Étranger à tout système de valeurs autre que symbolique, le geste artistique est la dernière trace dans notre civilisation de la possibilité d’une façon différente de considérer (et ressentir) la relation entre les humains - et celle qu’ils entretiennent avec le monde. C’est pourquoi cette société veut en éliminer jusqu’aux conditions d’existence. [3]
I La révolution du sensible
Préambule
Cela ne se fait pas de façon ostentatoire, mais sournoise. Car nous prétendons donner à l’art une valeur qui le fait entrer dans les prérogatives de ce qu’on nomme abusivement l’ « élite ». Une valeur figée, définie au stock exchange des experts, qui n’a que peu à voir avec la puissance symbolique, s’y oppose plutôt et s’impose comme une chose surplombante qui échappe au commun des mortels et ne lui parle pas. Cette dérive ubuesque dont les Jeff Koons sont aujourd’hui les superstars, se concrétise surtout par une certaine quantité de pouvoir ou d’argent. Elle occulte le sens du geste artistique, l’écrase en occupant sa place.
En en supprimant l’une après l’autre les conditions concrètes d’existence, les gestionnaires de cette société éliminent la possibilité d’un tel geste. Ils ne peuvent le faire que si nous oublions que ce geste est vital, qu’il est l’outil premier de la relation, celui qui permet d’éveiller les forces souterraines qui nous relient au fond imaginaire commun, au-delà de nos « identités » minuscules et fragiles. Ceci implique des lieux, des pratiques, des possibilités étrangères à la « modernité » techniciste. D’abord celle de se retrouver, ensemble, sans aucune contrainte marchande, autour d’un geste (ou de sa trace) qui nous traverse, perce nos conventions sociales et fait vivre en nous ce théâtre d’ombres où s’agitent des puissances symboliques, ce mouvant palimpseste qui forme notre humanité. La possibilité d’échanger autour de ce geste, d’avancer à travers lui dans la perception de nos existences. Ce que souvent nous appelons « culture ».
Il n’est pas ici question de telle ou telle image, de tel objet, spectacle ou événement, rien de tout ça n’est le plus important. Ce ne sont au fond que des traces. Ce qui compte c’est ce qui se produit, ce que cela permet de faire bouger en soi, la possibilité du dépassement des rôles sociaux, d’une relation dialogique qui use du symbole hors de tout rapport d’intérêt, d’argent ou de pouvoir. La réinitialisation de l’être et du commun à tous par le bouleversement ou la sidération. C’est ce qui nous reste de la transe et c’est ce que porte secrètement ce geste. Bouleverser les imaginaires communs, c’est changer le réel. C’est pourquoi on peut dire simplement que l’art est politique. C’est pourquoi, en imposant le regard porté sur lui, en le privant de sa fonction dialogique, on lui ôte sa force d’action. On l’empêche d’agir sur nos sensibilités, de répondre à la société. [4]
Cette époque peut prétendre qu’elle reconnaît l’art comme une chose précieuse qui vaut considération et argent, elle ne fait que l’extraire de sa propre réalité, son biotope indispensable, la transformation des vieux rituels de sacralisation en une puissante pratique de connaissance et de relation entre humains. C’est ce contexte qu’elle veut détruire, car il porte en germe la trame d’une autre société. Si la nôtre peut détruire l’art sans avoir l’air d’y toucher, c’est que nous ne défendons pas l’essentiel, ce que l’art dit de l’être humain. Il faut soutenir les artistes et leurs lieux, il faut se battre pour ceux qui y croient malgré les obstacles, défendre la place, même petite, qu’on leur laisse encore en ce monde. Mais il faut le faire avec exigence, avec la conscience de notre responsabilité. Qui est grande. Lorsque nous nous contentons de défendre les modes d’accès à l’art que sont les différentes formes de production-consommation en cours, nous ne défendons pas l’essentiel. Il ne faut pas perdre la mémoire. Nous ne pouvons nous satisfaire de défendre un bel acquis qui s’amenuise, détruit par des idiots cyniques, il faut refonder un geste non seulement spectaculaire, mais performatif.
Nous avons déjà trop renoncé à nous battre pour le rôle réel de l’art, et si nous ne retrouvons pas ce qui le rend irrécupérable par le capitalisme, à savoir que ce geste est essentiellement politique au vrai sens du mot, c’est-à-dire partie prenante du contexte relationnel où il s’exerce, ce que nous défendons et qui n’est souvent plus qu’une parodie, sera de toute façon voué à disparaître sous les coups des marchands de marchandises.
Tant que nous n’aurons d’autre ambition que de défendre l’existant contre (et dans) un système qui ne cessera jamais de le ronger, en oubliant de rappeler le rôle profondément politique de ce geste, aussi vital pour l’être humain que les enjeux environnementaux et depuis longtemps étouffé dans cette civilisation, nous accompagnerons sans le vouloir un processus de destruction qui concerne la société entière. Si nous voulons que la défense des outils du symbolique ait un sens, il faut la relier à d’autres combats.
Hasard et stratégie
Aucun événement historique ne se perçoit distinctement à ses débuts, aucun ne s’explique seulement par les causes visibles de son déclenchement. La Révolution française advint dans un contexte de famines, de prix du pain et d’impôts aberrants, l’irruption de la Commune fut liée à une défaite guerrière, celle de Mai 68 à une histoire de misère sexuelle, le déclic qui provoqua les Gilets Jaunes semblait dû à une hausse du prix du fuel. Comme un levier prend appui sur une faille pour basculer un roc, ces déclencheurs révèlent, dans l’explosion qui le dévoile et parfois le fait voler en éclats, un contexte infiniment plus vaste. Théâtres et autres lieux d’art redeviennent les ronds-points de la pensée en acte. Ce pour quoi ils ont été créés, ce qu’ils doivent être absolument, toujours. Ce n’est pas rien. Ils devront le rester. Hors de tout business plan. Imaginons que quelque chose soit en train de se produire, imperceptiblement, où se joue notre avenir. Que quelque chose soit en train d’advenir qui en est aux prémices, à l’état naissant comme on le dit pour l’oxygène, indécryptable, à peine perceptible à l’œil nu. Quelque chose qui échappe aux catégories politiques qui nous permettaient d’appréhender grossièrement mais plus ou moins clairement l’état du monde. Comme une plante encore fragile, il est difficile d’imaginer son déploiement futur.
Le fait que les lieux d’art et de culture soient aujourd’hui, dans ce pays, ceux où se joue le drame central de l’expression populaire spontanée qui s’est joué il y a quelques années sur des places avec les Nuits debout, puis sur les ronds-points avec les Gilets Jaunes, est le signe que nous approchons d’un moment crucial de la prise de conscience générale. Le détonateur dit quelque chose de ce qu’il déclenche, mais au-delà des apparences. Il faut suivre le fil de la mèche pour en trouver le sens. Peu de gens ont prêté attention à ce détail qui montre que ce mouvement est tout sauf corporatiste : l’intitulé du collectif qui l’a initié est explicite : Coordination des Intermittents et Précaires, ce qui montre une conscience aiguë du lien entre les rouages de la société. Jusqu’à présent le mot « précaires » dans leur intitulé passait à peu près inaperçu, il prend tout son sens maintenant. La solidarité apparaît au grand jour et le chemin d’une convergence des luttes se dessine plus nettement. Le fait que ce phénomène important soit pour l’instant négligé par le plus grand nombre et rendu à peu près invisible par les médias mainstream, révèle un paradoxe historique encore difficilement décelable aux yeux de ceux qui ne placent pas ce qu’on nomme la culture au centre de leurs préoccupations, soit parce qu’ils s’en croient éloignés, soit parce qu’ils la pensent en termes de métiers, soit que, cédant à la propagande ultralibérale, aux tendances de l’époque, ils lui accordent, sciemment ou non, peu d’importance sur le plan politique. L’Histoire humaine est riche de ces paradoxes où l’accumulation de facteurs négatifs a pour effet d’éveiller un élan vital collectif.
