Marcel Aurange, c’était cette présence discrète avec son carnet de croquis qu’on voyait furtivement apparaître dans différentes manifestations, notamment celles qu’organisait fréquemment la revue Cassandre/Horschamp, où beaucoup de gens se sont rencontrés. Ce troubadour, peintre-dessinateur (et aujourd’hui sculpteur), reporter sauvage qui captait des mouvements, des gestes, des attitudes, des ambiances, crayon et carnet à la main, qu’on voyait brièvement apparaître dans les coulisses et dont on oubliait la présence. Cet homme modeste, souriant et affable qu’on retrouvait ensuite à la fin de la journée et qui demandait : « ça ne vous dérange pas si j’affiche un dessin par ici ? » Et on se retrouvait devant une fresque magnifique qui retraçait le moment qu’on venait de vivre. Une présence importante, qui avait du sens par rapport à ce dont nous parlions, et qu’on a beaucoup aimée. Nous sommes allés le visiter dans son atelier du Périgord.
Marcel, tu es un plasticien d’une espèce rare et j’ai le souvenir fort de t’avoir vu capter des images, à l’occasion des diverses manifestations que nous organisions avec la revue, comme un dessinateur-reporter.
Oui, j’adore faire ça, c’est une de mes « spécialités ». À vrai dire, je ne suis pas le premier à faire ça, Toulouse-Lautrec que j’aime beaucoup, a longtemps exercé cet art dans les cabarets. En fait, je pense que cette pratique du reportage dessiné existe depuis le temps des hommes préhistoriques qui notaient sur les parois des grottes leurs images mentales ou ce qu’ils avaient vu et retenu de leur vie. Je pense que ça existe depuis toujours.
Comment as-tu commencé cette pratique ?
À l’époque, l’outil en vogue pour faire des images c’était la photographie, mais c’était très compliqué, le matériel était lourd, précieux, fragile et très cher à l’achat, pour le développement, etc. Tout coûtait de l’argent et je n’en avais pas. Alors je me suis dit : « la photo, c’est trop cher pour moi », je vais m’acheter un carnet de crobard. Un papier et un crayon ça ne coûte pas cher et c’est en quelque sorte une ressource locale. Quand je suis dans une soirée, dans un événement ou que je vais voir un spectacle, c’est ma sécurité (rires). Ma pratique du croquis me permet de me connecter à la réalité, de la fouiller, de la scanner... Je ne m’ennuie jamais, je sors mon carnet et je fais des croquis, je prends des notes brutes au crayon ou au stylo. J’exerce mon poignet, je me chauffe la main et je fais mon reportage d’ambiance. Ensuite, souvent, je retravaille ça chez moi.
Mes notes de premier jet sont plus ou moins fidèles ou sauvages, même si elles sont de plus en plus fines avec l’expérience. C’est le matériau de base à partir duquel je peux rehausser la narration initiale avec des pinceaux, des éponges, du pastel gras, de la peinture acrylique, des poscas, de l’encre, des crayons de couleurs, etc. Je reviens sur mes notes, je les détoure, je les mets en lumière pour faire ressortir le sujet, mes personnages, pour leur donner de la force et qu’ils sortent de l’image. Souvent, je grise un peu le détour pour faire ressortir la lumière du sujet. Et le sujet, ce sont des personnages mis en espace dans un décor. Puis je mets en couleur à la fin. Lorsqu’il s’agit d’un moment artistique, comme le dessin de Camille Brazzini, cette femme clown extraordinaire, je commence par me chauffer le poignet avec l’ambiance générale, le contexte, le décor, et je me laisse porter par la musique, le rythme, puis je place le personnage à l’intérieur de tout ça… J’aime bien partir de l’ensemble et resserrer ensuite sur le ou les sujets.
Quel a été ton parcours ? Est-ce que pour faire ce que tu fais il faut avoir suivi une formation, comme les Beaux-arts par exemple ?
