La « révolution numérique » est à la fois révélatrice du génie de l’être humain et de son inconscience. Si on ne peut qu’être admiratif face à la manière dont l’humain a su manipuler la technologie et la développer, pour certains, cela n’inspire que mépris face à la lobotomisation d’esprits obnubilés par la fiction numérique. Cela peut même générer de la crainte face au « complexe de Dieu » d’ingénieurs incoercibles qui ne cessent de repousser les limites du possible quitte à défier toute éthique. Si la méfiance vis-à-vis des écrans semble n’être généralisée et globale que dans des sociétés où ils sont omniprésents, la révolution numérique se produit aujourd’hui à l’échelle mondiale.
Né à Beyrouth en 1974, un an avant la guerre civile qu’il fuit en 1982 avec sa famille pour gagner le Royaume-Uni, le photographe Toufic Beyhum a réalisé une série de photographies pour le numéro de juin du magazine ART AFRICA intitulée : AMOJI MASKS : Bringing Africa to the World.
L’Afrique fait partie de ces continents dont l’Histoire, telle qu’elle nous est contée, débute lors de ses premiers contacts sanglants avec l’Europe. Une Europe qui l’aura, au fil des années, dépossédée de sa culture, de sa spiritualité et de son passé, pour ne la penser qu’à travers un regard impérialiste. De cette même Afrique sont nés des mouvements anti-impérialistes, indépendantistes et panafricanistes portés par des figures historiques comme celles de Thomas Sankara, Kwame Nkrumah, Nelson Mandela ou encore Patrice Lumumba. Les valeurs défendues par ces hommes d’État se traduisent par une décolonisation des mentalités et des cultures, et une revalorisation d’une Afrique pré-coloniale progressivement supprimée des mémoires collectives africaines afin que les colonisés ne perçoivent le monde qu’à travers le prisme des dominants.
Cependant, ce retour aux valeurs africaines est souvent confronté à la volonté de modernisation de pays qui tendent à rattraper ce qu’ils semblent définir comme un retard de développement. Un conflit qui ne m’est pas étranger. Je suis originaire de Centrafrique, pays aujourd’hui connu pour sa guerre civile qui semble interminable et sans issue, mais qui fut surtout auparavant dirigé par un proche de l’ancien président français Valéry Giscard-d’Estaing : le mégalomane Jean-Bedel Bokassa dit Bokassa Ier, autoproclamé « empereur de Centrafrique ». Le dictateur n’a eu de cesse de montrer sa francophilie durant son règne. L’épisode le plus symbolique de cette passion française est sans hésitation son sacre, entièrement inspiré de celui de Napoléon Ier. Couronné le 4 décembre 1977, deux jours après l’anniversaire du sacre de celui-ci, il revêt une réplique exacte du costume que le chef d’État français portait pour l’occasion. Même son trône arborait le symbole de l’aigle en hommage à l’empereur ! Pourtant, au début de sa carrière politique, Bokassa exprimait le souhait de redonner à la nation centrafricaine une grandeur à la fois économique, culturelle et politique reconnue à l’échelle mondiale. Des projets ambitieux qui ne pouvaient, à ses yeux, prendre vie que si le pays se conformait aux valeurs d’anciens colons dont la patrie n’avait plus rien à prouver en terme de pouvoir, de richesse et d’influence...
Mais venons-en à cette fameuse révolution numérique africaine.
Bien que l’électricité continue d’y symboliser un certain privilège, l’accès à internet et aux réseaux sociaux tend progressivement à e généraliser sur le continent. Dans un monde où la norme est encore implicitement façonnée par le mode de vie occidental, cette numérisation progressive des relations sociales qui gagne peu à peu les populations africaines, leur permet de ne plus se sentir à l’écart du reste du monde. Pour autant, se conformer à l’idée de « modernité » véhiculée par les dominants semble s’inscrire dans une logique néo-coloniale. Un néo-colonialisme latent, séducteur et faussement non-violent, qui fascine et éblouit - comme un spectacle, d’après la définition de Guy Debord, c’est-à-dire un rapport social entre personnes, médiatisé par des images. En s’adaptant à la révolution numérique, il gagne peu à peu les pays du tiers-monde pour continuer à maintenir cette hiérarchie au sein de laquelle les dominants sont valorisés et enviés pour ce qu’ils prétendent être et ce qu’ils prétendent pouvoir offrir.
Cette révolution numérique enferme les populations africaines dans ce que le sociologue gabonais Joseph Tonda appelle l’afrodystopie. La théorie de l’afrodystopie selon Joseph Tonda (à ne pas confondre avec la définition de Frantz Fanon qui renvoie aux spiritualités et croyances africaines), évoque d’abord un écran, puis un rêve, une évasion, un projet qui prendra vie dans un long périple poussant en grande partie la jeunesse africaine à fuir sa misère qu’elle perçoit comme une fatalité, afin de traverser cet écran et de vivre dans celui-ci. Mais quelle que soit la douloureuse fin de ce voyage, cet écran restera malheureusement ce qu’il a toujours été : une légende pixelisée.
C’est le conflit intracommunautaire qui oppose la revalorisation des valeurs africaines et « l’hypnose » causée par les écrans dont les images symbolisent encore et toujours un idéal occidental, que Toufic Beyhum tente de cristalliser dans cette série de photographies et ces masques africains en forme d’émoji.
Composé du mot émoji (illustrations numériques qui permettent d’exprimer une émotion), et du préfixe -a, privatif, amoji signifie l’absence d’émotion. Le symbole du masque africain, trop souvent réduit à son esthétique, est utilisé pour la fonction spirituelle, politique et culturelle qu’il possède au sein des sociétés africaines. Pour la confection des masques et la mise en œuvre de ses photographies, Toufic traversa la Namibie, recycla des matériaux locaux et approcha ces habitants en leur proposant de choisir le masque qui exprimait l’émotion qui leur correspondait le mieux.
Cette série de photographies peut donc finalement avoir plusieurs sens. On peut y voir soit une réappropriation culturelle de la révolution numérique par les populations africaines, soit une illustration de l’échec de la décolonisation des esprits parmi la jeunesse, qui délaisse la richesse culturelle de son continent au profit d’un Eldorado factice. Quelle que soit la manière dont on interprète ces photographies, force est de constater que Toufic Beyhum a su merveilleusement mettre en image la complexité des populations africaines, déchirées entre un héritage décolonial et une mutation des moyens d’expression et de manipulation du néo-colonialisme.
Christie Kaïnze-Mavala