Je me réjouis de la programmation du Théâtre Jean-Vilar de Vitry-sur-Seine : éclectique ; jamais complaisante, elle se risque à ou assume de (c’est selon) défendre une création actuelle, aux propositions qui, bien que déroutantes, n’en permettent pas moins d’ébranler nos conceptions (formalisantes et formalisées) du monde. Le 13 mars, la soirée était consacrée au traitement du corps à travers la danse : La chair a ses raisons de Mathieu Desseigne-Ravel/Naïf Prod et Sous ma peau de Maxence Rey/Cie Betula Lenta. L’occasion d’esquisser quelques lignes sur l’usage du corps et sa représentation dans une certaine pratique du spectacle vivant.
Sans revenir sur 5 000 ans d’histoire de l’art, rappelons que depuis le début du 20e siècle celui-ci entretient avec le corps un rapport ambivalent. Comme l’objet a connu une valorisation artistique par déplacement de milieu sociologique (d’objet du quotidien à objet de musée) ; le corps est devenu au milieu des années 60 l’un de ses outils et l’une de ses matières (tel pinceau ou telle toile) par glissement technique. Et si le spectacle vivant, qui est de fait un art du corps - celui de l’acteur, du personnage -, est plus enclin à jouer avec le corps créateur que d’autres pratiques, mais il est prisonnier des différents niveaux de réalité dans lesquels il baigne. Un corps complexe à discerner dans la superposition des rôles et sous le bal des costumes mais qui, plus paradoxalement encore, devient insaisissable lorsqu’il se met à nu. D’ailleurs, je crois qu’il n’est jamais nu sur une scène !
Il n’est possible d’être nu qu’en opposition à celui qui est habillé, l’adjectif perdant sinon son utilité ; et être dévêtu n’est pas la condition pour être « mis à nu ». Plus que de « nu », parlons de nudité, plus ou moins effective et inexorablement liée pour moi à un art de l’effeuillage. Non dans une révélation érotique du corps, mais dans un rapport de soustraction, du passage d’un état à un autre, espérant révéler et toucher le cœur d’un corps et psychique et physique. Mais c’est plus difficile que de simplement se foutre à poil. Déjà parce qu’une scène, même improvisée, ne peut être soustractive : la moindre lumière habille un corps mieux qu’aucune draperie !
Le spectateur est peu disposé à accepter l’exhibition du corps étranger, celle-là même qui lui est communément interdite ou clairement déconseillée en dehors de motifs légitimes. Une prohibition qui ne concerne pas tant l’exposition d’une peau dévoilée que la vue d’un sexe. Pierre Perret a échoué. Chanter « Ah ce qu’il est beau mon chibre/quand il est à l’air libre ! » n’a pas suffit à faire plier deux siècles d’idéologies religieuses et à effacer de nos comportements la punition d’Adam et Eve. Comme eux, le spectateur cherchera inconsciemment les feuilles — justifications et symboles — qui masqueront la « déroute » légitimée par l’acte créatif : « Mais, mon Dieu, ils sont à poil !? », « Oui ! Mais c’est de l’art ! ». Du calme, je vous dis que personne n’est nu ! Écarter les tergiversations sur l’ostension de quelques poils et autres plis est nécessaire pour dépasser la culpabilité du simple spectateur voyeur. Non que nous ne le soyons jamais, mais ce 13 mars, les propositions du soir n’étaient pas aussi paresseuses. Prenant en compte l’inaccessibilité du corps nu au regardeur, ces deux créations imposent de le différencier du traitement de sa nudité.
Un homme sort des gradins et rejoint la scène. Dans la pénombre et de dos, il se déshabille et, couche par couche, se dévoile sous notre regard. Libre de tout apparat, le noir se fait sur ce nu qui disparaît. S’ensuivent 45 minutes de performances physiques, durant lesquelles ce corps, donné comme référent, n’aura de cesse de ne jamais apparaître, troublé par le jeu du clair-obscur et se réduisant par fragments à ce qu’il porte en lui de signifiant. Jusqu’à reprendre la forme qu’on lui connaît, dans une action miroir à l’entrée en scène : l’homme dénudé, revêtira peau après peau, les épaisseurs de son humanité.
Piste 1. S’il reste possible de s’expliquer ce qui nous trouble (ou nous échappe) par un « ça me fait penser à », la proposition de Mathieu Desseigne-Ravel tente d’y échapper. Si le corps s’abstrait et semble disparaître, le danseur en fait sa matière première, l’exploite et la sublime dans une rencontre avec la lumière (Pauline Guyonnet) et l’environnement sonore (Philippe Perrin). Ainsi, le corps égare notre perception, la propulse dans des visions fractales et offre de véritables expériences sensitives. Une anamorphose inversée à laquelle nos yeux écarquillés s’accrochent pour ne rien perdre de ce corps si récemment rencontré. Une tête ? Une nuque ? Une jambe ? Plus rien de cela. Le corps du danseur n’est que particules lumineuses. Ne reste que l’idée, une trace plus que l’image. À cet instant, son pouvoir suggestif prend toute sa puissance. Le corps est loin. De moi. De mon esprit. En équilibre, ces matières valsent sous mes yeux. Et si, fortuitement, la luminosité augmente et dessine furtivement le corps, mes yeux se ferment et les rejettent.