L’œil du Cyclope
Comme c’est toujours le cas, ce paradoxe est formé d’éléments apparemment disparates dont la synchronicité, dirait Jung, fait un nœud inextricable. L’abandon de plus en plus flagrant du secteur culturel par les gouvernants ultralibéraux dans une société française dont la valeur symbolique dépend pourtant largement, au moins depuis la Libération, de ce secteur, la révolte grandissante depuis de longues années face au démantèlement progressif du régime de l’intermittence, le mépris dans lequel les lieux d’art et de culture (non essentiels) ont été tenus par le pouvoir en temps de pandémie, tout cela, en se juxtaposant et se mêlant, a créé une situation propice à l’éveil de travailleurs brutalement confrontés à la menace de leur disparition. Ladite pandémie, en accélérant la destruction de ce qu’on appelle la culture, rend visible cette destruction, qui de menace, devient réalité pour ses acteurs.
Cette menace, même si elle n’éveille que peu de réactions et reste cantonnée dans l’esprit de beaucoup à ses aspects corporatistes, plane depuis très longtemps. Le paradoxe est que cette situation laisse aux nombreux citoyens pour qui la culture n’a que peu d’importance, le temps de se préparer à comprendre l’importance du phénomène sans que ça puisse être immédiatement écarté d’un revers de la main, écrasé dans l’œuf par les ultralibéraux, comme ce fut le cas pour d’autres mouvements qui tentèrent le challenge de la convergence. On peut essayer de faire oublier la culture, de l’effacer peu à peu en l’ignorant, mais il n’est pas possible, en France, de la détruire violemment, par la force. Arguant d’un obscur travail avec Paul Ricœur, l’actuel président a dans sa besace communicationnelle une part de légitimité « culturelle » à laquelle certains sont attachés, mais en réalité il n’y croit pas lui-même. Son seul logiciel, c’est celui de l’efficacité productive, l’opposé d’une dynamique culturelle.
Ce qu’on appelle l’art - porté par ce qu’on appelle culture -, c’est une recherche permanente, avec des points d’étapes, des moments, des gestes, des traces, sans résultat jamais définitif. Aucune autre pratique ne dévoile ce savoir extraordinaire, aucune ne produit ce résultat : je suis un être en mouvement, mû par une connexion secrète avec mes semblables, réagissant, interagissant avec eux, imaginant, rêvant, incontrôlable, et je partage ça avec d’autres, au-dedans et au-dehors, sur la base d’un ressenti profond. Sur l’arrière-plan d’un imaginaire partagé, saturé de symboles qui sont nos outils communs. Seul l’art peut produire ça, quand il se bouge enfin, écarte avec force ses barreaux, pour reprendre la place qui est la sienne. Celle d’un daïmon bienveillant qui ne cache plus rien, mais nourrit tout de sens et d’émotion mêlés. C’est la raison pour laquelle le geste artistique est ce dont nous avons le plus besoin en ces temps. C’est la raison pour laquelle on ne se souvient de ce qu’il est vraiment que dans ces moments de rupture. C’est un rappel. Celui de la puissance indépassable du savoir symbolique et émotionnel qui construit les humains.
Il y a là un point aveugle pour le pouvoir, une chose qui l’embarrasse, le gêne comme le petit pois de la Princesse, une chose qui semble être importante, en particulier dans ce pays, mais qu’il connaît mal, dont il ne sait que faire. Qu’il aimerait voir disparaître, mais qu’il ne peut pas vraiment voir, son algorithme ne le lui permet pas : c’est l’œil du Cyclope. Il est impossible à un authentique ultralibéral, formé aux méthodes de management états-uniennes, de prendre en compte le fait culturel tel qu’il est constitutif de l’« identité » commune à ce pays. Ça ne fonctionne pas. Soit ce système parvient par toutes sortes de moyens à décérébrer l’ensemble des citoyens (il s’y emploie) en leur faisant oublier qui ils sont, soit il échouera dans son entreprise de robotisation de l’être humain. Au moment précis où le système ultralibéral a montré à tous sa mécanique de mort, où il n’a plus rien de désirable, les winners vivent ça comme une course contre la montre. Or nous habitons un territoire imaginaire dont les fondations, le soubassement, sont la culture, dans l’esprit de chacun, quelle que soit sa classe sociale, ses choix politiques et son milieu, y compris lorsqu’elle est ignorée et cachée.
La France et autres souvenirs
Ce pays est celui où même si je suis inculte, je sais que la culture est importante. Où même un employé de banque peut s’abandonner à des accents gaulliens. La France ne peut être une « start up nation », quelles que soient les incantations. Dans cette marmite, une soupe particulière fut mijotée. C’est pourquoi imposer ce régime sec à un pays aussi particulier est une expérience très intéressante. Imaginons que le réflexe de nos vampires finisse par les trahir et se retourner contre eux. En me plaçant de leur point de vue stratégique, je dirais que ce n’était pas tout à fait le moment de donner aux douleurs du monde de la culture cette visibilité qui va atteindre beaucoup de gens. Ils étaient en train de liquider discrètement et tranquillement ce secteur à leur façon perverse, sans bavure, sans faire trop de vagues, en temporisant, sans jamais avouer leur projet, en ne s’opposant jamais de front, tout se passait bien, quand l’épidémie leur a donné l’occasion d’accélérer ce processus. Et c’est une très mauvaise chose pour eux. Parce qu’ils n’ont pas su résister à l’opportunité et que maintenant, ça se voit. Et ça peut toucher en vérité beaucoup de monde, des gens de gauche ou de droite, qui, s’ils en portent des conceptions opposées, défendent ce truc flou nommé culture, qui est en fait un trésor de guerre. Et le secteur des arts vivants, spécialement, est porteur d’une solidarité qui a aujourd’hui déserté de force le reste du monde du travail. C’est un espace très particulier où se concentrent des qualités qui ont disparu ailleurs : en dehors des carriéristes qui ont oublié d’où ils viennent, les artistes de la scène portés par la philosophie de l’esprit de troupe, savent qu’ils appartiennent à un collectif auquel ils doivent tout. Une vedette internationale peut y manifester sa solidarité avec le dernier des machinistes. Violenter et blesser sauvagement des Gilets Jaunes pacifiques considérés comme des « riens » est passé de justesse, au milieu des contradictions des uns et des autres. Mais s’acharner sur des artistes dont certains sont connus, dans l’un des derniers milieux, les arts vivants, où, traditionnellement, chacun est solidaire de tous, où chacun sait ce qu’il doit au travail des autres, des invisibles : costumières, machinos, électros, accessoiristes..., aurait d’autres conséquences en termes d’image. Auprès de gens très divers. Prolonger le précieux travail des Nuits debout et des Gilets Jaunes à partir de l’aura collective, du charisme de l’art, de la somptueuse mythologie du théâtre, aura une autre portée. Imaginons que le pouvoir soit entré en partie dans ce piège et qu’il s’y trouve paralysé. Aller plus loin serait alors le coup de grâce qu’il se donnerait à lui-même. Il n’y tient évidemment pas. Et les lieux de spectacle ont donc été réouverts au plus vite pour désamorcer l’effet de cette erreur fatale. Imaginons que le mouvement continue dans la durée, il sera trop tard pour faire rentrer les lieux d’art dans leurs cages, l’habitude aura été prise de s’y retrouver comme dans une agora, où toutes les formes d’art peuvent mettre en jeu les problèmes de la cité, la source du théâtre.
