Le surplus, première exposition personnelle d’Ève Chabanon, prend place à Bétonsalon, centre d’art et de recherche dans le 13ème arrondissement de Paris. Cette exposition donne la voix à des artistes, artisans, professionnels en exil, résidant en Île-de-France, qu’elle nomme « non-producteur.rice.s ». Sur le projet Le surplus du non-producteur démarré il y a quatre ans, ils sont ses collaborateurs. Acteurs, artisans ou artistes dans le monde de l’art, du cinéma, ou de la musique, leur point commun est l’impossibilité de pouvoir rendre visible leur savoir et savoir-faire, due aux divers obstacles liés à l’exil : la difficulté de la langue, l’intégration sociale, le statut administratif, etc.
Ève Chabanon, diplômée de la Haute École des Arts du Rhin (HEAR) de Strasbourg et de l’Open School East à Londres/Margate, travaille à travers la performance, l’écriture et les objets, mais aussi en collaboration avec des groupes en marge qui produisent des espaces de questionnement et de débat. Elle nous fait ici découvrir ces personnalités capturées au fil de son projet. Le témoignage sonore d’une femme nous accompagne au long de l’exposition. Puis, nous déambulons parmi ces objets artisanaux et industriels, des écrans disposés ici et là, contre les murs ou sous la table au centre de l’espace, et l’envie d’aller à la rencontre de ces individus pousse à parcourir, de part et d’autre, ce lieu bétonné. Des témoignages silencieux ressortent de ces visages sur les écrans, expressions dont nous ne percevons pas encore le contenu. Ces images sont des rushes introduisant le film Le surplus du producteur qui sera réalisé plus tard.
La première partie du film a été tournée dans un lycée d’Argenteuil, où les non-producteurs présentent leurs parcours aux élèves, en leur proposant d’y prendre part avec le théâtre, le chant ou encore le cinéma. La seconde partie, fictionnelle, sera incarnée par les non-producteurs eux-mêmes. Ces courts extraits présentés sur des écrans deviennent des tableaux vivants.
À l’instant où l’artiste redéfinit sa pratique, elle choisit de questionner précisément la notion de surplus en s’appuyant sur cette figure qu’elle a décidé de nommer les non-producteurs. Avec cette exposition qui est la présentation d’un processus en cours, elle choisit d’assumer ce temps comme un lieu de questionnement et non d’aboutissement, ce qui est le propre de la pratique artistique. Pourquoi ne pas laisser visible une interrogation permanente, un travail en processus, comme un rendu d’atelier ? Finalement, le travail artistique est-il autre chose qu’une tentative perpétuelle ?
Dans Le surplus, elle interroge les contradictions intrinsèques aux collaborations, et se questionne sur le statut des objets. Parmi ces œuvres, au centre de l’espace une table qu’elle nomme Le plateau, faite de divers matériaux tels que stuc, acier, bois de pin, contreplaqué, créée en collaboration avec Abu Dubaev, en 2018 à Paris. Son inclinaison rend la table impraticable, mais elle permet de se rassembler pour discuter. Des chaises ponctuent l’espace, recouvertes d’une étoffe vert kaki comme un tissu de camouflage. Elles deviennent supports de texte. S’agit-il d’œuvres ou d’objets d’usage ?
Jusqu’ici Ève Chabanon était engagée dans des projets sur le long terme impliquant des territoires et des communautés marginalisées, où se développent des espaces de dialogue et de création. Dans cette installation, à la croisée entre objets fonctionnels et œuvres plastiques, l’artiste va jusqu’à matérialiser son questionnement sur le surplus lui-même [1]. Elle prend le parti de vendre ces centaines de tasses produites artisanalement, qui seront mises en vente durant l’exposition, de 15 euros pièce à 900 euros, le prix augmentant en fonction de l’inflation. Plus un objet devient rare, plus sa valeur augmente.
Au-delà du partage entre regardeur et artiste permis par une exposition, ces moments donnent la possibilité à l’artiste de vendre ses œuvres, sa première source de revenus. Ici, Éve Chabanon décide de jouer explicitement l’économie interne, habituellement non visible, de cet objet qui reste artisanal, même si la quantité en devient presque industrielle. Du modelage à la cuisson, jusqu’à la pose d’émaux, ces objets constituent un moment suspendu dans sa pratique, toujours dans un rapport inclusif, un travail avec et sur l’autre. Le surplus ce que signifie être artiste aujourd’hui, au-delà d’une simple représentation. Comment faire acte politique face à une réalité pesante ? Les moyens manquent, les collaborations sont difficiles à maintenir. Doit-on signer collectivement ou personnellement, malgré la participation de ses collaborateurs ? Ève Chabanon est au travail sur les frontières.
Une œuvre d’art reste toujours une tentative, décider de son achèvement reste la prérogative de l’artiste. Le « non-abouti » est une appréciation subjective. Mais la diversité d’œuvres et de statuts produit un flou sur l’intention de l’artiste. Non par la quantité, mais un manque se produit. De l’ensemble quelque chose échappe, à mi-chemin, entre... Mais après réflexion, on prend conscience que lorsque le non-abouti est assumé, il ne dessert pas le regard porté sur l’œuvre. Dans le travail en école d’art, il y a souvent des moments où le processus est visible, alors que dans les lieux présentant de l’art contemporain, peu de choses permettent de percevoir ce processus. Le non-abouti est généralement connoté comme péjoratif, mais si l’on estime qu’un processus en cours peut être montré, c’est qu’il est assumé. Saluons la tentative. Un travail inachevé à suivre.
L’impression ambivalente produite par cette exposition tient peut-être à la complexité du mot « surplus » en-dehors de sa définition économique. Ce mot évoque « ce qui est en plus », mais ce « reste » peut être immense. Le surplus des relations humaines ne serait-il pas le témoignage, l’enregistrement des voix, les souvenirs ? Le surplus des difficultés de l’exil ne serait-il pas de les vivre quotidiennement ? Difficultés qui vont jusqu’à empêcher de pratiquer son art… L’œuvre est-elle le surplus de la pensée de l’artiste ou ne serait-elle pas justement la chance de matérialiser ce qui nous échappe en laissant aux autres la possibilité d’y projeter leur propre histoire ?
Marine Lemaire
Bétonsalon - Centre d’art et de recherche
9 esplanade Pierre Vidal-Naquet
75013 Paris
01.45.84.17.56
Gratuit - Du 29 Janvier au 25 Avril 2020
Jours de représentation : mercredi - jeudi - vendredi - samedi
Horaires : de 11h à 19h