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Nicolas de Staël - émois




La biographie de Nicolas de Staël a d’emblée créé un mythe autour de son art. De son exil après la Révolution russe jusqu’à son suicide à l’âge de 41 ans, sa vie n’a cessé d’influer sur la compréhension de son œuvre. Sans négliger cette dimension mythique, la rétrospective du Musée d’Art Moderne entend rester au plus près de ses recherches graphiques et picturales, afin de montrer avant tout un peintre au travail, face au paysage ou dans le silence de l’atelier. Enfant exilé devenu voyageur infatigable, Staël est fasciné par les spectacles du monde et leurs différentes lumières, qu’il se confronte à la mer, à un match de football, ou à un fruit sur une table. Variant sans cesse les outils, les techniques et les formats (du tableautin à la composition monumentale), il aime « mettre en chantier » plusieurs toiles en parallèle, les travaillant par superpositions et altérations successives. Le dessin joue, dans cette exploration, un rôle prépondérant dont une riche sélection d’œuvres sur papier souligne le caractère expérimental.

Le Musée d’Art Moderne de Paris consacre une grande rétrospective à Nicolas de Staël (1914-1955), figure incontournable de la scène artistique française d’après-guerre. Vingt ans après celle organisée par le Centre Pompidou en 2003, l’exposition propose un nouveau regard sur le travail de l’artiste, en tirant parti d’expositions thématiques plus récentes ayant mis en lumière certains aspects méconnus de sa carrière (Antibes en 2014, Le Havre en 2014, Aix-en-Provence en 2018).
(Extrait du texte de présentation du Musée d’Art Moderne de Paris)

Nicolas de Staël Agrigente © Claudine Colin

Mi-octobre. Un interminable été indien s’est installé dans Paris. Étrange atmosphère de fin de journée. Lumière tombante. Ciel rosi sur la tour Eiffel. Je m’arrête souvent. Je regarde beaucoup. Je m’apaise. Je viens de déambuler pendant deux heures dans les rues pour me vider la tête après plusieurs jours de formation au CNAM. Dans ma tête allégée par la marche, s’est incrustée une idée fixe, visiter l’expo consacrée à Nicolas de Staël au Musée d’Art moderne de Paris, et deux finalités. Première finalité : écrire un article pour l’Insatiable. Seconde finalité : me repaître des œuvres du peintre qui m’ont mystérieusement bousculée il y a 20 ans à Beaubourg. Dès l’entrée, j’ai le titre de mon article : Nicolas de Staël émois. Ferais-je tout à l’envers ? Non, je viens pour m’émouvoir.

Je vérifie les définitions du mot émoi dans le dictionnaire du CNRTL :

XIIe siècle, esmai. Déverbal d’esmayer, « troubler, effrayer », « se troubler », du latin populaire *exmagare, « faire perdre son pouvoir, sa force ». Le sens 3 est dû à un rapprochement avec émouvoir.
☆1. Vive inquiétude provoquée par la crainte. L’arrivée de l’ennemi provoqua un émoi qui se transforma en panique. Mettre la population en émoi. L’approche de l’orage a mis les troupeaux en émoi.
☆2. Agitation consécutive à une émotion soudaine. La nouvelle a mis la maison en émoi.
☆3. Trouble intérieur, léger et agréable, provoqué par une émotion. Les émois du cœur. Un doux émoi. Ne manifester aucun émoi, rester impassible.

Ce mot correspond à mon état intérieur. Doux mélange de 1, 2 et 3.

Avec Alberto Giacometti, August Macke et Sonia Delaunay - artistes découverts au temps du lycée auprès de mon professeur d’arts plastiques Philippe Filliot avec qui nous allions à Paris à l’occasion d’expositions temporaires et aussi à Beaubourg - , Nicolas de Staël est de ceux qui ont fait basculer mon désir créatif en passage à l’acte. Depuis ces épiphanies, j’ai pu exprimer à travers des gestes artistiques ce que je ressentais du monde. Presque toujours dans mon espace privé. Ces expériences sont source de vitalité et de quiétude. Je viens retrouver ces sensations.

Nicolas de Staêl Eau de vie © Claudine Colin

En cette fin d’après-midi, j’entre dans ce vaste hall et je me sens d’emblée égarée. Rires diffus, talons qui claquent, boucles d’oreilles chics - et pas toc. J’entends « Ahahah, non non non cette fois il n’ y aura pas de critique ennuyeuse dans le groupe parce que De Staël, vous savez, ça plaît à tout le monde, il n’y a pas grand-chose à redire... » Et ils avancent, comme si Nicolas de Staël était une marque déposée. Un objet d’admiration évident. Je suis interloquée et un peu effrayée. Un peintre peut donc ne générer aucun trouble chez les spectateurs et répondre à une uniformisation des émotions.

Je ne suis pas d’accord avec cet habitué des musées, fort certainement membre d’un club chic et distingué d’amateurs d’art. Non, Nicolas de Staël ne crée pas une peinture simple et lisse. Ce n’est pas un artiste consensuel. Sa peinture est sensuelle, dense, épaisse, rugueuse, lumineuse, solaire.