Au pays de Victor Hugo, de Sartre, de Foucault, de Derrida, de Deleuze, de Jack Ralite et de l’éducation populaire, seule nation à avoir dans un passé récent, tenu tête au désastre nord-américain, la résistance est toujours latente face à la folie néolibérale qui s’abat sur le monde. Ils oublient ce fait fondamental. De cela ils ne savent et ne peuvent rien faire. Les récentes nominations au ministère de la Culture sont la preuve d’une profonde méconnaissance du phénomène. Il y a donc une hésitation, une incertitude. Cette faille est une opportunité historique. Ce temps de latence peut permettre à terme à quelque chose de se produire. Une prise de conscience nouvelle, imprévue, qui annonce une révolution extrêmement profonde, copernicienne, de notre façon commune d’appréhender le monde. Et si ce travail collectif, imaginons, était porté par des lieux d’art et de pensée, ce que les Gilets Jaune ont amorcé, le salutaire dépassement des clivages politiciens dans lesquels on enferme les révoltes (extrême-droite contre gauche « de gauche ») se poursuivra à un niveau approfondi.
Car les clivages politiques tels qu’ils nous sont imposés ne suffisent absolument plus à penser notre monde. Il faut sortir par le haut de ces boîtes étanches dans lesquelles nous sommes cloîtrés, où nous étouffons, prendre conscience que ce qui est en jeu concerne absolument tout le monde, sans aucune exception. Et que pour ce qui est des menaces qui planent, il ne s’agit pas uniquement de ce qu’on nomme « écologie », ni seulement de ce qu’on appelle « économie », dans le sens qu’on donne aujourd’hui à ce mot. En acceptant de ne considérer les problèmes actuels du monde qu’à travers ces lunettes sommaires gracieusement fournies par la civilisation occidentale contemporaine, on ne peut que s’engouffrer, les uns et les autres, dans nos impasses respectives. Arc-boutés contre les murs à l’intérieur desquels nous avons cru construire une « identité » individuelle (relativement collective), nous nous écharpons comme des fauves, laissant le champ libre aux forces de destruction et retardant la survenue d’une vraie prise de conscience.
L’essentiel et l’accessoire
Ce qui n’est pas pris en compte est essentiel, c’est l’ensemble des outils symboliques qui servent à être des humains. On peut appeler ça la question culturelle, mais elle ne peut jamais se réduire à la défense - qu’on a raison de faire - d’un secteur d’activités.
Elle est infiniment plus profonde et centrale et elle inclut toutes les autres questions. C’est la question de l’être humain qui parle, qui écrit, qui peint, qui chante, danse, fait de la musique, philosophe, soigne, qui invente des langages, en un mot l’être humain qui imagine et qui le fait avec son corps. En acceptant de couper les liens entre les univers, de se contenter d’un seul axe, et par exemple de ne militer que pour un secteur d’activités, on passe à côté de l’enjeu, le combat pour l’humanité [5].
Depuis des décennies, depuis la fin des années soixante, nous essayons instinctivement sans y parvenir, de dépasser ces clivages dont nous sentons que l’espace qu’ils nous laissent est trop étroit et qu’ils ne servent pas assez ce que nous percevons de nos intérêts communs. Souvent, les solutions trouvées sont des trompe-l’œil. Pour dépasser ces clivages il y a la méthode Gilets Jaunes, qui ramène à l’humain sensible antérieur aux séparations sociales, et la méthode capitaliste qui ne sert qu’à aggraver la situation générale. Certes, les gens qui réfléchissent sont à gauche, impossible de faire autrement, mais est-ce suffisant pour comprendre pourquoi d’autres refusent de réfléchir ? La piste à creuser est certainement celle du besoin d’affrontement. Comment se sentir exister sans s’opposer à l’autre ? C’est ce dont parle l’art, ce qu’il permet de dépasser. Et c’est ce que produit la culture, au sens que lui donne Édouard Glissant lorsqu’il parle de créolisation.
À cette très vieille question les Gilets Jaunes, comme d’autres avant eux, ont tenté d’apporter une réponse provisoire et pratique, mais très puissante : en nous réjouissant de partager nos désaccords, unis par ce dérisoire uniforme fluorescent, en échangeant sans tricherie, sans lissage, sans recherche de consensus, mais avec une bienveillance absolue. En échappant ainsi au piège politicien qui ne sert que les pouvoirs et nous mène au désastre. C’est la condition de notre survie, nous n’avons plus le choix. Tous les langages de l’art ne parlent que de ça, ne cherchent que cela, cette dynamique qui n’a besoin d’aucun aboutissement pour être réussie, ce mouvement permanent de l’être que propulse la rencontre de l’autre par le véhicule du symbole.
Un changement de paradigme
Avec notre revue, Cassandre/Horschamp, nous nous sommes axés sur cet horizon pendant un peu plus de vingt ans. On y parlait de choses à peine racontables, à peine explicables avec les mots dont on dispose, à peine théorisables, parce qu’alors on en perd l’essentiel, sur la fulgurance d’un geste artistique qui fait basculer le point de vue du récepteur, crée de nouvelles connexions neuronales. Si de nouvelles connexions se créent, c’est, bien sûr, qu’il ne s’agit pas uniquement de pensée, ce n’est pas quelque chose qui atteint uniquement l’intellect, selon la façon dont l’école nous forme à penser, c’est porté par une émotion. Et cette émotion fait que ça s’inscrit en toi. Lorsque l’émotion propulse une pensée, cette pensée n’est pas seulement analysée, comprise, acceptée ou refusée : elle se grave physiquement dans l’être. C’est la raison pour laquelle je parle de geste artistique. Le mot « art » on a tendance à l’anoblir, au sens courtisan du mot, à l’affubler d’un A majuscule, même lorsqu’il est sous-entendu. Un geste, c’est physique, même si c’est symbolique. Cela renvoie à cette notion de « neurones-miroirs » découverte par l’équipe de Giacomo Rizzolatti et notamment utilisée par Jean-Pierre Changeux, qui explique que lorsqu’un être est confronté à une action qu’il observe, des impulsions électriques correspondant à cette action se produisent dans son système nerveux. Non seulement l’être ressent une émotion, mais, même inactif, il participe « physiquement » au geste auquel il assiste. Ce qui n’est pas sans lien avec la notion de mimétisme développée par René Girard. C’est ainsi que le geste s’inscrit dans le corps en même temps qu’il pénètre l’esprit. C’est la raison pour laquelle ce qu’on appelle l’art, et c’est spécialement visible pour ce qui est des arts « vivants », est infiniment plus efficace que n’importe quel autre outil pour transmettre ce qui n’est pas de l’ordre de la pensée logique. Cette étape du mouvement social dans des lieux d’art n’a rien d’anecdotique. Mesurons l’importance de la chose. Que l’épidémie et les mesures idiotes qui l’accompagnent soient à l’origine du déclenchement, ne change rien au caractère prévisible et inévitable de la prise de conscience qui affleure. Ne nous méprenons pas, on entre ici dans le vif du sujet.
La vraie nature de ce travail
Depuis le tout début, depuis Freud, jusqu’à notre ami François Roustang en passant par Jacques Lacan, les plus grands esprits qui ont marqué l’histoire de la psychanalyse ont toujours considéré ceux que l’on nomme « artistes » comme des maîtres. Pour une raison apparemment peu scientifique : parce que tout se mêle indistinctement dans leur geste, le « conscient », l’esprit de raison, ce qu’on appelle l’inconscient, les émotions et donc le corps, tout ce matériau qui sert à fabriquer du symbolique, ils ne le séparent pas, ne le classent pas en catégories distinctes et c’est ce qui donne à ce matériau sa puissance. L’artiste c’est celui qui conserve et fait prospérer ce savoir du chamane que j’appellerais « magique » si le mot était utilisable, cette chose qui, en principe, a disparu de notre société. Alors pour maîtriser la chose on parle de métiers. Restez à votre place, chacun, ne bougez pas de vos lignes, gens du spectacle, plasticiens, écrivains, chanteurs, musiciens, chaque chose à sa place, chacun dans sa boite. On s’efforce de faire oublier le lien profond et actif entre ces activités et le fonctionnement global de la société. Et depuis plusieurs décennies, on place des gestionnaires à la tête des lieux de culture, pour contrôler les débordements de ces fous d’artistes. Or, un lieu de culture et d’art qui a à sa tête un gestionnaire perd sa spécificité. Autrement dit, à chaque fois qu’on sent que l’artiste tente de redevenir ce qu’il est essentiellement, quelqu’un qui permet à l’autre de transformer son âme en lui ouvrant des portes, on l’empêche de le faire en l’assignant à résidence dans le cadre précis d’une profession sous contrôle.
