Pseudo-confinement numéro je ne sais plus combien. Nos vies sont comme suspendues. Las, anesthésiés, frustrés, désappointés, courroucés, mais nullement résignés, nous guettons les annonces officielles. De mon côté j’essaie chaque jour de jouir d’un élan de liberté-créatrice dans un cadre rigide. Drôle d’exercice de contorsionnisme mental. Parfois au détour d’un échange verbal dans un commerce "essentiel" j’entends : « Tout de même tous ces gens qui se plaignent, c’est pas la guerre ! » « Franchement on ne peut pas se plaindre, ici ».
Oui, je suis au chaud, à l’abri, j’ai un petit jardin, je vis près de la nature, j’ai de quoi manger et ma famille va bien. Merci. Depuis quelque temps je fulmine contre ces commentaires à l’emporte-pièce. Certes, il y a toujours pire ailleurs, ma bonne dame. Mais la vie ne se réduit pas à satisfaire ses besoins primaires. Il nous faut du lien, de la beauté, de l’inventivité, des sensations fortes [1].
Le petit peuple gaulois masqué réclame sa dose de délicatesse. Je vous fais donc une proposition honnête et bon marché : louer La Voix humaine de Pedro Almodóvar pour 3 euros et des poussières d’étoiles. Un bouquet d’épices almodovariennes accessible aux gueux, pendant que la bonne société déguste clandestinement homard thermidor et carpaccio de Saint-Jacques. Nous n’avons plus confiance en nos dirigeants. Incapables de reconnaître leur ignorance face au virus. Plonger dans l’art demeure un excellent stimulant face aux manipulations, ma petite dame. Même si « c’est tout de même pas la guerre », n’est ce pas ?
Pour fuir l’actualité anxiogène, manipulatrice et abrutissante, j’écoute des podcasts. Je les sélectionne avec attention. Je ne voudrais pas me farcir une propagande vaccinale déguisée. Seuls m’intéressent les créateurs. Ceux qui œuvrent pour mettre du beau et de la poésie dans un monde moche et marchand. Les créateurs, rappelez-vous, ce sont ceux qui alertent, dénoncent, déconcertent, réveillent nos imaginaires engourdis par des discours politiques fumeux et contradictoires. Ceux que les politiques font mine de mépriser parce qu’ils les craignent.
À plusieurs reprises je tombe sur la voix de Pedro Almodóvar dans diverses émissions de radio. Des programmes voués à la promotion de son dernier court métrage, mais pas seulement. Pedro explique son projet de film à l’arrêt Madres paralelas, son art de s’adapter aux confinements successifs. Son ingéniosité marabout bout de ficelle. Il détaille son besoin de se confier à un journal-exutoire dans cette période inquiétante. Des pages noircies pour exprimer ses failles, ses joies, ses travers, ses processus de création, avec humilité et franchise.
Plus je l’écoute plus il me fascine. Son dernier film Douleur et gloire m’a subjugué. Chaque fois il insuffle un peu plus de sa vulnérabilité dans ses œuvres. Ses obsessions, ses regrets, ses pulsions sont les nôtres. En plus bariolés. [2]
J’ai vu et revu tous ses films. Je connais son parcours. Un artiste hors-rang devenu objet de mode. Il n’a pas perdu son audace, ses convictions, sa folie créatrice. Il n’a pas cédé aux sirènes hollywodiennes. Lorsqu’il parle, l’Histoire de l’Espagne ruisselle. Celle des femmes brimées et ingénieuses. L’Espagne écrasée par la dictature de Franco, celle qui s’est ensuite relevée grâce à la création et au mouvement artistico-excentrique de « La movida » dans les années 80. L’Espagne chaleureuse, généreuse, exaltée [3].
Son espagnol me fait frissonner. Heureusement pour moi, Pedro revendique depuis fort longtemps son homosexualité. Ce qui m’emporte c’est la ola ibérique dans la musicalité du discours. J’aime cette langue pétrie d’ambivalences : abrupte et mélodieuse. Gutturale et caressante. Je l’ai étudiée de la cave au grenier. Je la parle, la comprends, la lis, la hume, la décortique, la savoure. L’espagnol transpire les rues de Madrid, Grenade ou Valence l’après-midi. Odeur de sel, d’épices. Goût de jamón Serrano, de queso manchego, de pimientos del piquillo, de gambas al ajillo, de montaditos, de tinto de verano, de aceite de oliva, de tortilla de patatas, de sangría. Je ressens les embrassades, les accolades. J’entends les voix, les rires des fidèles qui fusent des bars.
L’Espagne cultive l’art de la relation à l’autre. [4]
En proie à un manque féroce de sociabilité, me plonger dans l’univers d’Almodóvar me fait renouer avec une humanité braillarde, extravagante, libre, désinhibée, affranchie. Pedro n’est pas seulement un joyeux drille. Il a même une sacrée part d’ombre. Je me retrouve dans ses humeurs bilieuses et oscillantes. J’aime cette façon qu’il a de revendiquer le droit à la mélancolie, au spleen. J’aime sa force créatrice : transformer l’obscurité en feux d’artifices. Pedro est-il un miroir de moi-même ?
