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Les Enivrés, trip alcoolisé aux tréfonds des consciences




Récemment passée entre les mains de plusieurs metteurs en scène, Les Enivrés, pièce loufoque du russe Ivan Viripaev, semble plaire au public français. Quand Clément Poirée s’y essaie à son tour, le résultat est explosif. Au cours d’une soirée d’ivresse, 14 personnages s’avouent l’inavouable, chancèlent, se questionnent, tombent, se relèvent et se révèlent. La pièce exploite intelligemment l’état d’ébriété pour guider les personnages vers l’introspection et la prise de conscience. Alors que tout vacille, Poirée montre une grande maîtrise de l’instabilité.

Les Enivrés © Hélène Bozzi

À peine installés, l’ambiance du spectacle s’immisce dans les rangs : trois ivrognes y marmonnent des chansons à la gloire de la bouteille en se servant à boire. Distrayant, mais le début du spectacle se fait attendre. La pénombre révèle un plateau tournant, surmonté de deux vitres dont les reflets déforment les corps. Les personnages apparaissent un à un, gesticulant entre les plaques transparentes. Dès le début, le plateau nous embarque dans leur ivresse. Une femme se traîne, tombe dans le caniveau, se relève. Au beau milieu de la rue, littéralement au fond du précipice, elle croise le chemin d’un homme non moins alcoolisé qui tente de lui prêter main-forte. S’enchainent des réflexions peu concluantes sur le sens de la vie et l’utilité des choses. À l’image de leurs jambes flagellantes, la discussion patine. Tout en s’efforçant de tenir debout, les deux hurluberlus posent des questions qui restent sans vraies réponses.

Les Enivrés © Léna Roche

Les histoires s’enchainent, plus déjantées les unes que les autres, mettant en scène des personnages tous « copieusement ivres ». La seconde saynète est très cinématographique : musique trop forte, sons, bruitages, danses sur les tables… Aucun doute, j’ai atterri dans une soirée bien arrosée. Une jeune femme y apprend que son ex compagnon se marie avec sa meilleure amie. Puis, ailleurs, on grimpe sur l’échelle de l’absurde : un homme nie la mort de sa mère pendant la célébration de l’anniversaire de son décès, un autre enterre sa vie de garçon avec une prostituée dans un restaurant végétarien où un invité ne cesse de réclamer de la viande. Et le plateau tourne, encore et encore.

Les Enivrés © Hélène Bozzi

Lucidité en état d’ébriété

Ivres, les personnages pénètrent une nouvelle dimension et s’adonnent à une réflexion élargie sur le sens de notre présence au monde, sur la vie, l’amour, Dieu. Chacun accomplit son introspection, et accède à une révélation. Entre les saynètes, des transitions opérées par un peu subtil musicien accompagné d’un ukulele et un saltimbanque mystique à la voix sensuelle, vêtu d’une veste aux reflets d’argent. Sans identité fixe et comme tombés du ciel, mi-génies mi-troubadours, ils flottent, et déclament des tirades obscures.

Les histoires se croisent. En se rencontrant dans la rue nos ivrognes sont pris d’une passion soudaine les uns pour les autres. Chacun partage sa vision du monde et s’ensuivent des envolées au lyrisme légèrement excessif sur le rôle central de l’amour, dans un monde où nous oublions le plus important, où nous « perdons le contact  ». Ces compères ont soif de vin et d’absolu, et le proclament à travers des monologues où ils déversent leur haine du monde moderne, « rempli d’une couche de merde ». Autant de prestations qui relèvent du défi : jouer l’ivresse sans la caricaturer et sans jamais perdre le ton (2h30 de spectacle tout de même). L’air de rien, leur jeu est brillant : une performance physique durant laquelle ils cherchent l’équilibre, tombent, se relèvent, s’égosillent... Et touchent à chaque fois.

Les Enivrés © Hélène Bozzi

Du grotesque émane le sublime

L’état second des personnages provoque chez le public une hésitation constante entre ce qui est à prendre au sérieux et ce qui ne l’est pas. Dans ce restaurant végétarien occupé par des trentenaires monologuant en costume de sumo, de danseuse ou d’hawaïenne, difficile de déceler une once de crédibilité. Pourtant, leurs discussions sonnent justes. L’absurdité des situations fait rire, mais le fond de la discussion est profondément pathétique. Du grotesque émane une dimension philosophique, de la déchéance surgit le sublime.

Parlant la langue universelle des enivrés, tous les personnages utilisent le même vocabulaire : la « merde  » qui ensevelit le monde, « putain  » en guise de ponctuation, « le corps du seigneur Dieu », « se saouler comme un cochon », être « trop balèze », « baratiner  »… Comme autant de mantras, ils répètent les mêmes rengaines incantatoires et entêtantes, jusqu’à les vider de leur sens : « il faut tout rendre », « le chuchotement du seigneur dans nos cœurs », « la perte du contact. La hiérarchie sociale se dissout dans l’alcool. La prostituée n’est pas bien différente du banquier ou du directeur de festival de cinéma : les mêmes questions les tourmentent..

Les Enivrés © Hélène Bozzi

Un des 14 personnages élève finalement la réflexion en défendant la nécessité de « ne pas se pisser dessus de peur », de «  cesser de chouiner et de se complaire dans son malheur », de chercher la « perle  » enfouie sous la « couche de merde ». Une intervention qui fait du bien après autant de cris et de larmes. Cet hymne à la quête de l’absolu fait fi du lendemain. Il n’est jamais question des conséquences. Une fois les vapeur de l’alcool évanouies, on ne sait rien de ce qu’il restera de ce voyage au-delà d’une méchante gueule de bois.

Les Enivrés © Hélène Bozzi

D’après l’un d’eux, les enivrés auraient « sur le bout de la langue ce que le seigneur Dieu a en tête ». Libérés des barrières de leur conscience, accèdent-ils à une vérité plus vraie que celle construite par la raison ? L’ivresse ne serait-elle autre chose qu’un accès à l’état de « pleine conscience » ? Mark, directeur d’un festival de cinéma en qui la prostituée voit l’incarnation du Christ, semble tombé du ciel pour venir chuchoter à l’oreille des enivrés.

Julia Inventar

Les Enivrés, vu le 3 octobre au Théâtre de la Tempête

Du 14 septembre au 21 octobre 2018, puis en tournée dans toute la France du 1er janvier au 29 mars 2020.

Mise en scène : Clément Poirée

Avec : avec John Arnold, Aurélia Arto, Camille Bernon, Bruno Blairet, Camille Cobbi, Thibault Lacroix, Matthieu Marie, Mélanie Menu

Scénographie : Erwan Creff
Lumières : Elsa Revol, assistée de Sébastien Marc
Costumes : Hanna Sjödin, assistée de Camille Lamy
Musiques : Stéphanie Gibert
Maquillages : Pauline Bry, assistée de Emma Razafindralambo Delestre et Margaux Duroux
Peinture décor : Caroline Aouin assistée d’Alice Gauthier
Construction décor : Atelier Jipanco
Collaboration artistique : Margaux Eskenazi
Régie générale : Farid Laroussi
Régie : Laurent Cupif, Michael Bennoun, Thibault Tavernier
Habillage : Emilie Lechevalier, François Ody

Production : Théâtre de la Tempête, subventionné par le ministère de la Culture, avec la participation artistique du Jeune Théâtre national et le soutien de l’Adami (captation vidéo).


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