Qu’est-ce qu’un chamane, au fond ? C’est un thérapeute, qui travaille à partir de langages symboliques lorsque le langage commun n’est plus apte à résoudre une situation de la vie. Comme l’artiste, dont la fonction première est d’inventer des langages pour dire ce que la langue ne peut pas dire. Mircea Eliade écrit que dans plusieurs sociétés « premières » lorsqu’un enfant ne parvient pas à apprendre et manier le langage de la tribu, qu’il ne parvient pas à écrire ni à parler correctement, on pense alors qu’il est relié à une autre dimension, au-delà de la communication normale. Il faut donc le confier au chamane qui va lui apprendre un autre langage, parlé et compris par les dieux. Celui qui n’est pas apte à s’adapter aux codes du groupe n’est pas marqué du signe moins, mais du signe plus. Il en sait plus que les autres, il a accès à des univers « divins » auxquels les autres n’ont pas accès. Il peut soigner les autres grâce à sa relation au divin, il peut résoudre des difficultés devant lesquelles l’homme ordinaire est impuissant. Ce rôle n’existe plus dans la société occidentale moderne, sinon à l’état de traces chez celui ou ceux qu’on nomme « artistes ». Et c’est ce que les ultralibéraux ne veulent surtout pas réveiller en eux : qu’ils redeviennent ce qu’il sont fondamentalement, pas forcément à l’origine temporelle, mais archaïquement, à la source, intemporelle.
L’artiste est chez nous la dernière trace, l’ombre portée, de celui qui, dans les sociétés « premières » était un des personnages les plus importants du groupe humain. Celui qui pouvait faire venir les démons ou les éloigner, celui qui avait le pouvoir de libérer un être de ses peurs, qui savait soigner les autres parce qu’il avait accès aux secrets de la relation entre l’humain et le monde naturel, que notre civilisation a mis de côté. Des secrets qui vont beaucoup plus loin que les notions de bien et de mal, qui consistent en une certaine familiarité avec les forces vitales et une connaissance de leurs interactions. C’est-à-dire à mesurer et manier par des symboles les forces en jeu dans l’être humain et la nature, comme autant d’énergies.
Rêverie post-coloniale
Lorsque les Occidentaux sont allés, par exemple, en Afrique noire, ils ont vu les griots et les sorciers et ils ont dit aux Africains : « méfiez-vous de ceux-là, ce sont de mauvais personnages qui cherchent à vous manipuler ». Et ils ont imposé l’Église, l’école où l’on écoute en silence, la médecine occidentale et tout ce qui dans notre civilisation, éloigne le mystère pour le remplacer principalement par l’approche scientifique et une hiérarchie ecclésiale. Le chamane et le griot sont devenus ceux dont on n’a pas besoin, les porteurs de fumeuses croyances dont il faut se débarrasser. Et l’artiste, aujourd’hui, qui continue à inventer des langages dans ce monde ultra-technicisé, parce que les mots de la pensée rationnelle ne lui suffisent pas, parce qu’il prend en compte le caractère central de la notion de paradoxe, est tout aussi inutile, voire dangereux, pour une société qui cherche à effacer l’humain.
Depuis sa naissance et tout au long de son évolution, l’être humain a besoin qu’on lui fournisse des éléments pour se construire, à partir de ce qu’il est. C’est la vraie fonction et l’usage du symbole : à partir de son incomplétude - la moitié de sphère dont parle Platon -, on lui donne un sens en le complétant à partir de ce que nous sommes. Il n’y a pas de symbole sans être humain pour le produire. Et l’aventure réelle de L’Enfant sauvage montre qu’il n’y a pas d’être humain sans apprentissage symbolique. Or, c’est précisément ce dont le capitalisme (quel que soit le nom qu’on lui donne) ne peut absolument rien faire. C’est un mode de pensée qui le met en danger : appréhension symbolique du monde versus calcul. En s’efforçant de faire croire que le prix d’une œuvre détermine sa valeur, les marchands détruisent le symbole. Rien de ce qui est symbolique ne peut être réduit à de la quantité. Ce sont des systèmes de valeurs incompatibles. Lorsque les artistes et les équipes soumis aux subventions publiques sont sommés, par un système de grilles stupide, de mesurer leur geste symbolique en termes d’évaluation quantitative, c’est un acte de destruction du mystère de la transmission, qui, bien que mystérieux, n’en est pas moins réel.
Temps présent
Les lieux occupés par les intermittents ne sont pas des symboles révolutionnaires, ils sont le plus souvent soumis à la loi d’une culture « élitaire », avec ses codes, ses stars, son divertissement distingué ou non, son fonctionnement spectaculaire, sa hiérarchie. Chacun le sait, chacun sait pourquoi « on s’ennuie au théâtre ». Chacun sait que ce qui se passe sur une scène ne produit plus depuis longtemps de dialogue soutenu - où les deux parties se répondent - avec les peuples dont ils sont censés émaner.
Et quand une ministre d’il n’y a pas si longtemps voulut montrer sa volonté de valoriser la « culture », elle ne sut parler que d’argent.
Pourtant, ces lieux sont ceux où quelque chose subsiste de la nécessité vitale de l’être de se parler à lui-même avec les outils de l’imaginaire, des langages qui traversent chacun, collectivement, en profondeur. Ces lieux auxquels le Conseil National de la Résistance a donné une place centrale dans son projet de renouvellement de la société par la solidarité et le service public.
Les lieux où d’incroyables utopies, sous-jacentes - rarement plus réelles que la voix de Dieu dans les églises, mais prêtes à surgir à l’instant -, conservent leur potentialité. Nous habitons un pays qui a vu naître la plus belle des folies réalisée en Occident, le pays de l’éducation populaire, celui de cette décentralisation théâtrale qui a donné corps aux rêves de Copeau, Dullin, Jouvet, Jean Dasté, de Jean Vilar qui accueillit courageusement le Living theater, mais aussi de Dubuffet et de l’art brut, pour ne prendre que ces exemples. Un souvenir. Nous sommes même le pays d’André Malraux. Et quels que soient les reproches qu’on puisse faire à cet homme, il existait un peu si l’on pense à l’actuelle absence du ministère. Absence alourdie, renforcée, aggravée, par les attaques envers Corinne Masiero, qui défend avec force tous les acteurs de l’art et de la culture, et tous les travailleurs.
Les lieux d’art sont souvent devenus des lieux de marketing, promus comme tels, où tout échange direct avec les « acteurs » est rendu à peu près impossible. Mais ceux qui s’y exercent - dans un cadre qui ne leur convient jamais vraiment -, savent qu’ils n’ont en vérité pas d’autre désir, d’autre idéal, que de faire ressentir en profondeur ce que c’est que d’être un humain. C’est d’une très grande libération qu’il s’agit, de la sortie du cadre, d’une retrouvaille essentielle, et pour atteindre cet état sans perdre pieds, il faut être relié au monde. Il faut mettre en question le lieu où ça se passe, sortir de l’entre-soi, enfreindre les règles qui séparent les « spectateurs » des « acteurs », sentir l’artiste se réveiller en soi, comprendre que tout cela nous appartient, individuellement et collectivement, d’un même geste.
Digression - pour Corinne
Ils parlent de beauté, ils parlent de vulgarité, les amis de l’enthousiasmante Roselyne.
