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Le Descendant de Stéphane Girard, dans la tête d’un colon franco-israélien




De la banlieue parisienne à l’ultranationalisme israélien, Le Descendant, du réalisateur Stéphane Girard, prévu à la diffusion le samedi 9 novembre sur Public Sénat et déjà disponible sur Spicee, retrace la vie de Thierry Attali alias Pinhas, un Franco-israélien aux avant-postes de la colonisation en Cisjordanie. Ce film qui ouvre des questions brûlantes sans vraiment y répondre, sera prolongé sur la chaîne d’un débat en présence de spécialistes, indispensable pour mieux éclairer le contexte géopolitique et historique. Regard d’une apprentie journaliste sur ce sujet très complexe.

Quand j’entre dans la salle du cinéma L’Entrepôt, dans le 14e arrondissement de Paris, les a priori se bousculent dans ma tête. Je suis déjà à peu près certaine que Le Descendant, film de Stéphane Girard que je m’apprête à voir en avant-première, laissera peu de spectateurs indifférents. Il raconte en effet l’histoire - assez inédite - d’un Français juif qui devient peu à peu un acteur de la colonisation israélienne en Cisjordanie au nom d’arguments religieux, après avoir lutté dans les années 1990 contre les mouvements de l’extrême-droite antisémite française. Dans la salle, des professionnels du documentaire. Un public que je perçois comme familier : parisien, éduqué, de gauche, donc très probablement sensibilisé au problème de la colonisation israélienne. Formée moi-même aux relations internationales, je m’interroge quant au choix de suivre de l’intérieur ce violent parcours initiatique, et quant à la pertinence d’un film porté essentiellement par le discours de ce personnage. La colonisation israélienne en Cisjordanie, débutée en 1967, a été déclarée illégale par l’ONU et partiellement par l’État hébreux (dont l’actuel gouvernement protège et légalise néanmoins régulièrement des colonies), et est un obstacle majeur pour la paix. On décompte aujourd’hui quelque 640 000 colons israéliens vivant en Cisjordanie et à Jérusalem-Est [1], chaque jour plus nombreux [2]. 
Ce traitement d’une crise majeure à travers le parcours d’un de ses protagonistes (parmi de nombreux autres, souvent très différents), s’avère à la fois passionnant et troublant.

Le Descendant, réal. Stéphane Girard © Cat&Cie

La violence comme identité

Le documentaire est captivant au sens propre. À l’écran, les personnages et les histoires qui se succèdent n’ont rien à envier à un scénario de film d’action. Pinhas, né Thierry Attali, est issu d’un couple d’Algériens de confession juive émigrés en France suite à l’indépendance. On apprend au passage qu’ils œuvraient clandestinement pour l’OAS… À la suite de cette émigration, Pinhas passe sa jeunesse en banlieue parisienne, au Blanc-Mesnil, dans ce qu’il aime décrire fièrement comme un « quartier chaud ». C’est là qu’il acquiert, dit-il, les « codes de la rue ». Et en y revenant trente ans plus tard, il tient à montrer qu’il n’a rien perdu de cette fougue, n’hésitant pas à proposer une bagarre à un groupe de jeunes en se moquant de leurs « têtes de dealers » (ils sont Noirs et Arabes).

De son propre aveu, Pinhas ne se sent pas particulièrement Juif à l’époque mais, à l’adolescence, la révolte provoquée par sa découverte de l’antisémitisme au contact de groupuscules d’extrême-droite change sa donne personnelle. Est-ce là qu’est née sa propension à la violence ? Ses proches racontent affectueusement que, déjà, le petit garçon énergique avait besoin de canaliser sa fougue dans un combat pour une juste cause. Le film montre que c’est de cette indignation adolescente que remonte l’adhésion au Betar, une organisation prônant la lutte contre l’antisémitisme.

