« Je ne suis pas culturelle, il n’y a qu’une chose qui compte pour moi, saisir la vie, le temps, comprendre et jouir. Est-ce la plus grande vérité de ce récit ? »
Annie Ernaux. La place.
« Ami lecteur, au fil des pages des romans de Nicolas Mathieu tu oscilleras entre récit initiatique, essai sociologique, roman érotique, réflexion philosophique ou promenade psychanalytique... Le tout situé dans un décor hyper réaliste sur les routes de Lorraine, rythmé par une écriture organique. » Si tu n’es pas tenté par cette description à la mode Télérama, je te propose de partager mes émotions et réflexions...
Les autofictions sur le transfuge de classe sont nombreuses. Le thème semble rencontrer un public fasciné par le phénomène. Sans compter les sociologues ou autres chercheurs spécialistes de la question (en dehors de Bourdieu). J’en déduis que le sujet est intimement lié à des questions sociétales actuelles. Peut-on réellement échapper à l’assignation sociale ? Peut-on se satisfaire d’une pseudo réussite professionnelle et matérielle ? Est-ce le sens que l’on veut donner à nos vies ?
La remise en question du fameux « ascenseur social » est plus que jamais au cœur des préoccupations de nos concitoyens. Édouard Louis, Annie Ernaux ou Didier Eribon (lui-même natif de Reims proche de mes pénates) sont devenus les chantres de ces thématiques et sont régulièrement invités dans les programmes radio ou télévisuels. Je les lis et les écoute avec intérêt, mais le style de Nicolas Mathieu se démarque nettement. Il a ce supplément d’âme qui me transporte au delà des sujets évoqués.
Je suis devenue accro et j’ai envie d’expliquer pourquoi. Je ne vais pas me livrer à une analyse ou critique littéraire. Il te suffira de naviguer sur la toile, je n’ai rien à ajouter dans ce domaine. En revanche je voudrais te faire partager encore une fois une expérience sensitive. Te dire ce qui bouge en moi quand je lis ou écoute Nicolas Mathieu.
Je ne lis que rarement les prix Goncourt ou longtemps après qu’ils aient été récompensés. Souvent le battage médiatique autour d’un écrivain m’agace, voire devient un véritable repoussoir. Il en fut donc de même pour Nicolas Mathieu en 2018. Je t’avoue que je ne le connaissais pas avant que ma très chère Françoise me conseille la lecture de ses romans. Comme lui elle est originaire de Lorraine. Comme lui, elle connaît très bien la France périphérique et ses difficultés. Comme lui, elle sait ce que peut l’accès à la démocratisation culturelle. Elle en est le fruit. Le cœur de son métier est de défendre l’égalité des chances. Je suis souvent ses conseils littéraires.
J’ai l’oreille qui traîne partout et prends des notes sur des carnets que j’entasse ici et là. Cela me permet de fixer dans ma mémoire des références culturelles en tous genres. Une sorte de fil qui me relie à des créateurs. Ainsi je les capte mieux quand ils interviennent dans les médias.
Je lis goulûment à la suite Connemara puis Aux animaux la guerre (je découvre que ce roman a été adapté en série diffusé actuellement sur netmachin) et enfin le Prix Goncourt 2018 Leurs enfants après eux.
Le garçon est affable, charmant, un brin torturé et très accessible. Il parle de ses personnages avec tendresse et décortique notre monde avec acuité. Aucun sentiment de vengeance ne l’habite. Sa colère est douce et réflexive. Son sentiment d’injustice est un moteur de création. Évidemment, il met une part de lui-même dans ses personnages. Mais ils ne sont jamais détestables comme on peut en trouver chez Balzac dans Les Illusions perdues. Chacun a ses raisons. Tout sonne vrai. Pas de paillette. Pas d’effet de style gratuit. Pas de vaine provocation.