Ceux-là - sans doute les mêmes qui ont tué Socrate -, auraient trouvé la pythie de Delphes hystérique, Cassandre pas assez positive, Antigone un peu borderline. Ces gens-là voudraient parler d’art ?
Corinne Masiero fait une chose simple. Prenons-en la mesure exacte. Elle rappelle ce qu’est la force effective du geste artistique, un acte qui nous fait tous sortir de la passivité du spectacle pour rejoindre une dimension symbolique profonde qui bouleverse. Qui ne donne aucune solution, qui remplit simplement son rôle qui est de bouleverser en faisant voler en éclats les faux-semblants.
Un acte qui oblige à bouger, à se lever de son fauteuil de spectateur.
Et justement ce que cet acte manifeste, c’est qu’il y a des moments de l’histoire où on ne peut pas être seulement spectateur. Ce n’est pas comme le dit quelqu’un, « le spectacle qui veut exister à n’importe quel prix », c’est la vie qui fait exploser le spectacle. Sans aucune garantie de résultat, évidemment, faire surgir la vérité ne garantit rien.
Et pour ceux qui diraient ; « mais ça n’est pas de l’art ! » : souvenez-vous que ce pays a vu naître Antonin Artaud. Souvenez-vous que cette météorite a bousculé toute notre approche de la « culture ». De ce qu’il faisait aussi, au-delà des différences, vous auriez dit en son temps que ce n’est pas de l’art. Souvenez-vous de Dubuffet et de l’art brut.
On ne parle pas d’un art structuré, construit à partir de techniques qui évoluent et se transmettent, on parle de ce qui est à l’état naissant, hors catégories, où le politique et le symbolique ne peuvent être disjoints. Quel que soit le nom qu’on lui donne, cette façon de faire irruption dans le réel est intemporelle, elle existait à l’époque des Grecs, avant même l’invention de la tragédie et elle existe encore dans des cultures dites "premières" où elle a toujours à voir avec la transe. Quel que soit le nom qu’on lui donne, c’est de cette source bouillonnante que jaillit le geste artistique.
Comptables et conteurs
Nous habitons un pays de rêves, qui a su en réaliser quelques-uns, nous l’oublions et il est temps de s’en souvenir pour que ce ne soit pas qu’un souvenir. L’adversaire (du genre humain), le sait bien. Et il veut brûler les racines du rêve. Il utilisera tout ce qui est à sa portée pour construire une société robotisée et algorithmique. Comme l’explique Naomi Klein, il ne crée pas lui-même tous les désastres (ne soyons pas complotistes !) non, il les utilisera tous sans exception. Mais il ignore tout de la puissance de l’imaginaire, car elle ne peut se quantifier et c’est la seule chose qu’il sait faire. Voyez comme ses représentants usent du théâtre pour parler à leur peuple : ce sont les pires comédiens. Ils n’ont même pas compris la leçon de Constantin Stanislavski. Ils ne connaissent que la surface des choses, ils ne savent en vérité que compter. On ne peut pas tout faire, business plan et geste artistique ne marchent pas ensemble. Rien n’est pur, bien sûr, toutes les merveilles dont je parle sont issues d’inextricables contradictions, d’élans impurs et paradoxaux advenus au sein d’un empire colonial à mission civilisatrice qui a exterminé ses communards. Mais ce terreau composite fait de matières souvent douteuses, où, après la deuxième guerre mondiale, le théâtre est soudain mis au premier plan pour sa capacité à recoudre la déchirure du pays, ce terreau est riche de possibles. Et l’enjeu actuel, crucial comme jamais, concerne la survie de l’espèce. Au cœur de cet enjeu il y a la guerre entre le symbolique et le quantitatif.
Beaucoup de choses peuvent se dénombrer, se compter, les vivants et les morts, on peut chiffrer la démographie, les injustices économiques, les désastres environnementaux. Pas la force du symbole, la puissance du rêve quand il pose les pieds sur la terre et y esquisse un geste. Elle est inquantifiable, elle concerne un être humain qu’ils ignorent, celui dont la fonction première est d’imaginer. Ce noyau de l’être les dépasse de très loin. C’est pourquoi l’étape est fondamentale. On en perçoit mal l’importance parce qu’on a négligé notre histoire, ce dont nous sommes faits. Cette étape n’est pas réductible à l’ensemble clivant et mal défini qu’on nomme « culture ». Elle n’est pas celle de la défense de l’art, elle est l’expression de l’art lui-même : un combat pour l’humain. Celui qui commence par les mots et les gestes. Celui du dévoilement de l’essentiel, c’est pourquoi ce mot est apparu à l’exact inverse de son sens. Mais ils ne peuvent pas comprendre, c’est notre chance, car pour l’art pas de business plan, sinon il n’y a pas d’art.
Il y a de l’art, par contre, dans tous les gestes politiques qui nous traversent, des Femen aux Gilets Jaunes, en passant par Piotr Pavlenski, jusqu’à la sublime Corinne Masiero. Quand l’art nous dit qu’il meurt, c’est comme le canari dans la mine, la truite dans le bassin d’épuration. Et malgré les apparences, une prise de conscience politique (au sens Grec) qui prend racine dans cet univers-là, où il est question de notre alphabet commun, de ce dont chaque humain est constitué, ne peut avoir à terme que des effets profonds et gigantesques.
Sous la pression des événements, des conséquences de notre mépris pour la vie en nous et hors de nous, le souci de nos environnements naturels s’est peu à peu transformé en une prise de conscience - pas toujours si consciente mais de plus en plus partagée -, que l’être humain fait fausse route.
Nous avons perdu le sens du sacré (au sens premier de « séparé ») qui empêchait de nous penser propriétaires du monde, de regarder tout ce que produit la Terre comme un bien libre d’usage. Qui permettait aux groupes humains de se vivre comme partie prenante et intégrante de l’univers. Quand elles ont accepté l’ordre de la domination, les religions constituées ne peuvent plus jouer ce rôle. Dans le meilleur des cas, nous avons provisoirement remplacé le sacré par la passion de l’écologie, c’est déjà ça. Mais ça n’est qu’une partie du problème, une façon de projeter à l’extérieur notre angoisse de mort, ce n’est pas le plus important.
Comme l’arbre cache la forêt, cette passion extérieure masque l’autre face de notre drame, le domaine intérieur. Or ce drame ne peut qu’être appréhendé dans sa totalité, faute de quoi il échappe toujours et rien ne change. Le premier problème n’est pas notre relation à la planète, c’est notre relation à nous-mêmes, à l’être humain.
Des outils et des Hommes
S’il y a un outil dont notre société devrait, dans cette époque suicidaire, reconsidérer l’usage et l’importance, c’est bien le geste artistique. Chaque période cruciale de l’Histoire des civilisations humaines a été accompagnée, portée, revisitée, sa vision refondée, par une forme nouvelle, un élan brusque, ou l’un de ces grands mouvements artistiques dont on sous-estime régulièrement l’importance politique.
Puisque ce qu’on appelle l’art en Occident a pour fonction première d’inventer des langages - des langages qui nous manquent -, et pour cela ne se sert pas des mots - quand il s’en sert - dans leur usage habituel, on néglige l’impact puissant et très réel qu’il a sur notre vision du monde et sur notre existence commune.
Il est difficile d’en parler et c’est rarement pris au sérieux. Souvent on ne se l’autorise pas car c’est réservé aux experts, et il est presque impossible pour le commun des mortels d’évoquer ce sujet en franchissant les hautes barrières qui séparent dans nos esprits le monde de l’art du reste de la réalité. Pourtant, si l’on se penche un peu sur ce sujet dans des dialogues intimes ou dans le secret de son cœur, on perçoit l’importance prise, dans notre histoire récente, par exemple, par le mouvement surréaliste et surtout par Dada, ou par l’invention du terme « Art brut » par Dubuffet, ou encore l’émergence récente du street art, dans le regard que nous portons, y compris chez ceux qui ne s’intéressent pas spécialement à l’art, sur notre Histoire, sur notre évolution commune. Une part importante des instruments d’optique qui nous servent à appréhender le monde reste presque toujours du côté du non-dit.
