Sorj Chalandon écrit Mon traître en 2007. Une dizaine d’années plus tard, Pierre Alary met le roman en images, en odeurs, presque mouvantes, en cris de traits noirs et de chaleurs brisées. La bande dessinée, avant le livre, fut ma porte d’entrée dans l’histoire d’un engagement. Celui d’un luthier parisien, Antoine (alter ego de Sorj Chalandon, journaliste), découvrant l’Irlande et sa lutte pour l’indépendance en 1974 par la rencontre, fortuite, d’une image. Une photo épinglée dans l’étui d’un violon qu’un musicien de Plouarzel, Pierre, vient faire rafistoler : celle de James Connolly, militant marxiste révolutionnaire fusillé par les Britanniques après l’ « insurrection de Pâques » à Dublin en 1916. L’entrée du luthier dans la grande Histoire se fait par une petite trappe où se niche une photo, puis un train pour Belfast, une tasse de thé, Jim et Cathy, des militants de l’IRA, et une autre rencontre : Tyrone Meehan. Un cadre de l’IRA qui donna sa vie à la lutte, mais fut aussi un traître quinze ans durant. Le traître du luthier, avant d’être celui d’une cause commune...
D’abord, c’est une odeur verdâtre, de pluie et de larmes. Du glauque piqueté d’une lueur jaune, presque aquarelle, et deux visages. Un net, l’autre flou. Le second semble le reflet du plus jeune : les traits endurcis, les rides plus creusées, la barbe fatiguée, l’œil bas ployant comme sous l’enclume. « Mon traître », un personnage et son double.
Nous sommes le 15 décembre 2006, à la première page du roman graphique. À peine survolée, l’image nous dit « à bientôt » : l’atelier du luthier est fermé. Nous sortons avec son propriétaire jusqu’au kiosque à journaux avant de le perdre, minuscule, au milieu d’une place parisienne noyée dans une lumière jaune, pâle mais chaleureuse malgré la neige. En gros plan du journal, lâché sur le bitume parmi les feuilles mortes, « un traître au sein de l’IRA ». Et l’œil du luthier, l’abandon et l’hypnose d’une tristesse qui, après lui avoir lacéré les tripes, lui défait le regard.
« Mon traître », écrit en noir sur une page blanche. Pierre Alary peut commencer à raconter. Nous savons la fin, il reste tout à comprendre, et à ressentir.
Un air épais de tourbe et de charbon
Falls Road, le bruit d’un accent, l’« air épais de tourbe et de charbon », l’occupation, les chants ivres de Guiness, les tanks, « la beauté terrible », les prolos qui se révoltent, les enfants qui tombent, l’occupation. Bobby Sands, les grèves de la faim, les couvertures et la merde sur les murs des prisons, les cercueils « à dos d’homme », les femmes aux parapluies noirs, les murs qui parlent, les rues qui saignent. Tout, tout nous saute en pleine figure. La politique, la ville et ses combats, le pays et tout un conflit comme une gifle sur la joue du personnage, et tout nous est rendu comme une gifle. On s’y engouffre, comme lui, à corps perdu. Avec Tyrone Meehan, son ami d’amour, sa fenêtre, son traître. « Si Pierre avait resserré sa mentonnière, s’il n’avait pas passé la porte de l’atelier ce jour-là, s’il ne m’avait pas présenté un Irlandais mort 58 ans plus tôt, je ne serais jamais allé à Belfast. Je n’aurais jamais marché aux côtés de Jim et Cathy dans la nuit menaçante. Je n’aurais jamais rencontré mon traître. »
Lire ces écritures politiques aujourd’hui, c’est entendre le monde autrement qu’à travers les chroniques d’experts médiatiques aux mots fades. C’est respirer dans un univers dont ils confisquent les récits, lire « par le bas », refuser la géopolitique aseptisée des puissants qui parlent d’international comme ils déplaceraient des pions sur un plateau de jeu. Là une guerre, là-bas une autre, ici, des migrants. Les morts de nos ailleurs se décomptent, tombent au compte-goutte comme de petits riens. Mon traître, c’est une revanche sur les pleurs et l’indignation à géométrie variable. Une lutte d’imaginaires. C’est redécouvrir les combats d’ailleurs par des récits sensibles, et paradoxalement, reprendre courage. L’injustice de l’occupation, c’est ce que Mon traître dit à chaque page, à travers les combats de ses personnages. C’est pourquoi ce récit trimballe nos têtes dans d’autres pays : tous ces murs qui ne sont pas encore tombés, tous ceux qui se construisent encore... Aujourd’hui, Mon traître fait penser à Gaza, au massacre des Palestiniens qui luttent et meurent pour leur terre et leurs droits. Cette région que Sorj Chalandon connaît bien, lui qui a couvert la guerre du Liban de 1981 à 1987, et qui a raconté les camps de Sabra et Chatila dans Le Quatrième Mur. Lire Mon traître, c’est trouver des voix pour nos colères.
