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Le voyage de Molly




Molly S. est écrit « Molly’s » sur le site du Théâtre Déjazet, qui accueille la pièce à Paris jusqu’au 30 novembre. Erreur ? Faute de frappe ? En fait c’est bien du monde de Molly qu’il est question, changé, détruit, sinon à son insu, en partie contre son gré.

Molly a quarante ans et depuis quarante ans moins dix mois (elle voyait jusqu’à ses dix mois), elle évolue dans le monde armée de son ouïe, de son toucher et de son odorat. Elle vit dans son « pays », dans lequel elle perçoit simplement la lumière et sa provenance. Et elle fait un voyage.

Molly S. mise en scène Julie Brochen © Franck B.

Son mari, Franck, à court de projets, veut la faire opérer pour qu’elle recouvre la vue. Il demande au docteur Ryce, ophtalmologue de renom terré à Ballybeg, au cœur de l’Irlande, de traiter Molly. Franck et Ryce n’ont rien en commun, ils se détestent et méprisent ce que l’autre représente : Franck la prétention de Ryce, Ryce les tocades de Franck. Mais ils sont d’accord sur une chose : opérons Molly, il faut opérer Molly. Il le fallait, au nom de la norme. Molly sait qu’elle ne voit pas. C’est comme ça qu’elle a grandi et qu’elle a vécu ses plus belles émotions. Elle se souvient d’un rituel, qu’elle et son père avaient quand elle était enfant : ils sortaient dans le jardin, s’agenouillaient près d’un parterre circulaire, touchaient et sentaient les fleurs qui s’y trouvaient. Des nemophilas. Dans sa tête, Molly les voyait belles, auréolées de l’amour qu’elle et son père se portaient.

À la suite de l’opération d’un œil, elle commence à recouvrer la vue. Plus tard, son autre œil subira le même traitement. Molly voit des choses qu’elle ne voyait pas. Elle s’y habitue. Elle essaie de s’acclimater à ce « pays » dans lequel elle se sent étrangère. Un jour, elle s’arrête dans une échoppe de fleurs et est attirée par un bouquet. Le fleuriste les reconnaît mais ne se souvient pas du nom. Molly les connaît et répond : « - Des nemophilas ». Mais qu’elles sont laides, ces fleurs... Son souvenir est souillé, Molly trahie par ses yeux, sa confiance en son monde ébranlée. De ma place au troisième rang de la salle du Théâtre Déjazet, je frissonne. Ce que Molly vit est très brutal.

La pièce de Julie Brochen est étonnante. Quand j’arrive au théâtre, on me remet une feuille blanche A4 en paysage, pliée au centre, sur laquelle sont écrites les paroles des chants du spectacle. Vais-je assister à une messe ? Je ne suis pas dans une église, mais la scène est sacrée. Le décor est riche, du rouge, du doré, un plafond peint. Une barrière immatérielle m’en sépare, sombre et nue. La distance entre moi et les planches est accentuée par la lumière noire qui les irradie, reflet d’une vision partielle, celle de Molly. La scène est dépouillée, un piano-bar, quelques chaises. La pièce commence et les chants en vieil anglais viennent scander les échanges parlés entre les comédiens. Olivier Dumait et Ronan Nédélec forment un duo incroyable. Quand ils font chanter, ensemble, Ryce et Franck, ils nous fascinent. Nikola Takov est discret mais partout, comme un joueur d’orgue surplombant l’assemblée. C’est une messe où l’on célèbre l’aventure de la vision. On commémore le passé, la cécité de Molly, et on prie l’avenir, la vue retrouvée.

Molly S. mise en scène Julie Brochen © Franck B.

La pièce pose la question du droit d’être soi, du droit à la singularité. Molly semble devenir folle de tout ce qu’elle ne comprend plus, de ce qu’elle est désormais obligée de voir. Finalement, sa vue l’isole des autres. Quand elle ne voyait pas, tout allait. Depuis l’opération, elle est malheureuse. Pourquoi Franck a-t-il voulu qu’elle se fasse opérer ? Cela n’a aucun sens. Molly dit : « Nous vivons tous sur une balançoire. En temps normal la balançoire oscille doucement et régulièrement dans le registre étroit des émotions habituelles. Puis une crise survient dans notre vie ; et alors, au lieu d’aller régulièrement d’un sentiment de... disons de vague bonheur à un sentiment de vague malheur, nous nous balançons maintenant de l’exaltation au désespoir, de la joie la plus inimaginable à la détresse la plus totale. Et nous ne pouvons rien empêcher. Nous ne pouvons pas nous échapper. Jusqu’au moment où finalement nous ne pouvons plus endurer ce genre de traitement - et où nous devenons incapables d’éprouver, de ressentir quoi que ce soit. »