Ce monde dit « cartésien » refuse d’accepter un mode de perception et d’expression qui intègre les affects profonds, les émotions, autrement dit le corps vivant, et produit un sens qui, bien que « performatif », échappe à la logique dominante des causes et des conséquences visibles : en fin de compte au mécanisme de la production/consommation. Comme notre langage ne permet pas de bien dire ces choses et que notre pensée utilise ce langage, on renonce à les exprimer.
Ceux qu’on appelle artistes sont là pour rappeler qu’il y a une autre façon de percevoir le monde, au-delà de cette logique, en utilisant des outils symboliques. C’est-à-dire en faisant appel à une connaissance souterraine, inconsciente diraient certains (non exprimée en tout cas dans le langage commun), partagée par tous à divers niveaux, sur laquelle ces outils résonnent, font écho et appellent une réponse. Une grande part de cette fonction a longtemps été accaparée par les religions et les mystiques, pas toujours pour le meilleur, mais nous en savons assez sur le sujet pour percevoir que le geste artistique est un outil puissant de dévoilement et de partage de ce que chacun sait confusément, sans pouvoir d’habitude le partager, ni même souvent y avoir vraiment accès. Il faut donc inventer des langages.
En Occident, les artistes ont pour la plupart renoncé à ce rôle primordial, souvent contre leur gré. Pour être joué, ce rôle suppose des prolongements - sans lesquels il est mutilé -, que notre société lui refuse : débattre, échanger non seulement à partir d’idées mais aussi de son ressenti, réfléchir ensemble en franchissant les limites de la catégorie « art ». En un mot construire une pensée commune utilisable à partir du geste (ou sa trace), amener à la surface ce qui échappe à la logique habituelle et la met en cause. Ces prolongements quand ils ont lieu, « défigent » le geste de l’art, le remettent en mouvement, et c’est un risque pour l’artiste qui voit son statut menacé. Mais ce statut intangible qu’on lui impose et qu’il accepte souvent, l’empêche de remplir son rôle : celui d’un questionneur infatigable. Dans la plupart des sociétés dites « premières », ce rôle est tenu par des rituels ou des jeux partagés qui ne sont pas nommés « art », dont on sait qu’ils sont absolument indispensables à la bonne marche de la vie collective d’un groupe. C’est ce processus vital que nous sommes en train d’effacer.
La suite
Embarquée dans une terrifiante mécanique de déshumanisation, notre société interdit ces prolongements qui rendraient à l’art son sens véritable et peu nombreux sont ceux qui peuvent résister à cet interdit. La pression est trop forte, il faut bien vivre et exister. Au mieux on peut faire exception, utiliser sa notoriété pour de bonnes causes, ce qui ne fait que confirmer la règle. C’est une évidence : le marché emporte tout, le système de concurrence pervertit les élans. Une concurrence qui n’est pas fondée sur les effets réels mais sur une notion dénuée de sens profond : le succès. Soit on accepte la course, et on tente d’être champion, soit on cède au romantisme misérabiliste. Il y a de moins en moins de marge de manœuvre entre les deux options. Le geste dont la vocation est de transformer de l’intérieur le monde où nous vivons devient inopérant. Des mouvements que personne ne songe spontanément à relier à la fonction de l’art, de Nuit debout aux Gilets Jaunes, ont beaucoup à voir avec ça. Ce sont des tentatives gratuites (au sens noble du mot) de renouer avec une expression commune qui échappe aux catégories qui la stérilisent. Peut-être est-il temps, peut-être est-il possible, peut-être est-il indispensable, de ramener à la conscience commune la vraie fonction de l’art...
Le moment politique que nous traversons est le tout début d’un cheminement sans exemple historique, on peut y percevoir l’infime ébauche d’un grand tournant. Ce phénomène, dont on sait depuis longtemps qu’il doit advenir, c’est, dans la guerre extraordinaire qui s’annonce, celui du retour de l’immatériel comme pointe de la lance. Le surgissement du symbolique qui cherche à retrouver sa place. Mais on ne peut pas comprendre ce qui advient avec les lunettes d’autrefois. Autrefois, il n’y a pas très longtemps, mais c’est un autre temps.
C’est difficile à croire, mais cette vision d’un univers dont nous ne sommes pas maîtres, dont nous sommes une partie, dont nous sommes en fait la part expressive, cette vision chamanique, c’est l’art qui a continué, plus ou moins souterrainement et secrètement, plus ou moins sincèrement, à la porter jusqu’à nous, jusqu’à ce monde hostile.
Non l’art dans ses résultats, sa gloire, son prix, ses différents objets condamnés à cesser de vivre pour n’être que des objets, castrés, éteints, adaptés à nos modes de vie et de relation, réduits aux critères de valeurs marchands ou en bien privé d’une « élite ». Non, par le vide qu’il laisse ouvert entre nous et le monde, dans son geste ou sa trace. Le vide que nos modes de vie interdisent. Le vide qui permet à notre âme de s’évader de ses clôtures, de s’élancer comme un poisson dans l’océan de notre imaginaire commun.
C’est pourquoi dans le processus apocalyptique que nous traversons - au sens donné à ce mot par René Girard -, le dévoilement successif des images qui occultent le réel mène à lui, jusqu’à lui. Alors, après avoir un à un arraché les voiles, grand ouvert les rideaux de ce sombre théâtre, desquamé nos paupières mi-closes, on va pouvoir se souvenir de ce qui nous est essentiel. On ne pourra pas, comme pour l’écologie, construire de parti politique avec ça, c’est beaucoup trop important. On ne pourra que bouleverser le noyau intime de nos existences. Et si ça commence avec une comédienne nue devant les caméras et l’occupation des lieux d’art, il faut essayer de comprendre ce qui a vraiment lieu en profondeur, sous l’écume du spectacle. Ce qui bouge et s’éveille sous l’étendue glacée, ce qui apparaît peu à peu dans la fonte de ce permafrost.
II L’art comme école
Parmi les éléments indispensables à la vie individuelle et collective des humains depuis les origines connues, il y en a un que l’on évoque rarement en tant que tel et qui est pourtant essentiel. On parle beaucoup, à juste titre, d’environnement, de géopolitique, de ce qui concourt à maintenir l’être humain en vie sans qu’il en vienne à s’autodétruire, que ce soit par des guerres, en surexploitant et polluant son biotope, ou encore, comme l’évoqua Boris Cyrulnik à propos d’autres espèces, en se développant à un point si excessif qu’il en perd les codes élémentaires de la vie de groupe. Mais l’élément que l’on omet régulièrement de mentionner, tant l’habitude nous pousse à croire qu’il appartient à une catégorie différente, c’est l’art.
Non l’art au sens que l’on donne habituellement à ce mot en l’affublant parfois d’un A majuscule (ou en sous-entendant cette majuscule) car, pour la doxa occidentale moderne, celui-ci ne peut être réellement approprié que par une minorité de la population. Ça n’est pas non plus ce qu’on appelle habituellement « culture » car, en dehors du fait que ce terme évoque irrésistiblement une accumulation de biens, fussent-ils immatériels, destinés à rester un luxe pour une majorité — sens qui fait écho à ce que Pierre Bourdieu nomma « capital symbolique » —, ce mot polysémique est trop imprécis dans son acception usuelle.