Dans son adaptation, Pierre Alary anime la chair de l’écriture de Chalandon, une écriture toujours à vif, tremblante, stridente, écorchée, et grasse dans ses épures. Du sensible fait mots, en somme. Et dans le roman graphique, le sensible est fait de ces mêmes mots, mais aussi de traits, d’un rythme différent de celui du roman, et de couleurs. Traits noirs graves et élégants, une palette de vert, de bleu et de jaunes orangés, tantôt pâlots et fanés, ou cuivrés et sanguins. Ouvrir la première page du roman après avoir fermé la BD, c’est trimballer ses visages barbus, ses odeurs verdâtres et cette Irlande de colère, de misère, d’espoir et de violence selon des images imprimées dans nos corps.
C’est trimballer Mon traître avec ce visage d’une « dureté infinie ».
C’est aussi les laisser s’effacer pour d’autres voix, dessiner notre Antoine, notre Tyrone Meehan en lui donnant le visage d’autres douleurs, et les yeux de nos propres traîtres. C’est aller rechercher les images d’Alary, pour ce qu’elles rassurent, au hasard de certaines scènes, lorsque des paroles ou une description qui nous avaient marquées dans la BD se retrouvent là. Elles sont là dans un autour différent, car l’économie du roman n’est pas la même.
Ça vibre, ça vibre doublement quand les deux lectures se font écho, que les deux œuvres résonnent, comme dans une grotte à ciel ouvert. La même histoire, les mêmes noms, la même odeur de tourbe, mais ce n’est plus tout à fait pareil. On comprend d’autres choses, on rencontre d’autres traîtres, on en sait plus sur Antoine. Les mots reprennent leur droit, mais au bout du compte, les traîtres retournent à leurs trahis. Et inversement.
Bien sûr, la BD est une adaptation. Pierre Alary n’a pas tout gardé. Il fait du roman une boule de nerfs plus nerveuse que les pages originales.
« Le fond mais [plus encore] la forme m’a bouleversé. J’ai trouvé des mots qui me parlaient tout de suite. […] En le lisant, je me suis dit : c’est curieux, il y a un chapitrage, on a l’impression que ça a été écrit pour être adapté. Je vois tout à fait où couper. Là je m’arrête, là je repars, là j’ai un souffle, là un silence » [1] À suivre la manière dont il dessine une écriture qui fait gonfler les pages, on se dit qu’il ne s’est pas trompé. Il y a des pages sans voix qui laissent entendre la misère d’une maison irlandaise. Des pages-silence qui laissent bruisser les pas de prisonniers au défilé. Des pages de larmes et de prières. Il y a des dessins qui libèrent la parole, pour la mort d’un fils. Des pages qui caressent quand d’autres crient. D’autres qui chuchotent les confessions ivres d’un fils trahi, devenu misérable après que l’IRA a décidé de déposer les armes.
