Où la France découvre un metteur en scène et auteur de théâtre britannique qui refuse de distinguer entre acteurs professionnels et amateurs. La réalité sociale qui ébranle nos démocraties, mise en scène sans fard mais avec beaucoup de pudeur.
Aux Ateliers Berthier, le Théâtre de l’Odéon et le Festival d’Automne nous font découvrir un homme de théâtre britannique au style vraiment naturaliste : Alexandre Zeldin pour son premier spectacle en France. Love se déroule dans la cuisine commune d’un foyer britannique pour sans-abris où se croisent un couple au chômage avec ses deux enfants, deux réfugiés (une Soudanaise et un Syrien) et un quinquagénaire sans ressources vivant avec sa mère, malade.
Un (non-)lieu de passage
En attente de (re)logement, ces êtres vivent en suspension, dans un non-lieu dont se dégage une tristesse profonde. Cet espace commun est à la fois un lieu de passage (obligé) et de rencontre (avorté). Huit personnes s’y croisent, se méfient, se méprisent, se détestent et tentent pourtant de ne pas sombrer et même de s’aimer, malgré tout. S’ils se retrouvent là, c’est que chacun.e a son histoire, son fardeau à porter. Ensemble, ils constituent un microcosme toujours prêt à exploser. Et on en vient à se demander pourquoi ils ne s’entraident au lieu de se disputer un mug ou la douche. Pourquoi donc ? La faute à l’espérance ? Certains vivent depuis des années, dans ce foyer d’urgence censé n’être qu’un abri éphèmere...
Un parfum de Castellucci
Dean, le jeune père de famille (Luke Clarke) voit ses allocations chômage coupées par le Job Center, le Pôle Emploi britannique. La Barbara vieillissante (Anna Calder-Marshall) perd le contrôle de sa diarrhée et se confond dans une hémorragie d’excuses, rappelant le père incontinent dans Sul concetto di volto nel Figlio di Dio de Castellucci - les odeurs en moins. Mais la proximité d’une partie du public avec les acteurs renforce l‘empathie qu’on éprouve, au-delà de ce que Castellucci a su créer. Chez Zeldin, aucune référence religieuse, mis à part que Noël approche et que la cadette répète son « spectacle » qu’elle compte offrir à sa famille. Dans cette cuisine commune, les uns et les autres ne cessent de se croiser, un rouleau de papier hygiénique sous le bras pour réclamer l’accès aux WC.
Un air de Marthaler
Le côté brut et vétuste du décor rappelle ceux de Christoph Marthaler. Sauf qu’ici, on ne chante pas (mis à part la chanson de Noël pop de la fille). Mais pour sa prochaine création, Zeldin compte travailler avec un chœur de sans-abris. De vrais, aussi authentiques que le personnage de la Soudanaise dans Love, interprété par Mimi Malaz Bashir qui est réfugiée à la ville et n’avait jamais joué ni mis les pieds dans un théâtre. Zeldin mélange professionnels et non-professionnels et affirme : « Cette distinction entre professionnels et amateurs ne m’intéresse pas beaucoup. De fait, pour moi, tout le monde peut jouer. » Le naturalisme, proche du cinéma, et le talent de Zeldin à employer chaque personne selon sa présence et sa façon authentique de s’exprimer crée une formidable homogénéité dans la différence, entre un acteur de cinéma syrien et deux monstres sacrés du théâtre britannique, Nick Holder qui interprète Colin et Anna Calder-Marshall qui joue sa mère incontinente.
Théâtre documentaire ?
Les personnages, leurs relations, leurs situations et le lieu-même de Love ne doivent rien à la fiction. Le côté « tranche de vie » de ce théâtre populaire jamais populiste se fonde sur des échanges avec des personnes réelles, des témoignages de gens vivant dans un tel foyer, pendant la période de l’Avent. « Une étape cruciale dans la création de Love a consisté à rencontrer ces familles, à leur rendre visite chez elles pendant plus de deux ans, à les impliquer à différents moments dans les répétitions, dans des improvisations basées sur les scènes de la pièce. Cependant, notre aspiration n’a jamais été de produire du théâtre documentaire », dit Alexander Zeldin. Parlons donc plutôt de théâtre documenté.
Proximité / promiscuité
Qu’apporte un tel théâtre, sans dénouement ni intrigue, sans la moindre intention didactique brechtienne ? « Le théâtre peut nous permettre de mieux voir notre société et d’être dans la vie. Le théâtre nos aide à voir », dit Zeldin. À voir et ressentir. Car lici chaque spectateur devient un habitant virtuel de ce foyer. Quelques-uns prennent place sur les côtés, autour de l’aire de jeu. D’autres sont si proches de la scène que les acteurs vont naturellement vers eux, à plusieurs reprises. Et surtout, il y a ces néons avec leur froideur dérangeante qui éclairent la cuisine, mais aussi toute la salle, jusqu’au dernier rang. Fini, le confort de l’anonymat du spectateur. La proximité avec les acteurs répond à la promiscuité du foyer d’urgence.
Détresse et populisme
Le théâtre devient un espace sensoriel partagé avec les personnages. Zeldin n’a besoin pour ça ni de vulgarité (sauf quelques répliques de Colin, mais c’est « bien senti ») ni de déchets sur scène. La table et le sol sont propres, personne ne se drogue ni se suicide. Aucune violence gratuite. Les crises de nerfs sont de l’ordre de la vie ordinaire. Zeldin n’est pas Sarah Kane. Il est sobre. Et il invite chacun.e à se projeter dans ce foyer sans âme, à ce degré de déchéance matérielle dont la plupart des citoyens se sentent menacés.
Si Love fait un tabac au Royaume-Uni depuis 2016, c’est aussi parce que Zeldin condense dans cette cuisine les peurs et les détresses qui font le lit de l’extrême droite. On n’y parle pas politique. Mais il faut se méfier de Colin qui porte en lui une violence impressionnante. Jusqu’à ce qu’il s’effondre... Et on en revient à la question implicite de la pièce : pourquoi, dans la misère, plongés dans ces Bas-Fonds contemporains, les êtres ont-ils tant de mal à se parler et à se solidariser ?
Thomas Hahn
Odéon – Théâtre de l’Europe, Ateliers Berthier du 5 au 10 novembre 2018 , à 20h