Nicolas Mathieu n’a rien d’un Rastignac. Lorsque je l’écoute une évidence apparaît. Sa force réside dans sa diction. Elle transparaît dans son écriture. C’est une « force tranquille ». Fais l’effort de l’écouter via les liens proposés au bas de cette chronique. À l’esprit ne me viennent que des oxymores pour décrire son style. Une douce violence habite ses pages. Une délicieuse cruauté se dégage de ses mots. Le sexe cru n’est jamais grossier, la misère culturelle réaliste jamais geignarde, l’assignation sociale avec clairvoyance n’est pas une punition, le règne de l’apparence avec justesse n’est jamais méprisée, la lassitude du quotidien pas une fatalité. Il dit tout sans aucun dédain dans le respect de ses semblables.
Ses romans sont organiques. Ils transpirent, ils dégagent des odeurs fortes, ils te caressent et te bousculent. La vie même y palpite. Je me reconnais dans nombre de contradictions, de doutes ou de passages à vide vécus par les personnages. Je ne suis ni lorraine, ni vraiment concernée par le transfuge de classe, ni fille d’ouvriers ni sortie des grandes écoles, pourtant ces personnages me semblent familiers. Je pourrais les croiser demain au coin de la rue de ma commune de Champagne. Les affres de leurs existences sont universelles.
Nous sommes de la même génération. Quelques années nous séparent. Celle de l’adolescence bercée par Nirvana et l’entrée dans l’âge adulte marquée par la coupe du monde 1998. Voilà un autre point de convergence.
Nicolas me parle à travers ses personnages. Je suis à un embranchement dans mon parcours. Je bifurque professionnellement, remet en question mon statut professionnel. Je bouge les lignes du matin au soir et refuse de m’encroûter dans un morne quotidien ou m’user à des tâches à l’encontre de mes convictions.
Après la découverte d’une multitude d’entretiens, d’articles critiques ou d’émissions de radio à propos de Nicolas Mathieu, je suis abasourdie.
Ses romans ont donc suscité tant d’intérêt. Je réalise qu’outre la notoriété acquise par le Goncourt d’autres facteurs l’ont élevé au rang de monument littéraire. Je me questionne. Quand un honnête homme porte un regard critique à la douce férocité dans une société productiviste et marchande cela peut s’avérer être une aubaine à saisir pour la macronie. Il serait utile et indispensable pour l’intelligentsia de se pencher sur le cas Nicolas Mathieu. Histoire de redorer un blason humaniste défraîchi.
Son point d’ancrage dans « la France d’en bas » assumé, son transfuge de classe questionné, en fait le témoin d’une époque. Sa prise de position gênerait-elle aux entournures les hautes sphères ? Sa vision critique d’une société à deux vitesses : élites reproduites à l’envi dans un moule bien huilé contre classes laborieuses à l’horizon bouchée. Enfin, sa personnalité même serait-elle un atout pour transformer un intellectuel à l’engagement aimable en modèle de réussite ?
Nicolas Mathieu paraît très accessible et souriant, s’exprime de façon posée avec des mots choisis et compris de tous. Il ne semble ni rageur ni vengeur. Sa colère n’est pas retenue dans les mots. Un autre phénomène se produit. Ses personnages, de par leur trajectoire, interrogent nos propres colères intérieures. Elles les réveillent sans invitation à l’insurrection. Il est un soft power à lui tout seul. Le sait-il ? Si tu cherches un mièvre feel good book pour la plage ou une lecture apaisante et soporifique tu seras déçu. Chaque ligne est une pulsion de vie.
Je découvre qu’une adaptation théâtrale de Leurs enfants après eux a été réalisée au Théâtre du peuple de Bussang l’été dernier par Simon Delétang. Comment pourrait-il en être autrement étant donné l’histoire de ce lieu et son ancrage dans le territoire vosgien (tu peux relire ici ma chronique à ce sujet http://linsatiable.org/L-utopie-humaniste-du-Theatre-du).
Je te propose une liste pour te saouler de la douce voix de Nicolas Mathieu. Pour ma part je suis légèrement obsessionnelle, et je me suis plongée dans la Mathieumania avec un réel plaisir.
Bonne lecture.