« Il m’a dit qu’hier, il était lieutenant de l’IRA, qu’aujourd’hui, il est un chômeur de plus. Qu’il n’y a plus rien de socialiste dans tout cela. »
Il y a des pages de noir quand, en une seconde, une vie s’effondre. Égrainé au fil des pages, l’interrogatoire de Tyrone Meehan par l’IRA est plus soutenu chez Alary, plus déchirant encore que dans le roman. Le dessinateur balade son propre récit, découpe, surexpose les images. Il recrée son tempo, invente sa dernière page à l’image de sa fin à lui, celle qu’il a choyée après avoir fermé le roman. Celle de Chalandon est tout autre. Une grand-mère, à jamais gravée.
En préface au roman graphique, Chalandon écrit : « Le livre que vous avez entre les mains est donc l’histoire de mon traître. Et du sien. Voilà Tyrone, voilà Antoine, voilà les rues sombres, la brique, l’injustice, les trognes magnifiques, la pluie, la nuit des opprimés. Voilà l’Irlande et sa terrible beauté. Rien ne manque à l’injustice et à la colère. Rien ne manque à la sidération du trahi. »
Les luttes et l’intime
La guerre à Antoine, « ce n’était pas la sienne ». Son traître le répète. Le luthier y était, pourtant, en plein dedans. Ce n’est pas une lutte par procuration ; la preuve : il ne peut plus en sortir. Il y est entré par du sensible : une amitié, une affaire de petites personnes qui s’étire et se mêle aux affaires des « grands », à leur histoire, à un conflit, son histoire et ses complexités. Il entre en lutte comme ça. Alors quand les petites personnes s’effondrent, tout s’effondre avec elles.
On lit chez Sorj Chalandon la cruelle beauté de ces engagements, leur naïveté aussi. Parce que « mon Irlande », c’est lui, elle, c’est comme ça, pas autrement. Même si ça grandit ensuite.
Les luttes transcendent les êtres et les rendent parfois méconnaissables : voilà ce que décrit Mon traître. Voilà pourquoi ce roman s’inscrit dans les narrations révolutionnaires, voilà aussi son espoir d’aujourd’hui. En « avant-propos » à Ma vie, Trotsky écrivait : « Je ne puis nier que ma vie n’a pas été des plus ordinaires. Mais il faut en chercher les causes plutôt dans les circonstances de l’époque qu’en moi-même. Bien entendu, il fallait qu’il existât certains traits personnels pour que j’aie rempli la tâche, bonne ou mauvaise, que j’ai remplie. Cependant, dans d’autres circonstances historiques, ces particularités individuelles auraient pu paisiblement somnoler, de même que somnolent, innombrables, des inclinations et passions humaines que la vie sociale ne réclame pas ». La lecture de Mon traître, comme d’autres romans de Chalandon, fait écho à tous ces mots : l’entre balbutiements et chamboulements, intimes et historiques, des périodes de lutte. Il y a quelques semaines paraissait Mai 68 par celles et ceux qui l’ont vécu. Un recueil de paroles et de temps individuels qui disent la même chose : comment lui ou elle ont découvert des possibles et des inclinations qu’ils n’auraient jamais soupçonnés. Comment une vie s’est d’un coup réconfigurée. C’est une chose essentielle : puisque notre société assèche nos passions et tarit nos désirs et nos rêves, nous ne pouvons qu’espérer les révoltes qui les délient.