Nicolas de Staël Parc des Princes © Claudine Colin

J’avance. Je suis de plus en plus énervée et je manque d’espace. Des spectateurs rigides déambulent et déboulent de partout en grappes. Têtes vissées aux audioguides. Bouches serrées, sourcils froncés. D’autres se regardent avec une connivence de connaisseurs. Dans la salle vidéo, assis dans l’ombre, ils ressemblent à des mannequins robotisés. J’avais oublié combien l’attitude d’un visiteur du Musée d’art moderne pouvait être sérieuse et codifiée ! Je suis complètement décalée. Mal à l’aise. Le ballet des visiteurs sans âme m’effraie. Je voudrais pénétrer la peinture de Nicolas de Staël. Plonger dans ces toiles vivantes. Rire. Sentir la chaleur à travers les paysages de Sicile. C’est ce que j’appelle m’émouvoir.

Nicolas de Staêl à 40 ans dans son atelier. DR.

Ma frayeur vient de l’atmosphère de componction généralisée. Moi, je viens me frotter à ces toiles pour puiser de la joie et profiter d’une certaine légèreté. Je compte aussi prendre de l’énergie et la transformer au-dehors, pour vivre mieux. Je cherche des explications à tant de retenue. Ces visiteurs viendraient-ils admirer la « sombritude » de l’homme ? Ou pour dire « j’y étais », « j’ai vu ses tableaux, ce chaos intérieur, c’est de l’art, du vrai. » ?

Je me demande si la mort tragique de Nicolas de Staël - suicide, trop jeune - associée à la noirceur des lettres adressées à ses proches, oblige à faire une tête d’enterrement. Notons qu’un livre intitulé Le Prince foudroyé de Laurent Greisalmer, retrace sa vie. Une sombre légende l’enveloppe.

Mais je me reprends au fil du parcours et mon trouble se change en indifférence, je décide de profiter pleinement de mes émois. Je m’arrête et rêve devant les toiles lumineuses, les bouquets représentés par de grandes étendues de peinture épaisse et granuleuse qui donnent forme à des paysages singuliers et chauds. Je ne regarde plus les autres. Je m’efforce de ne plus prêter l’oreille aux commentaires. En ce lieu et à cette heure, je n’ai rien à partager avec mes congénères ! Quelle étrange expérience d’être avec et en même temps séparés, devant tant de beauté !

Nicolas de Staël Marine, la nuit © Claudine Colin

Nicolas de Staël n’est, pour moi, ni triste ni morbide. Je sens qu’il cherche, fait, défait, reconstruit sans cesse. Jamais satisfait. De Staël est pris dans une quête perpétuelle : tracer l’empreinte de son âme à travers la lumière des paysages du Sud, les scènes ou les objets du quotidien, les natures mortes. Une autre caractéristique participe à ma fascination. Sa peinture est inclassable, ni abstraite ni figurative. Il voyage dans les styles. Inspirant, debout, ardent, agissant. Le documentaire diffusé sur Arte à son sujet aide à comprendre combien la pulsion de vie envahit ces toiles.

Dernière salle. Une partie de sa peinture est consacrée aux objets du quotidien. Stoppée dans ma fuite éperdue des tristes experts, je m’arrête sur un saladier. Ce saladier transcendé me fascine. Vert amande d’une salade sur fond noir. Point. Du sublime dans le quotidien. J’en veux encore.

Cette ambiance pseudo-intello m’a éreintée. Je sors le plus vite que je peux, étouffée devant cette avalanche de faux sérieux et de silence creux. Sur la terrasse, je prends une profonde inspiration. Je voudrais saisir une grande toile et y jeter des aplats de couleurs pour dire autrement la lumière du matin sur les paysages de ma Champagne. Et revenir ici à un autre moment. À une autre heure avec une autre lumière. Pour rencontrer d’autres visiteurs, vivants.

Claire Olivier

Rétrospective Nicolas de Staël
Musée d’Art Moderne de Paris, du 15 septembre 2023 au 21 janvier 2024

Quelques liens pour aller voir plus loin :

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-midis-de-culture/debat-critique-ouvrez-grand-vos-yeux-des-peintures-jamais-montrees-de-nicolas-de-stael-s-exposent-a-paris-1273886

https://www.radiofrance.fr/francemusique/quelle-musique-entendez-vous-sur-agrigente-9508561

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-nuits-de-france-culture/documentaire-du-vendredi-sur-nicolas-de-stael-1ere-diffusion-19-03-1982-1472883

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/l-invite-culture/nicolas-de-stael-a-la-lumiere-du-sud-3402181

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-bonnes-feuilles/nicolas-de-stael-lettres-1926-1955-2202181

https://www.babelio.com/livres/Greilsamer-Le-Prince-foudroye--La-Vie-de-Nicolas-de-Stael/36555


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