux - et les relie à d’autres - est si dense, qu’ils n’ont pas eu peur de créer un Pôle. Katell et Léonard font de la danse, c’est comme ça que ça s’appelle, mais ils le font d’abord pour rencontrer les autres. Pour habiter des lieux où leur geste trouve réellement sa fonction et sa place. Visiblement nos pensées sur le sujet sont proches, je ne les connais pas encore très bien, mais j’ai tout de suite eu envie de parler avec eux et de vous les faire connaître. C’est une sorte de coup de cœur réciproque, comme si, chose rarissime et étonnante, on employait les mêmes mots pour parler des mêmes choses. Une rencontre inopinée qui montre que, s’ils sont souvent cachés, peu reconnus, presque invisibles, les artistes qui ont compris à quoi est vraiment utile leur travail existent bel et bien. Des artistes qui ne redoutent pas le contact véritable avec l’autre, au contraire, qui en désirent le risque et en font quelque chose, au service de notre humanité commune. Dans la période que nous traversons, c’est plutôt réconfortant. Entretien avec Katell Hartereau.
Comment cette aventure de danse à Lorient, dans votre Bretagne natale, a-t-elle démarré entre vous deux, l’une issue de l’école d’Essen, en lien avec la bande de Wuppertal, l’autre après son tour d’Europe des troupes les plus vaillantes de l’époque ?
À l’été 2007, nous arrivons simultanément sur le même territoire avec Léonard… Ou plutôt nous y revenons. Le pays de Lorient est le territoire de notre enfance. Entre-temps, Léonard est passé par l’école de l’Opéra de Paris et moi celle de Pina Bausch, deux écoles de vie bien différentes ; ce sont plutôt nos vies qui nous rapprochent.
Vous ne vous connaissiez pas, alors. Qu’est-ce qui vous a poussés à travailler ensemble ?
À ce moment-là, Léonard était venu s’installer dans la région de Lorient et, après mon diplôme d’État, j’étais aussi revenue à Lorient où j’avais une date. Le diplôme d’État a été une occasion de remise en question pour moi, touchant à la position d’interprète, de chorégraphe et de professeur. Je ne voulais pas continuer à passer des auditions pour faire une carrière de danseuse. En arrivant au pays de Lorient, chacun de son côté, nous voulions rencontrer les acteurs culturels et artistiques du territoire dont L’ADDAV 56 (Association départementale des arts vivants). La conseillère danse Anne Sophie Billard nous parle l’un de l’autre : « il y a un·e autre danseur·se qui vient d’arriver aussi sur le territoire », on se contacte alors par courriel (je ne sais plus qui a pris l’initiative). On échange quelques messages en situant nos parcours, on se rencontre et on évoque nos envies mutuelles et nos projets en cours. L’idée d’une association commune, de créer une unique structure porteuse est naturellement arrivée. On l’a d’ailleurs appelée le pôle pour cela (c’était avant pôle emploi et tous les pôles des hôpitaux…) : le pôle, avec l’idée d’opposition, et de structure autour de laquelle on peut graviter. On a aimé la simplicité du mot, le fait qu’il n’y ait pas de poésie derrière. On a pensé y accoler le mot collectif à un moment donné car on imaginait que d’autres personnes pourraient s’y greffer (et qu’on ne voulait pas faire compagnie) et finalement très vite, on s’est aperçu que le pôle c’était nous deux avec cette complémentarité qui fait notre force et une sensibilité commune. Nous avions en commun d’avoir refusé une position de confort au sein d’une structure classique. Nous avons parlé de tout ça, et trois mois après, avec quelques bénévoles, nous avons monté une association pour porter nos projets. Le pôle est un pari qui engage nos identités d’interprètes, vers autre chose à définir ensemble.
Des projets de quelle nature ?
Nous ne savions pas très bien. Il n’est pas question d’esthétique, d’art, il est question de désirs communs. L’assemblage de ces désirs sera le fondement de ce début d’aventure. Le projet se joue dans ces premiers moments : laisser une place à chacun pour cheminer, porter du collectif qui fasse sens individuellement. Continuer à croire à la rencontre. Ces mots simples sont souvent pris de haut, pourtant, c’est de ça qu’il est question. De regarder l’autre, différent de moi et non semblable. C’est dans cet altérité qu’émergent à mon sens les précieux moments de vie, et l’inspiration aussi…
Notre première envie est d’aller à la rencontre de corps vieillissants, de danser pour les vieux. C’est une manière symbolique, dans une société qui les relègue à l’extérieur d’elle-même, de manifester la relation de respect et d’amour que nous éprouvons pour nos grands-parents, nos anciens. Nous frappons aux portes des maisons de retraite, nous rencontrons les animateurs pour leur expliquer que nous sommes artistes et qu’il ne s’agira pas d’animation. Parallèlement, la DRAC de l’époque nous renvoie le fait qu’elle est là pour soutenir des artistes et non des « animateurs » en maison de retraite. Le projet n’est pas accompagné par des théâtres.
C’est un état d’esprit encore très répandu parmi les institutionnels, qui ont un mal fou à comprendre le rôle véritable de l’art dans une société humaine, et, du coup, appliquent une grille « élitiste » qui sépare ce qu’ils croient être de l’Art parce qu’il est déjà « validé » et se déroule dans des lieux « faits pour ça » (où il a peu de chance de bousculer grand chose), et ce qu’ils dévalorisent en l’affublant d’intitulés idiots comme « socioculturel », ou « animation ».
Oui, et ça nous a vraiment mis en colère à l’époque, nous sommes artistes et notre place n’est pas simplement sur les plateaux. C’est intuitif, viscéral, ça fait appel à des valeurs profondes, nous ne lâcherons pas le cap. Mais, depuis, les choses ont bien évolué ici, car depuis 10 ans c’est avant tout grâce à la DRAC qu’on peut porter le projet... Ils le soutiennent énormément, à travers les dispositifs Culture à l’hôpital et aussi en nous subventionnant depuis des années et considérant pareillement les dates faites dans des lieux sociaux et dans les théâtres ! L’actuelle conseillère DRAC nous a toujours défendus bec et ongles, et nous sommes soutenus par la Région, le Département du Morbihan et la Ville de Lorient. Nous sommes dans une région qui a été à l’écoute du projet… Je crois vraiment que la Bretagne est dans un décalage positif par rapport à d’autres régions, peut-être même en avance dans l’accompagnement...
Et par chance, à ce moment-là, nous rencontrons quelqu’un qui partage notre vision des choses, Claudie Manceau, qui occupe un poste culturel à l’hôpital de Port-Louis Riantec. Et Claudie encourage immédiatement notre démarche. Grâce à son opiniâtreté, nous parvenons à monter un projet d’envergure pour différents hôpitaux (service gériatrique et psychiatrique) et centre de détention.
Votre démarche est-elle bien reçue ? Comment vous y prenez-vous ?
Nous tâtonnons, nous sommes très critiques vis-à-vis des cadres que nous nous donnons, c’est ce qui va permettre de poursuivre et déployer ce projet - que nous appellerons Point de vue - sur la durée : y mettre une exigence perpétuelle, requestionner constamment le lien aux personnes vivant dans ces lieux. Car, en effet, ce qui nous intéresse, c’est bien ce lien sincère et sans détours à ces individualités qui font société. La question de créer ce lien a été est et sera constante, c’est un des sens fondamentaux de notre fonction d’artistes.
Sens qui se traduit dans la pratique de quelle manière, dans votre cas précis ?
Pour nous, danseurs, il est d’abord question de corps en mouvements. Il ne s’agit finalement pas tant de danse au sens technique, mais plutôt de saisir à travers le corps ce qui nous traverse : ce que l’autre me fait, ce que l’espace raconte, ce que le temps dépeint. De plus en plus, dans notre travail, nous sommes au cœur de ce que peut être une relation en lien avec l’autre et avec le milieu. Nous faisons le choix de nous mettre à nu. Il nous est devenu impossible de « faire spectacle » pour représenter et reproduire, il nous faut plutôt inventer une relation pour qu’elle témoigne de l’indicible qui fait notre humanité.