Alors, de quoi parlons-nous ? D’actions, de gestes — et/ou d’objets qui en sont la trace ou la scénographie —, collectifs ou produits en apparence par un seul, qui, en s’inscrivant dans la trame d’un tissu symbolique commun à l’ensemble d’une collectivité dans son histoire, son temps et son espace, agissent sur ce tissu à la manière d’un palimpseste pour en masquer certains fils, en faire ressortir d’autres et en ajouter de nouveaux, de façon à faire apparaître à ceux qui partagent cette trame quelque chose que les mots ne suffiraient à dire. Un indéterminé dont une partie nous est connue, mais qui a besoin de nous pour prendre forme, dont la seule et énigmatique détermination est le mot « art ». À propos d’art, Cornélius Castoriadis écrit qu’il s’agit de « donner forme au chaos ». Mais cette forme non finie est avant tout une adresse, elle a impérativement besoin de l’autre - y compris en soi - pour s’animer, et, de façon à la fois commune et pour chacun subtilement différente, lui proposer un sas, un nouveau point d’entrée et de départ pour ouvrir un chemin dans le chaos celé derrière toute expérience humaine…
La réponse du regardeur, comme dit Marcel Duchamp, lorsqu’il s’engouffre dans cet univers et le complète de ce qu’il est, peut n’être pas favorable ou confiante, elle fait partie intégrante du processus. Ce qui est en jeu, dans tout dialogue, c’est la transformation des deux parties. C’est dans cet entre-deux symbolique auquel manque une part qu’il nous revient de fournir, entre les mots, les sons et les images, entre l’émotion et un sens indicible bien que partagé, que nous tentons, non d’exprimer ou de décrypter un message, mais de renouveler notre regard. Ce renouvellement passe par le choix d’une entrée, la mise en valeur d’une partie du réel, offerte à la contemplation active. En ce qu’il apprend à poser une distance entre soi et son ressenti, à le laisser agir sans toujours pouvoir immédiatement y répondre, en ce qu’il utilise de façon profane le sacré (au sens premier de « séparé »), en un mot à se recueillir avant de réagir, le geste artistique est un attribut essentiel de l’humain. À condition que nous soyons d’accord, loin du transhumanisme, pour parler d’un être dont les caractéristiques premières sont le langage et son corollaire immédiat, la relation.
Le travail de l’art, parfois secrètement mais fondamentalement collectif, apprend à regarder différemment. C’est une action sur la totalité de l’être dont le véritable objet est de remettre en mouvement certaines fonctions endormies de cet être. En élargissant son champ, avec l’art brut, hors des sphères rétrécies de la profession, Jean Dubuffet voulait lui faire retrouver son horizon humain. « L’art ne vient pas coucher dans les lits qu’on a faits pour lui ; il se sauve aussitôt qu’on prononce son nom », disait-il, rappelant qu’il ne s’agit jamais d’un produit de consommation, mais d’un outil destiné à nous agir dont les effets ne peuvent, par définition, être déterminés d’avance. Dans ce sillage, on comprend que la finalité de l’art, si elle ne doit jamais être commerciale ou se contenter de fournir de la valeur ajoutée à une « élite », ne peut pas plus être seulement thérapeutique, sociale, ou politique. Pour la raison qu’il doit être tout cela à la fois. S’attaquer à des difficultés qui nécessitent l’invention de langages, voilà ce qu’il sait faire. Les œuvres qui nous traversent, chacun en a l’expérience intime — sinon la notion d’art en serait réduite à son acception la plus étriquée et les possibles qu’elle veut ouvrir définitivement effacés de notre contexte de vie —, remplissent, lorsqu’elles le font, un rôle d’apprentissage. Elles agissent réellement sur nous, en éveillant, en inscrivant en nous et en nous enseignant, une façon de percevoir où la sensibilité et l’intellect sont indissolublement liés, qui ne peut se réduire à la seule compréhension et qui s’adresse autant à une personne qu’à l’ensemble du groupe culturel auquel elle appartient. Un mode de perception qui tire sa force et sa faiblesse de ne pas être balisé par des catégories utilitaristes. Pourquoi s’agit-il d’un apprentissage, et d’un apprentissage de la vie elle-même ? Parce que ce regard neuf qui s’ouvre et se découvre peut ensuite être porté sur tout autre chose, sur chaque chose. On pourrait dire en un sens que la religion a parfois joué un rôle assez proche, initiatique, et l’on connaît, dans notre histoire, les nombreux liens entre ces domaines.
Or, l’intérêt spécifique de celui-ci, c’est qu’il ne s’agit précisément pas de religion, mais d’un acte profane, libre des codes et des apparats d’une liturgie, dans lequel le sacré prend un sens utilisable au quotidien qui lui confère une opérativité sur tous les aspects de la vie. Cet outil méconnu, dont les seuls équivalents en termes de bouleversement du regard sont la spiritualité et la relation amoureuse, permet de creuser dans l’être l’espace d’une « gratuité » dotée de valeur. Rien de gratuit dans cette gratuité. Cet espace ne correspondant à aucune utilité reconnue permet d’appréhender des éléments sans usage immédiat, parmi lesquels ce qu’on nomme la « beauté », mystérieuse qualité dont Pierre Rabhi rappelle, à propos de nature, qu’elle est nécessaire à la vie humaine.
C’est pourquoi nous parlons d’une fonction anthropologique majeure qui participe de la construction de l’être. Présente à l’état latent chez chacun, celle-ci peut être développée ou s’atrophier sous l’effet conjugué d’un manque de capacité d’attention dont a très bien parlé Yves Citton, d’un manque de temps, de la raréfaction des espaces propices aux échanges, d’un usage immodéré de la communication informatique et d’une chute de l’importance accordée dans cette civilisation à la pensée comme, de façon globale, aux éléments immatériels dépourvus de valeur monétaire, ou plus généralement, quantitative.
Nous constatons chaque jour, autour de nous, les signes avant-coureurs d’une atrophie qui touche aux fonctions humaines les plus essentielles permettant d’entrer en contact avec l’autre. Lorsque la relation à autrui ne dispose plus de cette dimension de « gratuité », on peut dire, pour employer un langage aujourd’hui répandu, que l’autre, aussi, s’approche dangereusement de l’état de « marchandise ».
Pour créer ce courant grâce auquel on gagne cet entre-deux propice à la libération des forces de l’imaginaire, il faut s’extraire d’un langage abîmé, limité, appauvri, pour investir un espace d’expression symbolique non strictement déterminé. Comme Platon disait du symbole qu’il était à la recherche de sa part manquante, cette moitié complémentaire qui ne sera jamais exactement la même, puisqu’elle dépend des caractéristiques de celui qui reçoit (et construit à partir de cette réception), aucun dialogue réel ne peut laisser préjuger de la réponse donnée à une question. C’est ainsi que travaillent les artistes conscients de leur rôle. Là où la langue courante ne suffit plus à dire ce qui se passe, ils inventent des langages à partir d’un univers mental commun. Et ces langages, en prenant place dans cet univers, nous forcent à développer en nous la même capacité. Qu’on pense aux improvisations de jazz. Dialogue sans question ni réponse qui permet de renouer avec nos vagues intérieures.
Échapper au cercle fermé de notions utilitaires d’où l’imaginaire est exclu, entrer dans un mode relationnel qui ouvre du possible, fertiliser l’esprit de l’interlocuteur en créant de nouvelles connexions neuronales, est donc une fonction essentielle. Potentiellement active en chaque « individu », elle est en même temps politique, au sens profond du mot. Elle agit, simultanément et indissociablement, sur la relation entre humains et entre l’individu et le monde. En développant en nous cette autre dimension de perception : entre les mots, entre les pensées construites avec des mots, entre les sentiments tels que transmis à l’intérieur d’une culture, on accorde à cette perception la capacité d’oser ne pas aboutir à un savoir, mais d’avancer sans peur vers l’inconnu. Ce à quoi l’on donne le beau nom d’« invention ». Avancer vers l’inconnu sans être tenaillé par la crainte, un inconnu devenu bienveillant, placé sous la protection de cet abri symbolique nommé « art ». On ne peut donc ignorer la nature essentiellement collective de l’art, y compris lorsque la riche matrice qui le sous-tend est momentanément masquée par la figure (ou la signature) d’une personnalité qui lui donne accès à la reconnaissance publique. C’est la relation elle-même qui se travaille comme apprentissage de la navigation dans les méandres d’un contexte culturel, ce tissu dont chaque individu, comme l’écrit François Roustang, est l’un des nœuds, relié à chaque fil qui le constitue. C’est ce qui permet à l’individu en question, en s’appropriant sa place dans ce tissu, d’agir simultanément sur ce qu’il est et son contexte de vie. C’est ce que l’on appelle parfois du mot usé de créativité, tentative de nommer un mode d’être qui n’appartient en propre à personne, mais à tous ceux qui en sont à la fois les constituants et les acteurs potentiels.