Piste 2. Peu à peu, ce corps revient par la lumière. Plus persistante, elle devient tranchante et nous livre par strates les textures de ce dos, tour à tour écorché, vivant et plastifié. Muscles et ossature sont pris dans un enchainement de battements qui repoussent les chairs. Et la discordance, entre ces mouvements et ce que notre oreille reconnaît comme rythmes, vient à bout du corps dont il ne reste qu’une peau. Voile de grâce, non d’un, mais des corps. C’est la chair de l’Homme qui vacille et oscille dans un ballet hypnotique de va-et-vient entre métonymie et synecdoque…
Piste 3. Pour que le dos s’impose. Pour qu’une jambe se lève, puis deux. Qu’apparaissent une nuque, une tête renversée. Que naisse le corps. Qu’il se dresse, (re)prenne sa forme, celle du corps choisi, vêtu, identifié et identifiable. Parce que La « peau » a ses raisons…
Trois chaises en fond de scène, socles de trois nus féminins diversement sculptés par une lumière zénithale. Le dispositif, plus frontal, surprend. Ces corps immobiles suspendent le temps, instaurent une distance et troublent : ne sommes-nous que des voyeurs jouant au jeu des différences ? Pris au piège par cette nudité exhibée, que faire ? Rien. Puisqu’à peine trouvé un regard moralement convenable sur ces corps, ils se meuvent, se ridiculisent, se toisent, se choquent et s’entrechoquent, se tendent et se relâchent dans une chorégraphie des plus « habillées ». 50 minutes où la danse expose ce qu’elle a de plus paradoxal : son incapacité à mettre à nu la chair, si manifeste soit-elle.
Piste 1. Dans un décalage entre attente du spectateur et proposition de l’artiste, mon esprit passe en revue tout ce qui pourrait donner du sens à ce face à face figé. La frontalité permet une chose, l’identification des corps — trois tailles, deux corpulences, une coupe, aucun visage. Trois danseuses, comme un échantillon de ce que peut être le corps féminin. La nudité et l’anonymat qu’elle véhicule, se faisant reflets du conditionnement du corps féminin, mettant en exergue les lieux communs qui s’y rapportent. L’inaction fait remonter à notre conscience des généralités, auxquelles nous n’adhérons pas forcément, mais que le bain culturel nous impose. Maxence Rey brasse les poncifs moraux qui affublent ou glorifient le corps féminin et chaque position prise trouve, a minima, un référent et sa critique.
Piste 2. Puis brisant la frontalité, les corps parcourent l’espace, se laissent observer sous tous les angles. Trop d’angles, pour ne laisser voir qu’une nudité dans sa diversité. Une sensation étrange me parcourt, est-il possible que la chorégraphie proposée soit celle de corps habillés ? À cet instant, le corps grotesque dans ses courbures et ses contacts, ridicule d’être nu en somme, ne semble l’être que par manque de vêtement. Paradoxalement, la nudité apparaît comme semblable à l’habit. Et me donne l’envie de vivre l’expérience d’un classique joué à nu, une proposition pure où la technique corporelle prendrait toutes ses lettres de noblesse, non dissimulée derrière costumes et fards ; affichée, elle porterait sans doute l’efficacité du mouvement créé pour des corps vêtus. Une grâce propre à la danse, car, comme le rappelle Agamben [1] « le corps le plus gracieux est le corps nu que ses actes entourent d’un vêtement invisible en dérobant sa chair par la magie et la grâce du mouvement bien que la chair soit totalement présente aux yeux des spectateurs. »
Piste 3. Ce corps glorieux, rappelons-le, serait celui des âmes peuplant le paradis. Corps purs des âmes d’une masse élue mais sans individualité. Et c’est là que le double masque chair porté par les danseuses trouve sa pertinence. Si elles nous apparaissent nues, sans visage et sans identité, elle ne le sont pas vraiment. Dévêtu, le corps n’est que le signe d’une espèce, de l’humain, non de la personne. Et si, au fil du spectacle, les masques tombent, jamais nous ne passons outre les visages qu’ils lissent. Jusqu’à ce dernier face à face où la lumière illumine ces individualités, trois femmes sans masque. Nues ? Elles le sont. Mais leurs corps plongés dans la pénombre, à peine perceptibles, s’effacent devant l’identité. Et Sous ma « chair » pose une ultime question : s’il n’y a aucun nu sur scène, y était-il vraiment question de nudité ?
Alexandra A.
Vu le mardi 13 mars 2018 au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine.