La virtuosité de la mise en scène du film de Charline Bourgeois-Tacquet, enlevée, dynamique, efficace, ne cache pas l’arrière-fond de violence. Elle en diminue l’évidence. Anaïs, étudiante thésarde en littérature, est fauchée : elle vit d’expédients, de mensonges et de ruses. Le film raconte ses efforts pour résister à sa disparition sociale. Y coexistent l’interprétation sociale critique et l’esthétisation déréalisante, connectée à des notions métaphysiques vaguement bergsoniennes comme « l’élan vital » [3].
La lutte sociale, très codée dans le milieu de l’édition, contraint les femmes à séduire si elles veulent acquérir un poste, le garder, ou obtenir un contrat d’édition. Il ne suffit pas d’avoir un corps de mannequin, ni de coucher avec un éditeur (Daniel, Denis Podalydès), ou avec sa femme elle-même autrice (Émilie, Valeria Bruni-Tedeschi), détentrice d’un capital social élevé. Il faut avoir des qualités de séduction, la principale étant la légèreté. En effet, le milieu de l’édition est structuré par l’angoisse. À chaque livre, la sempiternelle question : va-t-il se vendre ? Avons-nous toujours du flair pour pressentir le succès ? Les auteurs se demandent toujours s’ils seront publiés. La légèreté est le remède à cette angoisse irréductible. Mais la légèreté est un charme (au sens d’un philtre magique) difficile à déterminer, encore plus difficile à produire.
Dans la première partie du film, Anaïs (Anaïs Demoustier), pilonne toutes celles et ceux qu’elle connaît afin d’en tirer le maximum avec une dépense minimum. Elle séduit tous azimuts. Homme, femme, sauf le lémurien. Cette guerre est dissimulée par le prétendu désir insatiable d’Anaïs. Elle séduit la propriétaire de son appartement, des sous-locataires coréens, son directeur de thèse, la propriétaire du château où un colloque « intéressant » a lieu (c’est-à-dire créateur de capital social). La façon dont elle drague l’éditeur est classique : la belle ingénue, un brin frivole, maladroite, mais si rieuse que c’est un plaisir lorsqu’elle étale de l’huile sur son pull. Pull qui est destiné à être enlevé. Qu’est-ce donc que la légèreté ?
Ne jamais céder sur son désir et paraître inconstant, fermer systématiquement les yeux sur les conséquences de ses paroles et de ses gestes, surtout si elles sont peu ou prou désastreuses (traduction : être tranquillement irresponsable). Adorer l’instant, sans aucun égard ni pour le passé (passant donc pour mort) ni pour l’avenir (pas encore advenu donc inutile). La légèreté est une fiction, un mythe, une illusion désirable ou, à tout le moins, souhaitable. Socialement, celles et ceux qui atomisent leur vie en instants de présent pur sont souvent remerciés de leur sacrifice pourvu qu’il suscite des plaisirs certes passagers mais délicieux. À la fin du film, Anaïs, a trouvé un poste dans une maison d’édition et est bien décidée à ne pas perdre une si belle prise (l’autrice dont elle semble amoureuse).
L’intrigue centrale est cette rencontre entre Anaïs et Émilie ou plutôt une conquête. Où l’on voit qu’elle ne renonce à rien pour acquérir un ascendant sur sa proie. À nous deux Paris ! Parasite, elle essaie de faire son nid dans celui des autres ; d’où son refus d’un lit non conjugal proposé par l’éditeur qui ne veut pas se laisser bousculer par elle. Elle comprend à l’instant qu’elle n’en tirera rien de plus et l’abandonne aussitôt. Le frère d’Anaïs lui rappelle sa tendance suspecte à aimer des vieux et son père loue sa fille de se tirer de tous les mauvais pas en étant séductrice. Émilie est incrédule lorsque, lors de la promenade qui les conduit à la plage, Anaïs raconte qu’elle est abattue par les malheurs de la vie. Nul doute que le film n’est pas seulement une histoire d’amour, mais aussi l’histoire d’une lutte sociale pour la survie.
L’éditeur tente de remettre à sa place l’intrigante, ailleurs que chez les riches : il la traite de folle, à deux doigts de la frapper. Il faut écarter cette jeune femme qui ne veux pas rester dans la classe des dominés. Émilie, après avoir tiré profit d’Anaïs, lui annonce qu’elles ne doivent plus se revoir, manière de la repousser dans la classe dominée.
Anaïs n’est pas un vampire moral. C’est une jeune femme dotée d’une volonté de fer, qui refuse que quiconque lui dicte sa loi. Dans la séquence du cancer maternel, où il s’agit d’humaniser son personnage afin d’atténuer son quasi-cynisme, elle acquiert une certaine profondeur. Sa volonté immarcescible, son désir invincible, son culot et son audace prennent sens : ce ne sont plus des traits quasi criminels, mais des croyances défensives élevées contre la violence de la vie et l’angoisse proportionnelle.
L’objet secret du film est le problème de la vérité du désir face à la violence du réel. Comment représenter cet amour entre deux femmes qui ont trente ans d’écart et apparemment, une différence de classe sociale puisque l’une appartient à une classe dominée tandis que l’autre l’a quittée pour vivre dans le luxe de la condition d’autrice. La structure des classes sociales double tous les gestes et les paroles – même les plus innocentes ou naïves – de significations tragiques, relevant de l’histoire, l’histoire avec une grande hache, comme dit George Pérec. [4]. Toutefois, Anaïs et Émilie se ressemblent, à ceci près que l’une commence de s’élever et l’autre est arrivée.
Mon parti-pris ici est de ne pas en prendre. Le spectateur a tous les éléments en main, de sorte qu’il peut en conclure qu’il n’y a pas d’intérêt à juger, que c’est là un parcours de vie fondée sur la désobéissance à l’ordre social, c’est-à-dire le refus d’intérioriser les intérêts des classes dominantes et de nier ses propres intérêts. Sous ce point de vue, l’amour est toujours conditionné, il n’est jamais pur. Anaïs est une combattante qui sait dans quel monde elle vit, qui ne cède jamais sur ses désirs de liberté, qui ne se contente ni de paroles ni de promesses, qui ne s’est pas laissée persuader que la fin du patriarcat avait eu lieu.
Jean-Jacques Delfour
Les Amours d’Anaïs de Charline Bourgeois-Tacquet
Bande annonce : https://www.youtube.com/watch?v=x-D-OngAnG8