Samedi 1er novembre de l’automne parisien. Nous arrivons au Cirque électrique nébuleux sous la pluie. Comme si nous avions glissé dans le fond d’une tasse de thé avec quelques flonflons et loupiotes qui persistent. Et il faut que je vous dise combien j’aime cet endroit, son public, les amis qu’on y rencontre à tous les coups, ses autos-tamponneuses à l’entrée, sa douce mélancolie. Ton regard s’arrête sur les petites tables de jardin rouillées où des feuilles mortes humides se sont collées. Deux regards, en fait, deux petites musiques se rejoignent autour d’un même moment artistique.
Les Petits bonnets, dit le dossier de presse des Elles (Cirque du docteur Paradi) est « un appel poétique et burlesque à l’émancipation, une pièce indisciplinaire, un opéra usine ». De ce grand mouvement des années 70/80 qui a vu les clowns s’échapper des cirques, le théâtre de rue se déployer dans l’espace public en souvenir de 68, et finalement toutes les formes issues de la « saltimbanquerie traditionnelle » tâcher de recomposer un art nouveau, contemporain, où la réalité sociale refait irruption là où l’on ne voyait souvent que divertissement « à voir en famille », que reste-t-il ?
Une certaine nostalgie, sans doute, mais aussi le sentiment d’une rupture. Pour ce qui est des arts de rue, on sait que l’espace public l’est de moins en moins. Et, à force de volonté de s’inscrire dans l’inédit, la nouveauté et l’« excellence », et comme on le fait si souvent dans ce pays, de correspondre à de nouvelles et modernes catégories « pluridisciplinaires », le nouveau cirque donne l’impression de s’être détaché de la familiarité propre à cette forme ancienne et proche, qui, si elle pouvait passer pour « ringarde », avait le mérite, contrairement à ce que fait souvent le théâtre, d’avancer avec ferveur dans la lignée d’un art réellement populaire. Au Cirque électrique, on vit souvent des moments qui semblent éviter ou enjamber cette rupture, qui proposent un subtil alliage entre cette proximité, la fusion de disciplines habituellement séparées, et une conscience sociale (politique), retrouvée. Quelque chose de très proche de ce qu’on nomme la « Neuve invention » en arts plastiques. Une neuve invention qui fait tomber toutes les frontières entre les disciplines au service d’une poésie et d’un propos. Non de manière gratuite ou normative, mais de toute évidence.
Alors voilà : Les Petits bonnets, c’est une pièce pour chapiteau qui raconte, chante et danse, l’histoire de la lutte ouvrière féminine et particulièrement celle de l’industrie textile. Une fiction musicale acrobatique et poétique, qui nous livre, à coups de machine à coudre, d’orgue liturgique, de flamenco trépignant, de violoncelle, de gouaille chantée, déclamée, parlée par une singulière Madame Loyale (qui pourrait être la fière égérie du mouvement « outsiders pop »), de mélancoliques numéros circassiens, drôles ou acerbes, l’histoire de femmes au travail : L’Amazone, Bouche cousue et La Joconde. « Elles se révoltent après l’annonce d’une vague de licenciements dans leur usine de lingerie. En occupant l’usine, elles se réapproprient le temps et l’espace, réintégrent leurs corps et leurs vies. Elles parlent du corps nié par le labeur, elles parlent de l’intime », de l’amour, de la solitude, des rapports de domination sociale, culturelle, de fatalité, de colère et de résignation et puis aussi d’érotisme.
« Je rêve d’horloge en panne et de cerveau en marche ». Ces mots font écho à mes oreilles au « On arrête tout, on réfléchit, et c’est pas triste » de L’An O1 [1]
Quel est le sens de cette vie divisée entre un corps aliéné, la chaleur de l’échange et le secret de l’âme ? Peut-on échapper à notre condition, à nos habitus ? Absence de perspective et d’alternative, absurdité de notre condition. Le sujet est plus qu’actuel. « On nous dit le bonheur, c’est le progrès, faites un pas en avant et c’est le progrès. C’est le progrès mais c’est jamais le bonheur. Alors si on faisait un pas de côté ? » [2] C’est ce que proposent Les Elles dans cette polyphonie de souffrances, de revendications et d’envols. La résistance par l’imaginaire.