Le Descendant, réal. Stéphane Girard © Cat&Cie

Les épisodes qu’il décrit, appuyés par des images d’archives saisissantes, sont d’une extrême violence. Guet-apens, bagarres sanglantes en plein Paris, étaient selon ses dires, son quotidien. Reprenant les méthodes de l’adversaire, les techniques du Betar sont impitoyables. Sourire aux lèvres, Pinhas raconte et rejoue avec fierté une attaque à la barre de fer de jour et en plein Paris, qu’il a dirigé contre les membres d’un groupuscule d’extrême-droite. Mais la question de l’origine de son penchant pour la violence n’est pas davantage approfondie : c’est Pinhas qui raconte son histoire et il ne semble pas vraiment disposé à l’analyser. Il affiche son agressivité « innée » comme preuve de sa virilité et premier signe d’un destin exceptionnel.

De la lutte contre l’extrême-droite à l’action en Israël

Dans le prolongement de ces activités paramilitaires, notre héros s’initie parallèlement à une version rigoriste du judaïsme. La suite logique ? Partir en Israël accomplir son devoir de « bon Juif » dans le cadre du service militaire, puis s’y établir pour participer à la « reconquête des terres » et à la formation du Grand Israël prescrite selon lui par la Torah. Puis, en 1982, il est confronté à la guerre au Liban. La seconde partie du film, consacrée à sa nouvelle vie de colon en Cisjordanie, évoque à mes yeux un voyage dans le temps, retour à l’époque où la France colonisait avec paternalisme un tiers du continent Africain. On y voit Pinhas patrouillant de nuit, fusil-mitrailleur en main, le long des limites grillagées de sa colonie de Kiryat Arba ; supervisant les travaux d’un complexe immobilier, flattant avec condescendance les ouvriers arabes ; ou encore visitant avec son SUV rutilant des propriétés en plein territoire palestinien (Jérusalem Est ou Hébron) pour les acheter, en dépit tant du droit international que du droit israélien. Tout cela, sans remise en question ni, apparemment, une once de sentiment de culpabilité.

Le Descendant, réal. Stéphane Girard © Cat&Cie

Ce qui frappe surtout, dans ce film, c’est la différence marquée entre les deux temps de la vie du protagoniste. Durant sa jeunesse en France, Pinhas revendique une violence légitime. La violence justifie la violence. En Israël, c’est un autre homme que l’on voit lorsqu’il parle de ses activités de colonisation. Il affirme ne ressentir aucune haine à l’égard des Palestiniens, dit même avec calme et mansuétude les comprendre, tout en s’affirmant dans son droit. Le rapport de force est en sa faveur. En Israël, la majorité d’extrême-droite dirigée par Benyamin Netanyahou est dépendante des forces ultranationalistes. Si la colonisation dans les territoires occupés est illégale dans le droit israélien, ce gouvernement la tolère, la protège militairement, et va jusqu’à interdire aux Palestiniens de construire de nouvelles maisons dans les territoires convoités par les colons. Protégé par l’armée, favorisé par la supériorité économique et militaire de l’État israélien, Pinhas peut donc sans mal s’affirmer « pacifiste ».

Le Descendant, réal. Stéphane Girard © Cat&Cie

Télescopage

Mais cette violence réapparaît dans le film avec les injustices perpétrées par Pinhas et le groupe de colons auxquels il se joint. Le vernis de respectabilité se fracture au fil des séquences qui se succèdent, comme dans ce dialogue entre lui, en visite sur un chantier, et les ouvriers Palestiniens qui travaillent pour lui ; sur les plaques de béton construites en plein territoire palestinien, il se gargarise de les accepter sur « son territoire » - en fait le leur au regard du droit international - et de leur donner du travail. Alors qu’un ouvrier raconte qu’il est obligé de travailler avec les Israéliens pour avoir un salaire, un autre explique qu’il serait heureux d’avoir la nationalité israélienne pour obtenir le droit de construire une maison sur sa propre propriété. « Je veux bien encourager ceux qui ne lancent pas de pierres », leur répond Pinhas de avant se tourner vers la caméra et de déclarer en français, la main posée sur la tête d’un des ouvriers arabes : « mais les petites têtes brûlées comme lui, demain ils pensent comme ça, après-demain ils te coupent la gorge. Non, je ne suis pas d’accord pour les laisser rentrer ».

Dans la salle, des rires gênés répondent à cet éclat de cynisme décomplexé qui rappelle les provocations de Pinhas à l’égard des jeunes banlieusards aux « têtes de dealers ». Le télescopage est frappant ; la superposition d’une triste réalité française, l’antisémitisme d’extrême-droite, facteur d’une riposte de la part de certains Juifs, et la violence de la colonisation israélienne, parfois expliquée comme une réponse à cette réalité. « J’en voulais aux Juifs persécutés lors de la Shoah de ne pas s’être défendu », affirme Pinhas en décrivant son état d’esprit adolescent.

« Radicalisation »

Ce film est un document exceptionnel en ce qu’il tisse un lien entre deux mondes, deux réalités qui paraissent très éloignées. Il nous montre comment un jeune Français éduqué à l’école de la République et à l’État de droit, vivant dans une ville de grande mixité culturelle (notamment avec des Arabes), devient partisan inconditionnel d’un régime qui viole les lois internationales. Ce faisant, il donne à percevoir les points communs dans des processus de « radicalisation » qui s’appuient sur différentes religions, en racontant la cohérence du parcours qui mène de Thierry à Pinhas. La leçon sous-jacente est claire. Le sentiment d’injustice et de discrimination est un terreau fertile pour l’exacerbation du sentiment d’appartenance identitaire : selon ses propres dires, Pinhas ne commence réellement à s’intéresser à son identité religieuse que lorsqu’il prend conscience qu’elle est attaquée. Il se révolte alors et trouve dans un cercle de jeunes Juifs très pratiquants une forme de socialisation qui lui semble adéquate. Il s’y sent intégré parmi des gens qui ont un objectif commun : le combat contre les antisémites… Il radicalise ses croyances, utilise la Torah comme livre preuve, fondateur de toutes les vérités. Faisant fi d’un certain nombre de réalités et complexités historiques, il justifie ses actes par la religion. Un phénomène très proche de ce que le politologue Olivier Roy appelle, à propos de l’essor de l’islamisme : la « confessionnalisation » des conflits.

Le Descendant, réal. Stéphane Girard © Cat&Cie

Et, malgré les limites évidentes de la comparaison, le parallèle avec les jeunes Français musulmans partis faire le djihad en Syrie me frappe. Certes, Pinhas se dit attaché à la paix et à l’idée d’un État de droit. Pour autant, son parcours retrace un certain nombre d’étapes souvent décrites comme celles menant au fondamentalisme religieux. Un jeune Français issu de l’immigration qui vit dans les quartiers défavorisés y subit les nombreuses failles de la société néolibérale (chômage de masse, peu d’accès à la culture, enclavement du territoire, désœuvrement de la jeunesse, etc.), et s’y sent donc déjà en marge, expérimente brutalement l’exclusion du cadre national lorsqu’il est discriminé pour sa religion. Il part alors au combat précisément au nom de ce pour quoi il est rejeté. L’originalité de ce documentaire, même s’il n’en développe pas suffisamment les différences et les similitudes, est de montrer en filigrane cette logique de « radicalisation » qui n’est pas exclusivement réservée à l’islam et de nous faire accéder par l’intimité aux effets dramatiques de la stigmatisation.

Complaisance ?

C’est précisément dans cette intimité qu’on peut voir la limite principale de ce documentaire. En effet, la proximité qu’on y ressent avec le personnage principal semble s’être faite en échange d’une certaine complaisance à son égard. Face à la proximité de la caméra et du sujet, on perçoit une forme d’attirance liée à la fascination qu’exerce ce mec « cool » - mot employé dans la bande annonce du film sur Spicee. Et c’est vrai qu’il est charismatique, parfois même presque charmant. Notre regard, façonné par les films hollywoodiens, adore ce genre de personnage oscillant entre violence et flegme.

Or le parti pris du réalisateur est justement de ne fournir qu’un minimum de commentaires et d’informations additionnelles. Ce parti pris est louable en ce qu’il permet d’entrer dans l’intimité jusque-là inviolée d’un colon israélien à l’histoire si particulière, mais en même temps il interdit de prendre vis-à-vis de lui la distance indispensable pour une analyse approfondie de sa situation. Au risque parfois, faute de contrepoints suffisamment fournis, de servir de porte-voix à son seul discours militant. À plusieurs reprises, au cours du visionnage du film, je me prends à douter qu’un spectateur peu informé quant aux ressorts du conflit israélo-palestinien puisse y trouver une matière à réflexion suffisante.

