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Mots sur une fugue

Image de une : François Tanguy en 2018. © Archives Ouest-France



À l’automne 1994, le festival du même nom programma au Théâtre de la Bastille à Paris un machin extraordinaire où Franz Kafka errait en filigrane, nommé Choral, de François Tanguy qui vient de s’absenter. J’y étais et j’ai posé dans le Journal de ce théâtre ces quelques mots.

Art de la fugue

Si d’aventure vous tombiez dans cette machinerie de rêve, vous y verriez le travail en train de se faire, individus idéographiques, ouvriers de l’imaginaire déplaçant objets et images au travers desquels d’autres vont et viennent, s’installent, anges en action dans les bas-fonds du mythe, magiciens aux prises avec la terrible pauvreté de leurs sortilèges, jeunes filles flottant dans un trouble virginal, monstres déplorables s’activant dans une quotidienne horreur de bazar.

Toute la sainte figuration, le personnel appointé d’une entreprise chimérique, une tératologie désenchantée.

Qu’est-ce qui se prépare ? Un autre monde, celui-là aussi est raté. Fragments d’un tableau intérieur où plane une menace, dans lequel dérive en spirale un regard, affolé et précis. Sous la peau du paradis il y a l’enfer. Est-ce que nous pouvons rester de ce côté ?

Comment cadrer l’imaginaire ? L’orage menace, tremblement devant la fuite de l’instant. L’immobilité est une illusion. Images qui ne se fixent jamais. Lorsque l’iconographie du rêve a été troublée, c’est pour toujours. Reste notre regard. Seuls avec notre regard. On en sort, chaviré, contaminé. Glissements, frottements, grincements, arrachements, étoffe déchirée sous nos yeux, son en éclats dans le lointain. Théâtre non figuratif, lumière d’apocalypse.

Peinture du conflit intérieur, posée sur la place publique. On a frôlé le bonheur d’assez près, là est la vraie souffrance. Un filet aux mailles serrées tente de le retenir. Il n’est pas là non plus. Montrer en même temps la joie et son contraire.

Plongée dans le vide, image bougée, fuyante comme l’eau, troublée comme l’eau, non révélée, diraient les mystiques ou les photographes. Poème scénique, troué d’infini comme les premiers textes d’Artaud. Instable et précis comme le mercure. Comme le désir, annulant ce qu’il possède. Mots entendus de très loin, entendus il y a très longtemps, devinés, oubliés, mal compris, revenant par lambeaux, mots d’avant l’usage du langage, on est ailleurs, on pense à autre chose. Comme le regard quitterait le centre de l’action, se laisserait envahir de souvenirs, par bribes. Images bougées, que l’on a cru voir. Quelque chose est apparu, s’efface, que l’on a cru reconnaître. La persistance rétinienne c’est l’affaire de l’œil, pas du créateur.

Bruit d’enfer. Vertige. Vagues de musique qui soulèvent le cœur, pénètrent, bercent, effraient, nous portent comme la mer. Enfants que nous sommes, affolés par l’océan sans limite. Imaginaire d’enfant, pas celui que l’adulte reconstruit après-coup, celui d’avant. Ne pas construire d’univers, donner à voir le mouvement, construction et destruction.

Choral © Tristan JEANNE-VALES - CDDS

Où est-il le sol où nous marchions ensemble ? Ne pas tricher, ne pas oublier la blessure. On ne s’attarde pas, tout meurt à peine né. Ne pas s’attarder à l’illusion. Le permanent et l’impermanent sont en crise. Dénoncer la grande mascarade. Obsessions. Dérapage à ce moment précis.

Transmettre le geste pas l’objet, dessiner les contours du manque. Capter l’incaptable. Montrer par l’absence ce qui ne peut être capté. Quand le doigt désigne la Lune, l’imbécile regarde le doigt. Il a raison. C’est le doigt qui est important.

Nicolas Roméas
Octobre 2014

Choral de François Tanguy production du Théâtre du radeau 2013
Avec Fröde Bjørnstad, Branlotin, Laurence Chable, Jean-Louis Coulloc’h, Yves-Noël Genod, Pierre Meunier, Nigloo, Jean Rochereau, François Tanguy, Nadia Vonderheyden
Scénographie François Tanguy
Lumières Bertrand Killy
Son Alain Mahé
Régie générale Bertrand Killy
Régie lumières Bertrand Killy
Régie plateau Florent Gallier, Véronique Rochereau
Production Théâtre du Radeau (Le Mans)


Pour en savoir plus sur François Tanguy et le Théâtre du Radeau


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