La citation, au-dessus, c’est du Picabia, très proche de dada à l’époque. Mais Modules dada, c’est aujourd’hui, on l’a vu à la Parole errante, une machinerie d’art virtuose qui résonne dans ce lieu. Avant que ça commence, je me demande à nouveau comment dire, faire dada, ou le réinventer ? C’est périlleux. Dada disparaît au moment où on croit le cerner, où on veut le figer dans quelque représentation que ce soit. Dada est par essence subversion, bouleversement, révolution, et aussi fuite dans l’imaginaire. Comment enfermer l’insaisissable, l’équivoque ? Pourtant, nous en sommes héritiers, en tout cas ceux qui refusent l’ordre établi, la marche du monde telle qu’on nous la sert. Les lettristes sûrement, les situationnistes sans doute, Fluxus, les punks absolument et de manière presque ultime. Et je me dis, avant la perf, que c’est là que j’attends les Endimanchés.
Historiquement, c’est un groupe de musique français formé en 1983 - plutôt de la scène punk alternative -, constitué au départ de Roger des prés (La Ferme du Bonheur) et Jean des champs (Alexis Forestier). Ces deux percussionnistes-hurleurs s’inspirent de la chanson populaire et de la musique industrielle bruittiste. Et en effet cet assemblage remarquablement performé, débordant mais enclavé, circonscrit dans une mise en scène au cordeau, raconte dada sans être tout à fait dada. Ça tombe bien, ce n’est pas l’objectif d’Alexis Forestier.
L’Endimanché s’acharne à broder la dentelle précise et transversale d’un instant de l’histoire de l’art explosif jailli d’une période de désastres et de rêves.
Objets et archives sonores, fragments poétiques exhumant et brandissant Ball, Janco, Richter, Wigman, Hooch, Schwitters (en robe de chambre), Hausmann, Tzara, évidemment, Bader, mais aussi Kropotkine, Lénine - voisin du Cabaret Voltaire, le temple dada de Zurich -, ou les insurgés Spartakistes. Dada 1916 naît à la veille de la révolution bolchévique mais on le sait dès le départ, l’utopie est trop belle et ça finira mal. Même si l’on s’abreuve encore à la source de cette fureur poétique. La propagande de guerre met les mots en défauts. Ils trahissent sans cesse et partout. Dada en fait l’objet de sa révolte « Le langage le sens et les signes volent en éclats ».
Car les Endimanchés le disent : « Ressaisir l’essence de dada ne peut se faire sans une mise au point sur les prémisses, les turbulences originelles du mouvement en tant qu’ils annonçaient les catastrophes à venir tout autant qu’ils tentaient de les déjouer ».
« Un mouvement est par essence quelque chose qui bouge »
La durée du spectacle (2H30 avec un drôle d’entracte), le niveau sonore, les mots à foison, cet assemblage, ce patchwork littéraire qui croise de la poésie, du discours politique, philosophique, et la pensée des Endimanchés sur le thème, participent de l’immersion et trafiquent tous avec l’insolence et l’irrévérence dada. Dans les creux du parcours, creusets où se refondent les énergies du langage et de la matière, le regard divague et se perd dans les détails de cette installation technico-alchimique : rouages, girouettes, câbles, disques métalliques, tout tourne. L’univers est en mouvement. Hommage à Calder et Tinguely réunis.
L’installation est absolument musicale, une partition en actes.
Tout cela est accentué par le lieu. Nous ne sommes pas sur une scène traditionnelle, après le Parvis Saint-Jean à Dijon, la Fonderie de François Tanguy au Mans, le Nouveau Théâtre de Montreuil, nous sommes à la Parole errante, sans plateau, à peu près tous au même niveau, embarqués ensemble dans les anciens entrepôts de Méliès, la Maison de Gatti, armée d’une puissante histoire poétique et politique. Les poutrelles métalliques, IPN rouges de la structure, viennent compléter les lignes, câbles, à l’unisson de cette géométrie.
