Un jour, il y a bien longtemps j’ai acheté lors d’une exposition sur le MOMA « Être moderne », une carte postale qui me fascine encore. Il ne se passe pas une semaine sans que je m’y arrête. Elle est accrochée dans la chambre de ma fille Lola. Une reproduction d’un cliché de Cyndie Sherman. Une jeune femme regarde au loin. Je ne sais dire ce qu’elle ressent. Perplexité, dégoût, peur ? Regard énigmatique. Tout est possible. Elle est figée dans son élégance. L’allure soignée. Des immeubles dressés en arrière-plan. Chaque fois que le la croise je m’invente une histoire. Lola fait de même. C’est drôle. C’est devenu un jeu.
Le lien entre Cyndie Sherman et Vivian ? Hormis l’absence de titre pour les photos, il y a plutôt des différences marquées entre les deux. La première adoubée par le MOMA, la seconde évincée des institutions dans un premier temps. L’une championne de la mise en scène et de la sophistication. L’autre maîtresse de la spontanéité, du surgissement.
Mais chacune convoque mon imaginaire débridé.
Ne sois pas inquiet, lecteur, je vais ponctuer mon discours de ces digressions que j’aime tant.
De la nécessité de l’art pour s’émerveiller
Fin octobre. Dimanche matin. Paris cinquième. Grand soleil. Vent frais. Mon autre fille Victoria et moi passons le week-end à Paris. On marche sur le côté soleil du trottoir. Expo, théâtre, expo. Choisies, sélectionnées avec soin mais aussi avec une appétence pour la surprise. Nous aimons la rencontre inattendue au coin d’une rue avec un objet artistique non identifié. Je te vois sourciller cher lecteur. Non, non, non, on ne se gave pas telle des oies de Province. Nous savourons le plaisir de retrouver le chemin des lieux de culture officiels et officieux. Nous nous délectons du plaisir de lever le nez du guidon, pour observer, flâner, sortir de la grande roue du quotidien. Pour être ensemble pleinement présentes à des rencontres qui chatouilleront nos âmes et nos esprits. L’attitude propre à deux « candides provinciales ». Oui, c’est exactement ce que nous sommes.
Le réel abrupt, seul, ne nous suffit donc pas pour vivre. Le réel rude, seul, n’est pas source d’inspiration. Le réel rugueux, seul, ne nous enchante guère ! Nous devons aller chercher autre chose dans l’art. Les gestes artistiques de ceux qui ont pignon sur rue nous ouvrent « la porte des perceptions » pour ensuite nous consacrer à ce que je nomme sans modestie aucune nos « bidouilleries artistiques provinciales et campagnardes ». Oui, mon cher, on invente, on bidouille, on cafouille de nos mains. Et pensons rendre le monde meilleur avec nos petits délires créatifs.
Exposition Vivian Maier. Musée du Luxembourg à Paris.
Tu te demandes sans doute : « Quelle place occupe l’énigmatique Vivian Maier dans ces élucubrations ? » La nounou au Rolleiflex me fascine. Son audace m’inspire. Modeste « nanny » apparemment par choix – elle tenait à conserver sa liberté, sans famille à charge ni attache matérielle - elle a dégainé son Rollei à chaque instant. Vivian a construit une partition photographique autour de thématiques récurrentes. Elle a su saisir certaines rencontres improbables et les sublimer, capter la grâce de l’accessible.
Elle n’a eu de cesse de photographier « sans autre intention que d’apostropher la vie. » dixit Anne Morin, commissaire de l’exposition. Le petit théâtre de son œuvre : New York, entre 1951 et 1956, puis Chicago de 1956 à 2009. Ses sujets : les invisibles, les êtres en marge d’une Amérique en plein essor économique, les enfants dont elle avait la garde, mais également elle-même, à travers des autoportraits. Disent-ils un désir narcissique de se représenter ou de se regarder regardant ? Sa démarche n’était pas dénuée d’humour et d’autodérision. Vivian Maier : un langage photographique comme forme de résistance, la photographie pour trouver sa place dans le monde, exprimer sa relation au monde.
Ces temps-ci la photo m’attire et m’interpelle. Besoin de tester une autre pratique artistique de façon autodidacte pour expérimenter et saisir un éphémère étonnant. Mes photos n’ont rien de semblable. Je n’ai pas de Rolleiflex. Notre appareil photo est encore trop complexe à manipuler pour moi. J’utilise mon téléphone. Je fige des instants T dans la nature. Le matin tôt lorsque je marche avec Chocolat et mes voisines : paysages, levers de soleil, plantes, animaux, détails insolites et pourtant quotidiens qui échappent à tout ceux qui filent dans le brouillard matinal ou parfois durant l’entre chien et loup du crépuscule. Je n’ai pas l’audace de photographier mes congénères dans leur quotidien. Sans doute est-ce pour cela que Vivian me fascine. Je crains de ne pas savoir sublimer le quotidien. Le magnifier.