La nostalgie, ici, n’est pas le regret du passé, mais le rappel indispensable d’un manque toujours aussi réel de sentiment d’appartenance à sa propre existence, dans ce cas pour les ouvrières d’une usine de soutiens-gorges. Manque que le travail vraiment poétique permet de ressentir, de faire surgir, et finalement de sublimer. Aussi lacunaire soit-elle, et parfois douloureuse, mon existence m’appartient. Aussi lacunaire et douloureuse soit-elle, elle prend la couleur de mes rêves, la tonalité de mes désirs. Ce tissage indénouable des fils de l’existence, cet alliage des métaux humains, cette profonde imbrication des éléments vécus, que jamais le discours politique ne parvient vraiment à exprimer, peut être dit par l’art. Oui je suis un être fragile, avide de beauté, et même si elle manque à ma vie, mon chant, mes mots, ma danse, la reformuleront pour en extraire la douleur et le suc. Ce n’est pas par hasard qu’une des scènes marquantes de ce travail est portée par une danseuse flamenco, cet art « créolisé » dont la fonction première est de transformer la douleur en beauté.
Ça se passe au Cirque électrique, à Paris. C’est au-delà des genres, des modes, des écoles, au-delà de l’ancien et du nouveau cirque. Au-delà peut-être du théâtre, au-delà de toute étiquette. C’est fort, c’est collectif, ça parle des individus dans leur intime et de notre réalité commune. C’est un poème au sens grec du mot, une fabrication à base de douleur, d’humour, de candeur et d’espoir. C’est ce qu’on appelle de l’art vivant et pour une fois l’alliance de ces deux mots n’est pas usurpée.
D’un instant l’autre
Les Elles est un groupe de musique français originaire de Caen, fondé en 1992 par Pascaline Hervéet (chant, textes et musique), avec Sophie Henry (piano, accordéon, harmonisation), Sarah Auvray (chœurs, bruitages) et Christine Lapouze (violoncelle). En novembre 2015, Les Elles fêtent leur 20 ans à la Cigale et tournent en France en 2016 avec une formation incluant les fondatrices Pascaline et Sophie.
Parallèlement, Pascaline Hervéet se produit régulièrement au sein du Cirque du Docteur Paradi et sur scène dans la lecture chantée de son livre Les Petits bonnets. Le Cirque du Docteur Paradi fait partie des premières compagnies qui, dans les années 70-80, ont porté un regard nouveau sur les arts du cirque. Il fut pionnier dans le développement de rapports privilégiés aux populations, notamment par une politique d’implantation sur des territoires et l’ouverture du monde du cirque à la diversité et aux croisements artistiques. Après trente années de cirque, une vingtaine de créations, ils restent fortement attachés à ce qui à leurs yeux fait partie des « fondamentaux » du cirque : la piste ronde, les chevaux, le chapiteau, la vie en campement, et surtout un langage artistique universel.
Les Petits bonnets par les Elles (Cirque du docteur Paradi), vu au Cirque Électrique.
Distribution :
Bouche Cousue : Karine Gonzalez – Danse flamenco
L’Amazone : Pauline Dau – Hula hoop, Corde aérienne
La Joconde : Louisa Wruck – Fil de Fer
Madame Loyale : Pascaline Herveet – Chant
Les Musiciennes : Sophie Henry et Elodie Fourré
La Pointeuse : Arnaud Landoin – Régie plateau, Fouets, Rollers danse
Création Lumière : Flore Marvaud
Son : Laurent Beaujour
Chorégraphie : Marie Letellier
Mise en Piste : Pascaline Herveet assistée de Marion Guyez
Graphisme : Mika Pusse
Leur site :
http://docteurparadi.com/accueil/les-dates/