La lumière est belle, subtile, un grand monochrome un peu triste où les modules s’enchaînent. Malgré ce dispositif, les arts plastiques sont peu représentés, même si le jeu des excellents comédiens est « performique ». L’extravagance et la colère sont-elles représentables ? Modules dada est une œuvre aux références très 80’s, chargée de la mémoire de la scène punk rock alternative, engagée, irrévérencieuse, frondeuse, nihiliste en robe à fleur désuète, au « pessimisme radical et à l’insolence dévastatrice » (dada) à coup d’expérimentation musicale, de riff saturé et explosif.
Mais au fond de nous que produit ce moment ? Entre l’envie de se jeter sur scène pour pogotter un bon coup, comme 35 zigomars l’ont fait sur le plateau du Parvis St-Jean à Dijon et la crainte de l’assagissement, effet d’une société marchande qui désactive et récupère toutes les avant-gardes. Mais pas ici, à la Parole errante, où le spectacle et les ateliers sont offerts à tous et où l’on ne se sent pas spectateurs, non, mais des gens d’aujourd’hui plongés ensemble dans une expérience partagée. Et ce choix a du sens.
Nous sommes loin d’une vulgaire « fête du patrimoine », commémorant les cent ans de dada (2016). Très loin. Alors, en discutant avec Alexis Forestier de la raison pour laquelle les Endimanchés ne citent à aucun moment leurs années punks dans la présentation de leur travail, une piste s’ouvre : « j’en suis sorti parce qu’il y avait le risque de tomber dans le piège de la dérision ». Ce risque c’est celui, pensai-je, qui nous a fait passer, par exemple, du Mad d’Harvey Kurtzmann, journal satirique US, caricatural et provocateur, puis chez nous à la cruauté brute d’Hara-kiri mort sur l’autel de l’irrespect au Grand Charles (« Bal tragique à Colombey un mort »), lecture sulfureuse réservée à une minorité de têtes brûlées dont l’obsession était de regarder la vérité du monde en face, à l’ironie édulcorée des Guignols de l’info. Ce remarquable exemple de bombe désamorcée qui donne une impression d’insolence tout en permettant au pire de se perpétuer. Bouffonnerie qui relève des alibis d’une société, ce qu’on nommait jadis des « soupapes de sécurité ».
En Europe il y avait eu, entre autres, l’Ubu d’Alfred Jarry, il y eut le dada de Tzara et de Ball, la fièvre d’Antonin Artaud, il y aura le situationnisme enragé de Debord, celui, joyeusement radical, de Vaneigem, le punk acide des Sex Pistols… Explosions intrinsèquement irrécupérables. Et depuis les années cinquante l’Occident a vu se développer en lui un esprit d’auto-dérision, d’auto-caricature, qui permet de faire face, sans les atténuer, au miroir grossissant, à des réalité insoutenables. Cet esprit fut salutaire à un moment précis de l’histoire. Il déchirait le voile d’une hypocrisie « chrétienne » qui permet de laisser le pire advenir en prétendant qu’en parler serait indécent.
Mais le capitalisme spectaculaire dont l’estomac est pourtant prêt à tout avaler et revendre, ne peut en utiliser que des formes émoussées, affaiblies, aptes à créer des modes. Il l’a laissé faire sans broncher, jusqu’à lui faire perdre sa puissance de refus et qu’il devienne sa chose. Apparentes provocations rendues inoffensives qui permettent d’alimenter le moteur de la machine à consommer et à spectacle.
