Une fois n’est pas coutume, notre ami Jean-Jacques Delfour ne nous parle pas d’art mais de football, ou plus exactement - car il y a d’autres manières, bien différentes, de pratiquer ce jeu, notamment sur le continent africain -, de l’usage de masse qui en est fait aujourd’hui dans les sociétés occidentales modernes. Ce coup de gueule, qui rappelle à point nommé et de façon informée et lucide quelques réalités parfois oubliées, nous a semblé suffisamment salutaire pour trouver sa place dans ce journal.
D’apparence spontanée, la « liesse footballistique » est l’un des aspect d’une vaste opération d’aliénation démarrée au XIXème siècle en Europe. Mais avec une bifurcation nouvelle.
Le courant hygiéniste, qui avait pour but d’améliorer la santé des travailleurs (leur productivité), valorisait le sport comme moyen de former des soldats vigoureux. De l’usine au champ de bataille, le sport devint alors l’antichambre de la guerre économique et le vestiaire de la guerre militaire. Mais à cette école de la force physique manquait un côté désirable : le jeu joua ce rôle, masquant l’effort et le travail derrière un plaisir partageable par tous. Le football de masse diffusé sur les écrans est aujourd’hui une expérience de narcose narcissique, un stupéfiant social, un euphorisant de masse, une messe sans liturgie, une cérémonie sans religion, un rituel d’adoration des dieux du stade, une théocratie de pastiche. Peu après la fin du match, un prêtre télévisuel eut cette formule : « Didier Deschamps est au sommet du ciel ! » (apothéose [1] de Carnaval qui en rappelle une autre que l’on qualifia, sans rire, de « jupitérienne »).
Cette dimension de délire en dit long sur l’état de désublimation régressive où le capitalisme a réussi à plonger les masses, condamnées à faire communauté non dans un projet politique commun et solidaire, où l’on ne ferait pas comme si la « société n’existe pas » (Thatcher), mais dans une fusion émotionnelle passagère, déliée de tout regard global sur le monde réel, dépourvue de tout désir d’action – à part consommer alcools chimiques et iconiques (l’enthousiasme est un marché lucratif).
Les classes dominées vont « spontanément » régler leurs émotions, leurs espoirs, leur énergie, sur ce spectacle entièrement factice qui, sur des millions d’écrans, publics et privés, fait disparaître le monde réel, ses violences, ses injustices, ses inégalités.
Né dans la bourgeoisie britannique, à une époque où George Orwell dénonçait l’embourgeoisement domestique de la classe ouvrière [2], le football est devenu le « sport universel », un outil grâce auquel la classe dominante peut imposer ses modes de vie et ses pratiques au reste de la société. Le football, qui passe pour populaire, n’est pas le « seul espéranto universel » (Jean Eskenazi) qui contribuerait au « rapprochement des peuples » (Jules Rimet, fondateur de la FIFA [3]). C’est assurément un moyen de diffuser la peste nationaliste – mais pas seulement.
La Coupe du monde, créée en 1930, intervint dans un contexte de crise économique et de tensions politiques. Elle a été (et est encore) une confrontation des États-nations, relayant et amplifiant stéréotypes et préjugés. La deuxième édition se déroula en Italie, en 1934, où Mussolini en fit une vitrine du fascisme. Certes, lors des fraternisations sur le front, pendant Noël 1914, on joua au football dans le no man’s land entre les tranchées [4] ; mais il servit les antagonismes nationalistes en Espagne, en ex-Yougoslavie, en Ecosse, en Irlande, etc. Là-dessus, l’accord est unanime. Si le football semble rester identique à lui-même en tant que sport, les effets qu’il produit sont déterminés par la structure du champ social et politique où il prend place. Outil d’affirmation et de diffusion du nationalisme des Nations lorsqu’elles existaient encore, il est devenu le cache de leur disparition, réduisant la Nation elle-même à une série d’images sans beaucoup de réalité à l’ère du capitalisme mondialisé. [5]
Cette mobilisation affective des masses est un immense leurre, une régression infantile collective, semblable à une image de l’enfance. Pendant le match, devenu spectacle télévisuel, les individus fusionnent dans l’émotion passive provoquée par les aléas du jeu, oublient qu’ils admirent des milliardaires, adhèrent à l’idéologie de la victoire, de la démonstration de force, à un ordre du monde où il y a des perdants et des gagnants départagés par des qualités objectives (4 est plus que 2), un monde où la richesse, issue de l’égoïsme, prime la solidarité.
Durant la liesse obligatoire, les stéréotypes verbaux et corporels règnent (chansons, sautillements, slogans). Les masses, canalisées, déferlent avec une lenteur alcoolique dans les avenues et les places centrales. Elles obéissent au programme prévu par les classes dominantes en allant là où ces dernières ont décidé qu’elles iraient.
Le mythe de la deuxième étoile cautionne une histoire émotionnelle caractérisée par la répétition, pose un temps cyclique, en rupture avec le temps de l’histoire véritable. Ce temps répétitif apaise et écarte l’angoisse du temps inexorable, celui où le réel, sans cesse, change le monde – le seul où l’on puisse agir. Le « peuple » de spectateurs de la Coupe du monde n’est ni politique, ni culturel [6], ni esthétique, ni social, ni historique [7] : il n’est que le « un plus un » de consciences isolées, fascinées par l’artifice de ce spectacle, qui s’ajoute aux autres marchandises culturelles chargées d’accroître la solitude et l’isolement.
Supposé populaire, le football sert, paradoxalement, à nouer le lien nationaliste au néant d’une Nation imaginaire, vidée de son contenu, et à dissoudre un peu plus le peuple réel, concret. La détresse des masses atomisées est si grande qu’elles s’accrochent, dans un désespoir inconscient mais perceptible, à ce fétiche simili-religieux qu’est le football marchandise.
Jean-Jacques Delfour