Le Descendant, réal. Stéphane Girard © Cat&Cie

Comment comprendre les violents paradoxes du parcours de Pinhas lorsqu’on ne connaît pas, par exemple, le détail du statut d’Hébron au regard du droit international ? Comment mesurer la portée de son engagement dans le Bétar si on ne sait pas qu’il s’agit d’une organisation fondée par Zeev Jabotinsky, l’un des pères de l’extrême-droite israélienne, dont les activités en France ont autant visé l’extrême-droite que les groupes de gauche pro-palestiniens ? Profane en la matière, ignorant tout du Betar avant le visionnage de ce film, je n’ai pu moi-même qu’adhérer aux thèses de ce mouvement, présenté comme quasi exclusivement dédié à la lutte contre les néo-nazis français. Une amie rencontrée en Khâgne, qui n’a jamais été particulièrement sensibilisée à la question, me disait par exemple « ne pas prendre partie » dans le conflit israélo-palestinien, comme s’il s’agissait d’une simple affaire de points de vue. Alors ne verrait-elle pas en Pinhas un homme comme un autre, plutôt tolérant envers les Palestiniens ? Le manque d’informations contextuelles, de mise en perspective géopolitique, n’irait-il pas dans le sens du simple discours de Pinhas ? À certains égards, on peut le penser. Mais les interrogations qu’il suscite sont sans doute la grande qualité de ce film. À condition, bien sûr, qu’il permette de comprendre que ce destin particulier n’est pas inéluctable, et qu’au-delà de la relation d’une expérience individuelle (qui ne manque pas de contre-exemples) il soit l’occasion de débats vraiment documentés. Tous les Juifs de France issus de l’émigration et élevés en banlieue parisienne ne deviennent évidemment pas des Pinhas.

Réception mouvementée

Car il me semble que le rôle d’un documentaire est moins d’affirmer une thèse que de soulever des questions. Au vu de la réception de ce film, il est clair qu’il remplit au moins cette fonction. Au point d’avoir été temporairement déprogrammé par son diffuseur, la chaîne Public Sénat. Selon les producteurs du documentaire, que j’ai contacté, la diffusion, prévue initialement le samedi 5 octobre, a été reportée sine die par le directeur de la chaîne, au nom de la trop grande concomitance du film avec l’affaire Zemmour. Officiellement, les propos antisémites du fondateur de L’Œuvre française, Pierre Sidos, présentés dans le film, n’auraient pas été assez déconstruits. Certes profondément choquants, ces propos n’occupent pourtant que quelques secondes du film, et viennent en fait valider ceux de Pinhas, affirmant la volonté de l’extrême-droite de « renvoyer (les Juifs) aux fours ». Il faudra que la production contacte des médias et des syndicats de la presse pour que la chaîne donne quelques jours plus tard une autre date de diffusion. Hasard du calendrier ? Cette déprogrammation inopinée, peu fréquente, est révélatrice de la portée polémique du film. La nouvelle soirée de diffusion comportera un autre film sur des associations pacifistes en Israël/Palestine qui présentera certainement un réel intérêt. Mais cet ajout semble montrer une volonté de présenter un visage moins sombre du conflit israélo-palestinien et une autre réalité du pays, comme si le film de Stéphane Girard, pointant les ressorts cruels de la colonisation israélienne, risquait de déranger. Vous aurez l’occasion d’en juger sur Public Sénat, le samedi 9 novembre à 21h.

Clara Marian

Le Descendant, de Stéphane Girard, produit par Cat&Cie avec la participation de Public Sénat et Spicee.

Diffusion le samedi 9 novembre à 21h sur Public Sénat, suivi d’un débat en présence de Dominique Vidal, Gil Mihaely, Michel Abitbol et Alain Dieckhoff.

Visible sur le site Spicee.com


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