C’est à cet endroit que l’art s’adresse à nous, c’est ce qu’il nous apprend à faire. Il en est l’école.
Encore faut-il que le dialogue reprenne vie, que ses formes puissent évoluer sous l’influence des membres de la collectivité dont il émane, qu’il échappe à la seule emprise des experts, qu’il se remette lui-même en question dans son usage réellement politique, en dehors de toute coterie. Parler d’« accès à l’art », comme parfois le font les âmes les mieux intentionnées, n’est jamais suffisant. Car, sous peine de retomber dans la vision « bourgeoise » d’une manne venue d’un « en haut » inaccessible qui se répandrait ensuite généreusement sur le « peuple », il faut d’abord savoir d’où il vient et comment il se crée. Avant de souhaiter l’accès de tous au monde de l’art, il faut inverser la proposition : a-t-il encore accès à sa source populaire, ou comme le dit Bernard Stiegler, se développe-t-il de plus en plus souvent « hors-sol », sur le modèle des cultures hydroponiques ?
L’enjeu est de taille. Il s’agit, contre la déshumanisation de l’humain, de redonner au geste artistique sa place et sa puissance réelles en tant qu’acteur de notre évolution. C’est pourquoi, loin de toute notion de divertissement et en tâchant de résister à une pseudo « excellence artistique » faussement hiérarchisante, à leur appropriation par une « élite » à fins d’accumulation de « capital symbolique », ou pire, de réduction à l’état de produit commercial, notre société doit rendre à ces pratiques leur sens d’outils indispensables à la construction de l’être humain.
C’est ce qu’un certain nombre de gens ont porté dans ce pays au sortir de la dernière guerre mondiale, avec le puissant élan démocratique impulsé par le Conseil National de la Résistance, le mouvement de l’éducation populaire puis l’aventure de la décentralisation théâtrale, avec Jeanne Laurent, Vilar, Avignon, le TNP, etc. Car, lorsqu’il s’agit de recoudre de profondes déchirures, les pratiques de l’art reprennent momentanément leur raison d’être aux yeux des politiques. Quoi de mieux pour réparer les blessures d’une nation, qu’une communauté humaine réunie dans l’émotion partagée de grands moments de théâtre, de danse ou de musique ?
En dehors de ces périodes de grands bouleversements, la tendance de nos sociétés à soumettre les outils du symbolique à la domination de la quantité et du chiffre ne manque jamais de reprendre le dessus. Et l’art perd peu à peu la puissance qu’on lui avait momentanément reconnue. Le statut de l’artiste en Occident s’est tellement éloigné, coupé de la vie ordinaire, qu’on a de plus en plus de mal à comprendre sa vraie fonction. Il possède des langages, oui, et il en invente, mais ces langages ne sont pas (ou plus) un bien commun, ils sont le lot d’une minorité de classe - ou de caste. L’art, dans ces conditions, ne peut évidemment pas travailler la matière de la société entière.
Il perd son usage politique et peut être utilisé à des fins contraires à son rôle véritable. Par exemple, à ce que Pierre Bourdieu nommait la « distinction ». Jean Vilar, qui savait le rôle politique de l’art, disait que pour qu’une pièce fonctionne bien, il faut que la société entière soit représentée dans la salle.
C’est ce qu’a essayé de nous faire entendre Jean Dubuffet en faisant émerger la notion d’art brut, l’art des inadaptés, ceux dont la parole nous importe particulièrement parce qu’ils sont les témoins de ce que nous ressentons tous sans pouvoir vraiment l’assumer ni l’exprimer. Et c’est aussi à sa façon ce que Mircea Eliade nous explique dans plusieurs ouvrages, lorsqu’il évoque le rôle des chamans dans de nombreuses civilisations dites "premières" : ceux qui manient moins bien les règles de la vie en société - précisément parce que ce manque reste en eux -, en savent plus sur notre humanité, ou du moins peuvent nous en dire plus.
Nous n’avons pas encore tout à fait perdu l’idée de la nécessité vitale de l’altérité, de la rencontre, de l’étonnement, voire du bouleversement. Face à la machine ultralibérale, nous retrouvons des traces de cette nécessité portée par l’artiste dans de nombreux gestes, de nombreuses actions qui résistent à la déshumanisation générale, chez toutes sortes de gens, des jardiniers, des urbanistes, des psychanalystes, des philosophes, des rêveurs de la politique, mais rarement dans le monde dit « de l’art », qui s’éloigne souvent de la profonde et simple réalité de nos existences, dévie de plus en plus vers la fallacieuse notion d’« élite », ou disparaît dans une industrie qui tend à le standardiser et donc à le faire disparaître.
Souvent, on répugne à utiliser le mot « outil » pour qualifier l’art. Nous avons tenté, de diverses façons, avec mon équipe, pendant plus d’une vingtaine d’années, de réhabiliter cette notion difficile à défendre, en incitant à l’envisager dans sa noblesse. Oui, d’un point de vue politique, sociologique et finalement anthropologique, l’art répond à un besoin profond et essentiel de l’être humain. Oui, il sert à quelque chose, et à quelque chose de très important. Sinon pourquoi cette activité mystérieuse aux contours flous, aurait-elle pris naissance dans toutes les cultures humaines sans exception ? Pourquoi leur a-t-elle été et leur est-elle indispensable ? Parce que l’efficacité de cet outil se situe dans la relation, dans l’entre-deux, hors des catégories habituelles. Mais cette notion d’utilité ne doit pas réduire la portée du geste artistique à une visée « utilitaire » au sens péjoratif du mot. L’outil dont nous parlons sert à agir sur l’être et sur le groupe, en franchissant les frontières des cadres mentaux en usage dans notre vie quotidienne. Plus de vingt ans d’exploration des relations art/société dans des lieux où les spécialistes ne s’aventurent pas souvent, nous ont permis de comprendre de façon empirique le rôle que peut et doit jouer cet outil à l’intérieur du groupe humain, qui n’est pas uniquement destiné à être contemplé et admiré, qui n’a aucune vocation à s’inscrire dans un marché, mais dont la raison d’être est de déplacer, d’approfondir, d’affiner le regard que nous portons collectivement sur le monde.
On voit, on comprend, on pressent, on perçoit clairement que l’art remplit son rôle lorsqu’il agit dans les lieux de difficultés où il répond à une nécessité, dans les prisons, dans les hôpitaux psychiatriques, ou aussi dans la « jungle » de Calais, tous ces lieux où plasticiens, gens de théâtre et musiciens ont compris qu’il leur fallait aller, où dans un élan partagé s’imaginent des fresques et des formes plastiques, où jaillit de la poésie et du sens. On voit, on ressent, on comprend immédiatement qu’il répond réellement à quelque chose. On voit qu’il naît d’une nécessité, qu’il est poussé par une nécessité, qu’il répond à une nécessité. Et qu’il produit alors souvent de la fulgurance, et une communauté d’esprits, en créant une forme où le sens et ce qu’on appelle beauté ne peuvent être disjoints. On voit alors que l’art est un puissant levier, on voit qu’il ne peut absolument pas s’agir d’une production à consommer, mais d’un outil essentiel au bon fonctionnement de toute collectivité humaine.
Nicolas Roméas