Peut-être faut-il s’en moquer royalement et se lancer comme Vivian ? Avait-elle la science infuse, un talent inné ? Quelle était sa formation ? Vivian Maier a-t-elle été son propre maître ? Pourquoi a-t-elle pris tant de photos ? Pourquoi en avoir développées si peu ? (en dehors de la question économique). Voilà qui m’interpelle.
Pas tout à fait. Elle a grandi au contact de Jeanne Legrand, une photographe amie de sa grand-mère Eugénie. La photo et une grande bibliothèque était donc présentes dans son microcosme de fille d’emmigrés délaissée par ses parents. (Père Autrichien, mère française partis rejoindre leurs familles aux États-unis). La photo comme résilience ? Ceci suffit-il à expliquer cela ? J’en arrive à des supputations psychologiques basiques.
Vivian déclenche un torrent de questionnements. Est-il utile de chercher des réponses ? Surtout pas, cher lecteur. Je suis catégorique. Il est bon de conserver les incertitudes qui planent sur son œuvre pour continuer à rêver devant ses photos.
Puisqu’on a tout dit et supputé à propos de la nounou au Rolleiflex, il faut ouvrir une autre voie. Inutile de m’aventurer dans de grandes analyses intellectuelles. Essayons une expérience du sensible. Une plongée dans mes ressentis profonds.
Oui, je rêve devant ses photos. Je peux inventer rapidement l’histoire des sujets-même farfelue - tant l’émotion est puissante. Toutes ces photos ont été découvertes par hasard par John Maloof lors d’une vente aux enchères en 2009. Diffusion sur la toile. Engouement immédiat. Nouvelles interrogations. Aurait-elle tant de succès si elle était encore en vie et son œuvre découverte de son vivant ? La légende participe-t-elle au phénomène ? L’hyper-médiatisation de cet artiste amatrice répond-il au mystère qui l’entoure ?
Aurait-elle accepté cette notoriété ? Va savoir. Maintenant elle est partout dans le métro, sur des magnets. Étrange étalage.
J’apprends que Vivian était « déséquilibrée et instable émotionnellement ». Peu disposée aux interactions sociales. Atteinte de sygollomanie. Elle accumulait tout un tas d’objets du quotidien telles des reliques. Et alors ? J’ai l’impression qu’on cherche une raison à son acte créatif. Faut-il être fou pour créer et être reconnu ?
Je suis agacée.
La singularité « Vivian Maier »
Mon propos sur l’invitation à imaginer une histoire d’après un cliché vaut parfaitement pour l’œuvre d’autres photographes femmes dites « de rue » ou « humanistes ». (Je m’en tiens aux femmes non dans un geste féministe mais par choix de ne pas me perdre.)
Sabine Weiss aussi continue d’être une photographe audacieuse et facétieuse. Diane Arbus aussi a focalisé son regard sur les marginaux. Sur ceux qu’on ne voulait pas voir. Dorothea Lange aussi a témoigné de la misère et de la détresse de son époque. Certes, mais je ne ressens pas le même trouble. Je reste béate devant leurs photos mais toujours à l’extérieur. Alors que j’entre littéralement dans celles de Vivian Maier. Il y a chez elle quelque chose d’indicible qui frotte, qui gêne. Dans mon esprit et dans ma chair, ça remue. Elle se focalise sur un message et n’embellit pas un réel nimbé de mystère.
Mon rapport grinçant à l’institution « Musée du Luxembourg »
Il convient de te narrer mon parcours chaotique pour accéder à cette exposition.
L’accueil à l’entrée du Musée est rocambolesque. Victoria et moi sommes munies de billets coupe-file. Oui, c’est ainsi je ne veux plus faire la queue comme une assoiffée de culture. Je me plie aux codes même s’ils ne me plaisent pas. Je présente à l’entrée un justificatif pour L’insatiable et on me replace fermement à ma condition de provinciale qui n’a pas de « vraie »carte de presse !
Les personnels de l’accueil ne sont pas d’accord entre eux.
« Oui vous pouvez passez Madame . « Ah, non vous ne pouvez pas avec ce document », « Oui, très bien merci mais vous devez présenter une vraie carte de presse «
« Non votre justificatif n’est pas valable, ah ou alors dans ce cas dans ce cas il faut prévenir avant de votre venue. »
« C’est bien précisé sur le site Madame. »
J’effectue alors des va-et-vient entre le vestiaire, l’entrée de l’expo (et son charmant contrôle des billets) et la billetterie, pour fouiller dans mon sac à la recherche d’un moyen de paiement supplémentaire. J’entreprends une valse agaçante. J’ai l’impression qu’on me prend pour une débile profonde.