Claire Olivier
Une usine qui ferme dans les Vosges, tout le monde s’en fout. Une centaine de types qui se retrouvent sur le carreau, chômage, RSA, le petit dernier qui n’ira pas en colo cet été, un ou deux reportages au 19/20 régional et puis basta.
Sauf que les usines sont pleines de types dangereux qui n’ont plus rien à perdre. Comme Martel, le syndicaliste qui planque ses tatouages, ou Bruce, le bodybuilder sous stéroïdes. Des types qui ont du temps et la mauvaise idée de kidnapper une fille sur les trottoirs de Strasbourg pour la revendre à deux caïds qui font la pluie et le beau temps entre Épinal et Nancy. Une fille, un Colt 45, la neige, à partir de là, tout s’enchaîne. Aux animaux la guerre, c’est le roman noir du déclassement, des petits Blancs qui savent désormais que leurs mômes ne feront pas mieux et vomissent d’un même mouvement les patrons, les Arabes, les riches, les assistés, la terre entière. C’est l’histoire d’un monde qui finit. Avec une fille, un Colt 45, la neige.
Leurs enfants après eux
Août 1992. Une vallée perdue quelque part dans l’Est, des hauts-fourneaux qui ne brûlent plus, un lac, un après-midi de canicule. Anthony a quatorze ans, et avec son cousin, pour tuer l’ennui, il décide de voler un canoë et d’aller voir ce qui se passe de l’autre côté, sur la fameuse plage des culs-nus. Au bout, ce sera pour Anthony le premier amour, le premier été, celui qui décide de toute la suite. Ce sera le drame de la vie qui commence.
Avec ce livre, Nicolas Mathieu écrit le roman d’une vallée, d’une époque, de l’adolescence, le récit politique d’une jeunesse qui doit trouver sa voie dans un monde qui meurt. Quatre étés, quatre moments, de « Smells Like Teen Spirit » à la Coupe du monde 98, pour raconter des vies à toute vitesse dans cette France de l’entre-deux, des villes moyennes et des zones pavillonnaires, de la cambrousse et des ZAC bétonnées. La France du Picon et de Johnny Hallyday, des fêtes foraines et d’« Intervilles », des hommes usés au travail et des amoureuses fanées à vingt ans. Un pays loin des comptoirs de la mondialisation, pris entre la nostalgie et le déclin, la décence et la rage.
Connemara
Hélène a bientôt quarante ans. Elle est née dans une petite ville de l’Est de la France. Elle a fait de belles études, une carrière, deux filles et vit dans une maison d’architecte sur les hauteurs de Nancy. Elle a réalisé le programme des magazines et le rêve de son adolescence : se tirer, changer de milieu, réussir. Et pourtant le sentiment de gâchis est là, les années ont passé, tout a déçu. Christophe, lui, vient de dépasser la quarantaine. Il n’a jamais quitté ce bled où ils ont grandi avec Hélène. Il n’est plus si beau. Il a fait sa vie à petits pas, privilégiant les copains, la teuf, remettant au lendemain les grands efforts, les grandes décisions, l’âge des choix. Aujourd’hui, il vend de la bouffe pour chien, rêve de rejouer au hockey comme à seize ans, vit avec son père et son fils, une petite vie peinarde et indécise. On pourrait croire qu’il a tout raté.
Et pourtant il croit dur comme fer que tout est encore possible.
Connemara c’est cette histoire des comptes qu’on règle avec le passé et du travail aujourd’hui, entre PowerPoint et open space. C’est surtout le récit de ce tremblement au mitan de la vie, quand le décor est bien planté et que l’envie de tout refaire gronde en nous. Le récit d’un amour qui se cherche par-delà les distances dans un pays qui chante Sardou et va voter contre soi.
Pour aller plus loin à propos de Nicolas Mathieu :
https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/popopop/popopop-du-mercredi-09-mars-2022-3624503
https://www.youtube.com/watch?v=I0gD8RPUnsc
https://www.youtube.com/watch?v=MbvcMCHiK4Y
https://www.radiofrance.fr/personnes/nicolas-mathieu
https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/boomerang/boomerang-du-lundi-31-janvier-2022-5548436