Une des forces de la pièce est d’être cette balançoire. Au rythme de l’histoire racontée, elle nous fait traverser les émotions. Au début, un bouillonnement : l’opération est demain, faisons la fête ! Les comédiens se répondent, les dialogues se chevauchent, fusent, rebondissent sur l’un, puis sur l’autre. Après l’opération, le calme, la convalescence ; tout est plus doux, chacun parle tour à tour. Puis la tempête. Colère et incompréhension ; les dialogues ne se chevauchent plus mais Molly crie. Crise, désespoir, détresse. La pièce pose la question du réel, de ce qu’on croit savoir et de ce qu’on croit avoir compris. « Je t’assure, tu ne manques pas grand chose », répète Molly tout au long de la pièce. J’ai du mal à comprendre d’où vient la phrase : son mari, son père ? Molly parle de son père, de Franck, de sa mère, de son amie Rita, à grands renforts de « ils » et de « elles ». Je suis confuse mais j’aime à croire qu’elle l’est aussi. Pas quand elle ne voit pas, mais quand elle voit. Elle est assommée de questions, de couleurs, de taches, d’ombres et de lumière, ivre d’informations. C’est trop.

Molly S. mise en scène Julie Brochen © Franck B.

Alors qu’elle est à l’hôpital, au lendemain de l’opération, Franck lui apporte un bouquet de fleurs. « - Des fleurs bleues, dans un papier jaune », répond-elle à Ryce qui pose la question. De mon fauteuil, je vois des fleurs blanches dans un papier blanc. Je m’en étonne, mais la pièce continue, comme si de rien n’était. Ryce acquiesce et Franck est ravi. Je finis par admettre que les fleurs sont bleues dans un papier jaune. Mon cerveau, encouragé par ce que mes oreilles entendaient, m’a convaincue de peindre sur la toile vierge bouquet blanc-papier blanc un bouquet bleu-papier jaune. Et le tour est joué. Cet acte fort est symptomatique de l’ambition de Julie Brochen de monter une pièce « qui s’invente et se raconte en creux ».

Aujourd’hui, dans la rue ou dans le métro, je verrai des milliers de choses, d’affiches, de publicités, de couleurs, d’objets. Ce soir, de quoi me rappellerai-je ? De ce que j’aurai fait l’effort de comprendre. Molly ne voyait pas les nemophilas, mais elle comprenait que c’était des fleurs, elle en comprenait la signification. La vue permet d’affiner notre perception d’un objet, mais elle ne conditionne pas l’appréhension de sa réalité.

Julie Brochen réussit l’exploit de transformer la pièce de Brian Friel en un récit polyphonique d’une heure : plus de voix, courte durée. Je n’ai pas le temps de me demander si j’aime ce que je vois, ce que j’entends. C’est déjà la fin. En sortant du théâtre, je suis fatiguée et apaisée. Ces émotions m’ont bousculée. Si l’on avait demandé à la plupart d’entre nous, avant que nous ne voyions Molly S., ce que nous aurions fait du pouvoir de donner la vue à quelqu’un qui n’a jamais vu, nous aurions sans doute répondu que nous nous en serions servi, que nous aurions généreusement changé sa vie.

En héros charitables et bienveillants, ou parce que nous considérons que ne pas voir est anormal et que dans nos sociétés, l’a-normalité doit être corrigée ? La pièce de Julie Brochen métaphorise le conflit entre la vision normative des sociétés occidentales et la subjectivité de chacun. Elle interroge la valeur de nos mondes, de ceux que nous construisons en nous à partir de ce que nous ressentons. Nos histoires et nos sensibilités ne sont pas les mêmes, ces mondes peuvent ne pas se couler dans le moule commun. Sont-ils pour autant moins réels ou moins acceptables ? La question dépasse largement celle de la cécité. Elle interroge la normativité.

Je suis apaisée. En allant au théâtre je veux être bousculée, je veux pouvoir déconstruire mon monde pour le reconstruire autrement. Ce qui est possible lorsque la pièce a la profondeur et aussi la subtilité de Molly S..

Mélanie Congès

Molly S., d’après Molly Sweeney de Brian Friel, traduction Alain Delahaye, adaptation et mise en scène Julie Brochen. Avec Julie Brochen, Olivier Dumait, Ronan Nédélec et Nikola Takov. Jusqu’au 30 novembre au Théâtre Déjazet, 41, boulevard du Temple, 75003 Paris.


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