Victoria est déjà dans la masse des visiteurs. Imagine, cher lecteur, un flot de curieux sur pattes qui s’engouffre dans de petites salles surchauffées et sombres à la recherche de l’énigme Vivian Maier. Une fois mon fabuleux billet réglé, la jeune femme de la billetterie retourne à sa conversation avec son collègue. Indifférente. Moi, je retourne à mon état de potiche-visiteuse.
Regard critique sur le sens d’une visite d’exposition à succès
Audio-guide vissé à l’oreille, ou collés aux encarts explicatifs, d’aucuns papotent, dissertent sur le talent génialissime de cette étrange nounou ou font des parallèles entre ses clichés et ceux d’autres photographes de son époque.
Mais qui se laisse vraiment aller aux sensations suscitées par ces photos ? Sans doute peu de visiteurs. Je grogne intérieurement. Trop de monde empêche une libre circulation des corps et de la pensée. Trop de flux empêche de s’éloigner puis de s’approcher des photos pour saisir une variation d’émotions. Je serais bien incapable de décrire quelques visiteur. Je n’ai même pas pu les observer.
La valse continue. Certains passent si vite que je me sens embringuée dans leur mouvement. Cette fois oui, j’ai la sensation d’être en train de me gaver des photos de Vivian Maier. C’est tout le contraire que je voulais. Cela ne me plaît pas. J’ai perdu ma fille dans le déferlement de visiteurs.
Petit signe de connivence au loin avec Victoria. Ras le bol de cette nuée. On a envie d’être seule dans l’expo. Fantasme de pures provinciales ! Les visiteurs avancent comme des automates. Ils ne se parlent pas. N’échangent pas hors de leur bulle. Voilà ce qui continue de me manquer, de me déranger dans les musées.
Chacun vient consommer une petite part de beauté, de créativité dans son coin avec ses compagnons de visite. Point.
C’est frustrant. Certes Le Musée du Luxembourg propose de multiples actions culturelles sur le site internet. Mais aucune spontanéité, tu dois t’inscrire et réserver. Tout est cadré, sous contrôle. Ne pourrait-on imaginer un temps et un lieu dédiés à l’échange entre visiteurs qui ne se connaissent pas, dans une exposition ? Provoquer des incitations à intervenir. Voilà ce qui manque !
Victoria avance et recule. S’arrête. Passe et repasse. Glisse sa tête entre deux visiteurs. Je la sens comme moi étouffée et lasse de ce flux. Échauffée par les tours de « passe-passe passera » à l’entrée j’entre énervée dans l’expo. Je dois passer plusieurs salles pour ralentir le rythme et enfin pénétrer le mystère Vivian Maier.
Je me fiche de tout comprendre. Je veux me laisser pénétrer par ces regards de gosses, de vieux, de rombières hautaines, de pauvres diables. Imaginer encore une histoire derrière des mains croisées, des pieds qui se frôlent, des chapeaux qui se croisent.
Je veux me sentir furieusement dérangée par le côté intrusif et presque voyeur de Vivian Maier. Témoin d’une époque prise sur le vif. Tu me suis ? À la sortie, encore frustrée, je demande à l’accueil un dossier de presse. « Vous voulez des photos Madame, et bien tout est sur le site en accès libre tout simplement…. » Là encore, je dois montrer patte blanche, me fendre d’un courriel explicatif. Et on prône la démocratisation culturelle ! Jolie contradiction !
Suite et fin du périple
Tu seras bientôt libéré de mes râleries, rassure-toi ! Une fois sortie, nous respirons ! Victoria est passée à la boutique acheter le journal du musée dédié à l’artiste. Moi j’ai pris en notes plusieurs ouvrages de références. Mon histoire avec Vivian ne fait que commencer. Depuis ce dimanche d’octobre, deux magnets sur mon frigo me rappellent chaque matin son étrange présence. Je lirai bientôt le livre de Gaelle Josse Une Femme en contre-jour. Je vais apprendre à manier ce satané appareil photo et poursuivre mes « bidouilleries artistiques provinciales et campagnardes. »
PS : Je ne cite volontairement pas les œuvres vidéos ni les photos en couleurs de Vivian Maier car elles n’éveillent pas mon imaginaire pourtant débridé.
Claire Olivier
Pour aller plus loin avec Vivian Maier
https://www.franceculture.fr/emissions/ouh-la-l-art/vivian-maier-etait-elle-une-espionne
https://info.arte.tv/fr/la-recherche-de-vivian-maier-de-john-maloof
https://www.arte.tv/fr/videos/105672-000-A/vivian-maier-de-l-ombre-a-la-lumiere/
https://www.arte.tv/fr/videos/105281-001-A/vivian-maier-tire-les-portraits-de-new-york/
Roman : Une Femme en contre jour. Gaelle Josse. Livre de poche. 2020.
Film de John Maloof et Charlie Siskel : À la recherche de Vivian Maier. 2013.