Sa subversivité s’est adoucie avec le temps. Attention, je ne dis pas qu’il s’est ramolli. Quelques illustrations avec ses personnages féminins : Les agitées du bocal de Mujeres al borde del ataque de nervios, les transexuelles, lesbiennes en furie, et autre bonne sœur séropositive de Todo sobre mi madre, les mères étouffantes ou abandonniques de Volver et Julieta succèdent aux bonnes sœurs junkies de Entre tinieblas.
Côté testostérone on trouve des hommes transformés en instruments de vengeance. Des corps dangereux qui veulent contraindre et détruire. Voir La Piel que habito, Douleur et gloire.
Dis comme ça, l’univers d’Almodóvar semble loufoque, légèrement malsain et décalé. Il n’en est rien. Ancré dans le réel, il défend la singularité de chacun dans une société plurielle. Les décors kitch de ses films rendraient plus légers les tourments des âmes ? Il pointe du doigt les affres de la création, la difficulté des relations mère-fille, la complexité des identités, la profondeur des êtres.
La Voix humaine, son dernier court métrage, est librement inspiré de la pièce éponyme de Cocteau. Je ne la connais pas lorsque je m’intéresse au film [5]. Qu’importe. Ce qui me meut c’est son esthétique. Quoi que Pedro raconte je suis alléchée. Le raffinement de ses mises en scènes est une invitation à vivre plus fort. Ses personnages féminins puissants et à la marge me bousculent et me remplissent de joie. Pedro m’éblouit par son ambivalence. Toujours. Loin du charme incandescent de Pénélope Cruz, sa muse, il a choisi de collaborer cette fois avec l’énigmatique Twilda Swintson. Aux antipodes de la volupté de l’actrice espagnole. Grande, longiligne, le teint pâle, beauté diaphane, étrangeté pénétrante du regard.
L’affiche me tape dans l’œil. Tilda avec une hache prête à en découdre au milieu d’un tas d’outils multicolores sur fond vert. Image de comic. Après quelques jours de réflexion je loue le film disponible en vidéo à la demande. Le cinéma me manque. J’en ai plus que marre de l’écran d’ordinateur pour visionner un film. Pourtant ce soir-là La Voix humaine m’absorbe lovée dans mon plaid. 3 visionnages à la suite. En manque de stimuli intellectuel et sensoriel.
Ce n’est pas pour combler le vide que je regarde La Voix humaine en boucle ! Je n’ai pas tout vu, tout senti, tout savouré. Je n’ai perdu ni goût ni odorat. Pas encore positive au covid. J’ai faim de beauté. Un appel des instincts de survie, ma petite dame.
Le lendemain j’irai chercher des informations sur la pièce de Cocteau. Je découvre qu’elle a été maintes fois exploitée au cinéma et à l’opéra. [6]
Chez Cocteau la femme ploie, plie et se résigne au chagrin provoqué par l’abandon de son amant. Chez Almodóvar la femme est forte, rebelle, digne et résiliente (terme un peu trop à la mode). La mention « librement inspirée », dans le générique, justifie les audaces du scénario.
Ce court métrage est touché par la grâce.
Le propos semble banal. La Voix humaine met en scène la fin d’une histoire. Une femme abandonnée par son amant s’entretient avec lui au téléphone dans un long monologue. Jamais le personnage masculin n’intervient. L’absence de réplique donne son amplitude au personnage féminin. L’usage des écouteurs sans fil et du téléphone portable souligne l’irruption de la technologie dans l’intimité des relations humaines.
Tout est sublime. Le premier plan renvoie à une composition picturale de Malevitch qui fricoterait avec Velázquez. Tilda apparaît tel un coquelicot derrière un filtre utilisé sur les tournages. Elle entre en scène : diva sur la scène d’un opéra. Elle ne va pas chanter. La reine déchue se transforme devant nous en un obscure pantin. Épouvantail épouvanté. Délire de son imagination ? Visualisation d’elle-même ?
Je ne sais plus si nous sommes dans le film ou dans une répétition. Un essai ? Un casting ? Arrêt sur image. Tout est minucieusement choisi. Le grand mur gris. Les carrés rouges. L’extincteur rouge (pas là par hasard). Elle, posée sur un tabouret comme une poupée apprêtée mais échevelée. Le malaise est prégnant. Un peu plus tard, Tilda apparaît à nouveau devant un immense rideau vert, lui aussi outil de tournage cinématographique, agencé tel un rideau de théâtre ou un décor d’opéra. Qui voit-on ? L’actrice Tilda Swintson au travail dans son personnage de femme bafouée, ou cette même femme délaissée qui est comédienne de profession ?