Cette vogue de l’auto-dérision permet à une société de plus en plus irrespirable de ne pas s’autodétruire tout à fait en préservant en elle quelques espaces afin, sinon de respirer, de se soulager de sa déchéance par le rire. C’est le piège d’où Forestier a voulu s’extirper. Une mode qui, de la musique dite alternative au spectacle de rue, finissait par ne rien permettre de mieux qu’une dérision désactivée. Sans pouvoir produire autre chose, face aux malfaçons de notre civilisation, qu’un rire de défoulement. D’où, pensai-je, l’aspect quasi solennel, didactique, crypto-brechtien, assez sérieux ma foi dans son excès, d’une œuvre qui n’a d’autre objectif apparent que de nous plonger corps et âme dans un moment de l’Histoire et de l’art.
De le faire de façon extrêmement précise, en faisant ressentir, à chaque séquence, l’interaction entre la situation politique de l’Europe et du monde et l’évolution de ce mouvement violent, infantile, régressif, qui cherche par tous les moyens à s’arracher au piège d’un langage - et donc d’une pensée - pervertis. Un langage par lequel plus aucune vérité ressentie ne peut se partager. Dada c’est pas une plaisanterie, c’est de la souffrance, un refus absolu du mensonge. Dada s’exerce aux limites de ce que la pensée bourgeoise considère comme de la folie. Le sang versé en vain côtoie le désir contagieux d’autres lendemains. Dada refuse. Dada dit non, dada s’autodétruit et c’est pas de la rigolade. Et c’est pourquoi aujourd’hui on ne peut pas être dada. Pas tout à fait. Forestier a raison de montrer dada au miroir de son temps. Dada est un exemple puissant de cette réalité qui relie toujours, absolument, notre vie politique à notre vie intérieure et aux gestes artistiques produits par une époque.
C’est une leçon d’histoire de l’art en temps réel, quasi-réel, un temps dont les échos résonnent (je songe curieusement à ce qu’on aurait pu faire avec Goya en son temps), le corps à corps libidinal où s’affrontent art et société. Surgi d’un monceau de cadavres, témoin de la destruction de l’humain et encerclé de rêves, l’art porte toujours, quoi qu’il arrive, quelque chose de l’ordre de la vie. En temps de massacres des âmes et des corps, la plus grande des littératures, dit dada, sera balbutiement.
« Je parle de qui, parle qui parle je suis seul
Je ne suis qu’un petit bruit j’ai plusieurs bruits en moi
un bruit glacé froissé au carrefour
jeté sur le trottoir humide
au pied des hommes pressés
courant avec leur mort autour de leur mort
qui étend ses bras
sur le cadrant de l’heure seul vivant au soleil. »
Tristan Tzara
Modules dada Mise en scène, scénographie, montage, textes, collage musical Alexis Forestier
Avec Clara Bonnet, Jean-François Favreau, Alexis Forestier, Itto Mehdaoui,
Barnabé Perrotey / Son Alexis Auffray et Jean-François Thomelin / Lumières Perrine Cado et la voix de Bruno de Coninck
Textes
Hugo Ball, Franz Kafka, Arthur Cravan, Éric Vuillard, Pierre Kropotkine, Raoul
Hausmann, Henri Lefebvre, Lénine, Alexandre Soljenitsyne, Dominique Noguez,
Greil Marcus, Richard Huelsenbeck, Marcel Janco, Emil Szittya, Tristan Tzara,
Marcello Tari, Walter Mehring, Paul Mattick
Musiques
Benzo, Bélibaste de Cocagne (le cercle des mallissimalistes), John Cage, Coil,
The Cramps, Cyclikweetos, Einstürzende Neubauten, Enzo Del Re, Le Death to
Mankind, Le Dernier Cri, Dirty Beaches, Bruno Fleurence, Hansen Windisch,
Kleenex, Krinator, Annabelle Playe, The Residents, Meurtre, Les Morts Vont
Bien, No-Neck Blues Band, Point Invisible, Martin Rev, Pierre Schaeffer, Shetahr,
The Skaters, Karlheinz Stockhausen, Throbbing Gristle, Tomutonttu, Usé, Pierre
Veyser, Franck Vigroux, X-Ray Spex, Zga, DTM, Blood Stereo (remerciements à
Alexis Cailleton).