Comment votre duo a-t-il évolué ?
Peu à peu, le pôle a adopté le fonctionnement d’une compagnie à deux têtes, même si nous n’avons jamais faits « nôtres » ces mots de la profession : (compagnie, chorégraphes, interprètes, diffusion, production, regard extérieur, résidence, spectacle… )
Nous avons travaillé pendant 7 ans avec un même groupe d’artistes pour nos créations et performances diverses. Des danseurs incroyables, d’une belle humanité, mais qui restaient à leurs places de « danseurs » avec leurs « carrières ». Je dirais que leur façon de penser était plus en phase avec le système, « plus parisiens », oserai-je dire (rires).
Autour de 2019, nous sommes arrivés au bout d’un cycle, qui a coïncidé avec le Covid, puis avec des problématiques de santé pour chacun de nous. Gros questionnement : A-ton encore le désir de continuer ? Nous sommes restés plus de 6 mois sans nous voir avec Léonard, entre octobre 2021 et avril 2022, une première pour ce couple de travail.
De là est né le projet The Super Eros, pour faire autrement, tout en nous appuyant sur notre expérience passée et nos constats. Nous faisons aujourd’hui le pari de l’eros comme survie sensible de notre humanité.
J’aimerais bien que vous précisiez en quel sens vous entendez ce vieux mot grec...
L’eros contient le désir, la vie, la liaison à l’autre, l’amour, la chair, la sexualité, le toucher et bien d’autres choses essentielles pour se sentir humains. L’eros pose la question de notre rapport au lien, au désir non consumériste dans notre quotidien. Le désir d’être et non celui d’avoir.
L’eros c’est la pulsion de vie, celle qui permet de passer à l’acte, cette force dynamique qui pousse à aller chercher ce que nous ne savons pas encore. Car il est question de ça, se mettre en mouvement à la recherche de quelque chose qui n’existe pas encore.
Tout ça est une histoire de perceptions, de sensations, d’initiation, qui trouve son élan dans le corps, le sien et celui de l’autre qu’on observe. Claude Cahun [1] disait « je vais où je suis, je n’y suis pas encore ». Je trouve cette citation très juste, elle parle de ce désir, ce manque après lequel on court.
Ce terrain de recherche, qu’il soit considéré dans sa vision psychanalytique comme pulsion de vie, ou philosophique dans sa conception de l’amour, est pour nous un désir de vivre : celui de se mettre en relation à l’autre. Dans les moments où l’Eros se manifeste, nous sommes authentiquement connectés au monde des sensations.
Nous ne pouvons nous atteler à Eros sans sa complémentarité, son opposé Thanatos, cette pulsion de mort, ou de déliaison, qui entraîne des comportements destructeurs.
Sous le joug de l’apparente « bienveillance » d’aujourd’hui, à mon avis excessive, l’agressivité lorsqu’elle s’exprime, est peu, voir non admise. Ainsi elle est intériorisée jusqu’à se ronger, elle doit rester maîtrisée mais malgré tout continue de jaillir : incivilité, explosion de rage, harcèlements, nouvelles addictions. Ainsi, de temps à autre, le monde bascule dans des excès insensés.
Notre société n’aurait-elle pas besoin d’autres espaces que ceux thérapeutiques, là où ces pulsions primaires pourraient s’exprimer, se représenter, se partager ?
Se préoccuper de Thanatos au même titre que d’Eros c’est chercher à rétablir un équilibre humain profond et plonger au cœur de nous-même. Derrière ces mots, le corps reste toujours central. Peu importe notre âge, notre culture, nos croyances, ce corps sensible nous relie à ce qui le traverse. La première communication que nous connaissons est corporelle, avant même de connaître notre prénom.
Notre créativité passe toujours par l’observation de l’autre. Elle consiste à percevoir en direct les signaux corporels de nos semblables et de pouvoir les sublimer, leur offrir un espace de transformation possible. Nous mettons en jeu ces interstices entre nos corps pour amorcer une relation différente, prise essentiellement sur l’instant.