Comme à chaque fois chez Almodóvar on trouve ça et là de petits indices qui sont sa signature. Tout est Pop, kitch, chic. Ces signes de connivence m’amusent. Sur la table du salon s’empilent des livres qu’il affectionne. Des DVD de films qu’il l’ont inspiré. Le monologue fait allusion à ses autres films, comme lorsque la protagoniste affirme s’être soumise à « la loi du désir » dans l’attente de son amant.
Le décor rappelle étrangement celui de son propre appartement utilisé comme lieu de tournage de Douleur et Gloire. Décor familier. Je lirai dans un entretien que de nombreux objets de décoration ont été réutilisés ici.
La bande originale renvoie directement à un autre de ses films Parle avec elle. Je découvre qu’il a fait appel à Alberto Iglesias pour « recycler » certaines mélodies. Le balcon fleuri de l’appartement rappelle celui de Femmes au bord de la crise de nerf, où Carmen Maura interprète une comédienne qui répète cette même pièce de Cocteau. Je me sens bien dans cet appartement malgré le désarroi de cette femme. J’entends le réalisateur crier « Bienvenue chez moi » à chaque plan.
Elle n’a pas de prénom. Lui non plus. Chaque spectateur peut s’identifier à eux. Elle va rebondir. Exploser les murs de sa maison de poupée. Pedro filme toujours des femmes qui se relèvent. La mise en abîme est sans fin. Je ne m’en lasse pas. Lorsque la caméra filme en plongée l’appartement, on découvre qu’il s’agit d’un décor. Tilda sort des murs et se retrouve dans l’immense hangar du départ. Où est la frontière entre jeu et réalité ?
Certes tout n’est pas que luxe, tempête et volupté gratuite dans ce court métrage. Tilda/Elle crève l’écran dans les tenues chics d’un célèbre styliste, utilise une machine à café dont la marque est visible, possède le flacon d’un parfum culte bien en vue. Le spectateur est en droit de s’interroger sur le rôle du placement de produits dans le financement du film. Et alors ? C’est la crise aussi pour la boîte de production El Deseo, crée par Pedro avec son frère Agustín.
Je m’en fiche. L’essentiel est de ne pas être dupe. Je n’irai jamais m’acheter un tailleur de chez machin chose. Par contre, l’élégance et le mystère hitchcockiens de Tilda entrant dans un supermarché de bricolage en tailleur, valent bien le port scandaleux d’une tenue hors de prix. En période de crise un peu d’indécence au cinéma ne fait pas de mal, si elle crée de l’émotion.
La Voz humana n’est pas un habile exercice de style. Tilda c’est lui, Pedro Almodóvar. Fatigué, harassé, isolé, enfermé, blessé, il préfère le sursaut créateur aux barbituriques. Il choisit de bricoler sa vie comme il a certainement bricolé ce film avec tous les outils qui défilent dans le générique. Comme nous bricolons nos existences de pseudo-confinés pour ne pas trop s’abrutir. La hache de Tilda/Elle sur l’affiche, on a envie de s’en saisir...
J’aime ce film qui transpire l’âme espagnole. Sa folie, sa pulsion de vie, ses excès. Il nous invite à se lever, à se transformer. À nous réinventer. Comme Tilda/Elle sort la tête haute du décorum avec le chien de son amant devenu sien. J’ai envie de savoir où elle va. J’attends une suite. Sur un pied d’égalité avec Pedro, nous avons tous quelque chose de cette femme en nous, sa vulnérabilité et sa rage incendiaire. Le deuil amoureux, l’enfermement, le désarroi, sont des prétextes à la renaissance, à l’ouverture des fenêtres mentales confinées.
Clap de fin. J’ai insisté sur mon attachement à la langue espagnole et étrangement je n’ai absolument pas été dérangée par la langue anglaise de Tilda/Elle. La justesse du jeu et le rythme l’emportent. Premier film de Pedro en anglais. Il ne parle pas cette langue. Une communication animale doit exister entre actrice et réalisateur.
Je vais revoir La Voix humaine. Peut-être avec Lola en marquant des pauses pour écouter son ressenti. Du haut de ses neuf ans et demi elle dit, en voyant les photos : « Ah oui, je me souviens, c’est le film avec la belle femme qui s’est fait larguée. Mais elle a plein de rides. Elle a un chien trop mimi. Elle est folle et elle met le feu partout ». Discours spontané d’une gamine qu’un spectateur adulte pourrait éventuellement tenir sans connaître ce que j’appelle el profundo y maravilloso mundo de Pedro. Pour être pleinement savouré son langage cinématographique requiert une vraie sensibilisation.
Le panache est dans les détails. Almodóvar en a sans doute fait sa maxime. J’en veux encore.
Claire Olivier.
Crédits photo : El Deseo. société de production Almodóvar.
Pour accompagner le voyage :
https://www.telerama.fr/cinema/pedro-almodovar-vive-la-tristesse,n6630162.php.
https://www.franceinter.fr/emissions/l-heure-bleue/l-heure-bleue-17-mars-2021
https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/philosopher-avec-almodovar
https://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=18806015&cfilm=86046.html
https://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=18670505&cfilm=28629.html