Mon traître dit aussi les périls de ces engagements. Comme dans Le Quatrième Mur, son personnage est à cheval entre son ailleurs, celui de la guerre, et son ici, Paris, la « paix ». Comment vit-on dans le second quand on endure le premier dans sa chair ? Comment vit-on avec les morts de l’un dans l’autre monde – et même, pourtant ? Dans les deux romans, le personnage dévisse quand il « rentre au pays ». Il dit son incapacité à cerner les rebuts d’émotions sans conséquence. Il dit qu’il est forcé de peser les violences. Il dit l’insupportable légèreté du quotidien du monde « en paix » : une petite fille qui pleure parce qu’elle a fait tomber sa glace sur un trottoir, un couple qui s’engueule pour un rien – ou qu’en sait-il ? –, un commerçant qui entame une grève de la faim. Les plombs qui sautent. Quand on y pense…
« On est traître aussi quand on respire ? »
« On est traître aussi quand on respire ? Lorsqu’on dit qu’il va pleuvoir en regardant le ciel ? On est traître quand on remonte le col de sa veste pour avoir moins froid ? » Une décharge. Sa marque de fabrique. C’est comme si Chalandon nous donnait ces mots non pour se défaire de leur poids, guérir le mal, mais pour qu’on porte un temps le sien, sans rien pouvoir pour lui. Son mal et le nôtre, le temps d’un roman et bien après sa lecture. Ça ne guérit jamais rien, la littérature. Ça suspend, ça gonfle le temps que se partagent la vie qui se vide, les corps vidés, les fantômes, la douleur la plus intime, la tristesse ressentie pour une lutte qu’on n’a pas connue, pour des slogans qui auront depuis disparu de leurs murs, pour le sang d’un enfant mort l’argent des courses à la main. C’est moche à vomir, triste à mourir, mais d’une terrible beauté. La littérature n’est pas moins sérieuse qu’un livre d’histoire ; et le mythe n’est pas moins sérieux qu’un pavé sur la guerre en Irlande. Les romans, ça peut faire tomber les essais d’une bibliothèque. Ceux de Chalandon, petites histoires de boue et de sueur, sont de ceux-là. Des passeurs.
Mon traître nous dit la part la plus sensible des questions qui se posent quand on a été trahi. Et comme toujours, il ne résout rien. Quand ? Pourquoi ? Puis, c’est pas la faute au traître. Après des années et des années de prison… C’est la faute de l’occupation, non ? Antoine pense à des questions qu’il ne posera jamais. Trop peur des réponses, et puis, quelles seraient-elles ? Chalandon nous ouvre aux mille et une possibilités qui dans la tête d’une femme, d’un homme, elle ou lui dans un pays en guerre, peuvent couper le fil d’un engagement. Mais il ne résout rien. Parfois, c’est pire, il fait douter, et la tête nous tourne. Le traître, on le porte peut-être comme un nez au milieu de sa figure… Pire qu’un simple mensonge, la trahison est une marée noire. Une coulée de boue qui recouvre et pourrit tout, le corps, la pensée, ce à quoi on croyait, jusqu’aux souvenirs.
Le roman et son adaptation graphique sont un cadeau à tous les gueux de nos temps troubles, ceux qui aiment trop, ceux qui y croient, ceux pour qui Prévert faisait des listes, « ceux qui en ont trop à dire pour pouvoir le dire ». Chalandon capte des peines à travers les siennes : s’engager dans la lutte, dans quelqu’un ou ailleurs, comme font ses personnages, berçant leur naïveté comme une ivresse, ça ne se fait pas à moitié. C’est un risque ? C’est comme marcher sur un fil.
Que faire du silence, « du silence de lui, du silence de moi », si l’un en vient à tomber ?
Pauline Perrenot
Mon traître, roman de Sorj Chalandon publié en 2008 aux éditions Grasset.
Mon traître, bande dessinée de Pierre Alary - 2018 • éditeur Rue de Sèvres.
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« En hiver, en automne, en été même lorsque la pluie glace, j’écoute l’odeur de cette ville. Un mélange d’âtre brûlant, de lait pour enfant, de terre, de friture et d’humide. »
« La première fois que j’ai vu mon traître, c’était ce jour-là, dans ce club-là, la veille de Pâques. J’étais levé, les poings fermés le long du corps parce que les musiciens jouent mon hymne. La tête me tournait. J’étais les yeux clos dans l’odeur de tourbe. La Chanson du soldat entrait à pleine peau. À la dernière note, la salle a applaudi. Pas comme on félicite, mais comme on remercie. »