Parmi mes titres de gloire, j’ai d’abord réussi un brillant échec au bac gestion comptabilité et j’ai raté deux fois l’entrée aux Beaux-arts. Ça m’a laissé une place pour me mettre au carnet de croquis et dessiner, dessiner… Si j’avais été admis aux Beaux-arts, j’aurais certainement passé plus vite certaines étapes, ça m’aurait permis d’être guidé dans mon apprentissage par des personnes qualifiées, bien sûr. Mais je n’ai aucun regret, je suis passé par un autre chemin et j’ai poursuivi mon évolution personnelle avec des gamins. J’ai d’abord beaucoup travaillé avec des mômes et c’est très important pour moi, parce que j’étais un peu un « chamboulé de l’enfance » et ça m’a permis de me reconstruire en travaillant sur mes propres traumatismes. J’ai dû apprendre à développer une pédagogie, à leur raconter des histoires, les scénariser, inventer avec eux des moyens d’expression. C’est avec les enfants que je me suis vraiment orienté vers le dessin, bien que je dessine depuis l’âge de 14 ans. Je me souviens qu’à 14-15 ans, je dessinais ma main, vue de différents angles, prenant différentes formes et ça a été mon premier éveil mental à l’expression artistique. Plus tard, le surréalisme m’a beaucoup accompagné. Et la pratique de l’art m’a ensuite donné la possibilité d’aller plus loin. L’art permet de cerner ses émotions, d’aller au-delà de la simple émotion et d’ouvrir le regard. Et le plus grand art, selon moi, c’est l’art de vivre ensemble.
Ton travail a beaucoup à voir avec ce dont nous parlions dans la revue et aujourd’hui encore dans L’Insatiable. Il y a quelque chose de ce que j’appelle « l’art à l’état naissant » dans cette façon particulière de faire... Et la réelle action sur la vie, est aussi un aspect inséparable de ta relation à l’art.
Oui, mais dans mon éducation artistique, il y a aussi le fait que j’habitais dans le Sentier, à Paris, à deux pas de Beaubourg, et que j’y allais souvent. J’avais une « carte Beaubourg » et j’ai vu vraiment plein d’expos. Et je dois dire que ça m’a nourri le référentiel !
Ma formation de troubadour itinérant est ensuite passée par ma découverte des squats artistiques. J’ai beaucoup appris dans tous ces espaces non monétarisés, avec des gens qui travaillent sur des projets de recherche totalement en dehors du marché. Ça m’a beaucoup ouvert à de nouvelles possibilités pour ce qui est de l’espace et aussi, bien sûr, des matériaux, puisque nous nous nourrissions de récup, ce que je fais encore…
Ce qui est frappant et que j’aime beaucoup dans ton travail, c’est que ce que tu fais est presque toujours en mouvement, tu captes le mouvement, c’est du cinéma avec un crayon et un pinceau.
La vie bouge, elle est en mouvement et c’est ça que je veux capter. Oui, ma façon de dessiner, c’est comme une prise de vue de cinéma, et ensuite je développe ma pellicule et je travaille les lumières, les ombres, les espaces et puis les couleurs à la fin… Une des fonctions particulières que j’assume, c’est d’être un reporter-dessinateur de moments artistiques, d’événements ou de situations festives, pour en laisser une trace. Même si, évidemment, les couleurs et les formes ne sont pas exactement les mêmes, on retrouve ce qu’on a ressenti en vivant ces moments. Je fais des reportages « atmosphériques », je retrace des atmosphères, je dirai que c’est mon contrat moral.
Dirais-tu que tu t’apparentes ou te réfères à une école particulière ?
Pas vraiment, en fait je suis très sensible à l’art pariétal préhistorique, mais aussi à l’art du vingtième siècle au Land art et en particulier à ce qu’on appelle l’arte povera. Arte povera c’est faire avec ce qu’on a, avec les moyens du bord, avec les ressources locales, c’est une vision vraiment politique de l’art. Un gamin avec qui je travaillais a dit un jour : « Marcel Aurange, c’est quelqu’un qui est capable de faire de l’art avec un carton de pizza » et ça me plaît beaucoup qu’on dise ça de moi. Quand je suis en voyage, je fais beaucoup de « mail art », des croquis sur un bout de carton pour faire une carte postale avec des ciseaux, de la colle, un stylo, du scotch et un timbre.
Mon travaille évolue, bien sûr, et dans ma pratique, je suis depuis quelques années de plus en plus orienté sur la sculpture.
Est-ce que tu penses que la démarche d’un artiste gagne à être accompagnée par les écrits d’experts, d’universitaires, de journalistes, de personnes qui en quelque sorte dirigent les yeux du « regardeur », comme disait Duchamp, vers des aspects qu’il n’aurait pas perçu ?
Oui, et y compris pour ma propre perception de ce que je fais, je suis très friand de ça. Ces échos de regards extérieurs me sont très utiles. Je ne vois pas tout et parfois, il arrive que quelqu’un me fasse remarquer des choses auxquelles je n’aurais pas pensé moi-même, tellement je suis plongé, immergé dans le travail que je suis en train de faire.
Propos recueillis par NR