Quels sont vos autres partenaires de jeu, et que vous apportent-ils ?
Les partenaires du pôle sont nombreux, beaucoup de rencontres nous ont permis de cheminer et de nourrir le projet. Il y a d’abord une équipe de fabuleux danseurs (Yannick Hugron, Marie Rual, Joachim Maudet, Louise Hakim, Philippe Lebhar, Yoann Hourcade, Sophie Lèbre, Chandra Grangean) qui ont accompagné la recherche chorégraphique et de corps durant de nombreuses années. Avec eux, nous avons pu aller au cœur de ce que nous cherchions dans cette possibilité du corps en mouvement et aussi nous extraire de notre position de danseurs pour être observateurs de ce que les corps déclenchent. Puis il y a eu Nicolas Bazoge, artiste multi-casquettes, avec qui nous avons collaboré sur différentes créations pendant des années.
Nous cheminons aujourd’hui avec des artistes qui, dans leurs travaux personnels, sont à des endroits de questionnements proches des nôtres. Il n’y a pas d’enjeux de production entre nous, il s’agit plutôt de créer ensemble un écosystème de pensées. Depuis 2013, nous sommes en liens étroits avec Emmanuelle Vo-Dinh et Solenne Racape, aujourd’hui à la tête de Pavillon’s. Elles nous ont soutenus lorsqu’elles étaient à la tête du CCN du Havre-Le Phare et nous avons ainsi pu inscrire le projet sur la durée dans une grande confiance. Elles nous ont aussi mis en lien avec d’autres artistes comme Malgven Gerbes et David Brandstätter- SHIFTS. Ce genre de rencontres permet d’inscrire sa pensée dans le temps, elles nous ont octroyé des moyens, nous ont conviés sur le terrain et ont été à l’écoute d’un projet singulier.
Comment envisagez-vous la suite, dans le contexte assez sombre que nous traversons tous ?
Regarder de côté, comme un strabisme divergent - et de temps en temps convergent… Avancer en ayant en conscience ce qui se passe, sans négliger toutes les forces qui sont là, sur le côté et à l’intérieur de soi. Ce projet se déploie depuis 16 ans, nous avons l’impression de défricher des espaces vierges. Malgré un début difficile, nous avons eu la chance d’être dans une région à l’écoute de ces espaces de pensées. Le lien avec le monde culturel est plus compliqué. Comment cet engagement artistique rencontre-t-il nos lieux de culture, notamment les théâtres, et peut-il être considéré aussi nécessaire que la diffusion de spectacles ? Car l’un n’est pas en opposition à l’autre, mais le complète. Notre créativité sert à requestionner sans cesse les lignes droites et à ne pas perdre de vue le petit chemin sinueux de côté qui traverse et oriente la pensée. Le moment est sombre, mais il y a aussi beaucoup d’énergies en mouvement pour retrouver du sens.
L’art doit faire bouger les lignes, les pensées figées, redonner de l’humanité dans notre société numérique, donner du temps au rythme effréné, se questionner sur sa place dans le groupe humain.
Notre seule stratégie pour avancer est d’être en accord avec nos convictions. L’art vivant doit s’adresser à tous, et pour cela, nous nous appliquons à aller chercher de nouveaux partenariats et d’autres manières de construire. Depuis la création de notre compagnie, nous avons touché énormément de « primo spectateurs » et nous en éprouvons une profonde fierté.
Ces mots sont difficiles à tenir dans la réalité et dans la durée.
Cela demande une cohérence, une exigence, une droiture et aussi une certaine radicalité. Nous cherchons donc toujours comment agir directement sur le monde sans passer par un espace unique de production théâtrale. Aujourd’hui, je ressens une grande frilosité dans le champ chorégraphique ; il est de plus en plus difficile, en tant que petite compagnie, de mettre en œuvre des projets dits « expérimentaux », et d’arriver à les produire, à les monter, les diffuser. Il manque des lieux pour cela. Nous voulons rester constamment en jeu, face à un public et à chaque fois trouver, ou inventer de nouvelles façons de l’impliquer.
Propos recueillis par NR