Extraite de l’ouvrage L’art d’aimer d’Erich Fromm, cette phrase « L’amour est un défi constant », veut s’opposer à un idéal occidental de l’amour conjugal qui en fait le noyau à partir duquel se construit la famille, pourvoyeuse de protection et d’équilibre, voire de bien-être et de tranquillité… L’exposition L’amour au Moyen Âge affirme la primauté d’un modèle religieux, principalement symbolisé par la relation du croyant à « l’amant de l’Âme » qui n’est autre que le Christ. C’est donc le christianisme qui imposera le cadre moral dans lequel ce qu’on appelle l’amour doit se vivre au sein des sociétés occidentales. À l’intérieur du cadre, nous dit-on, le couple se constitue dans les classes supérieures en fonction des origines culturelles et de classe et surtout des ambitions politiques des pères, ce qui relègue au second plan le sentiment amoureux.
Mais il serait trompeur de penser que les structures donnant leurs formes aux relations entre des êtres puissent échapper à leur analyse en tant que construction sociale. S’il s’exprime dans des cadres intimes et exclusifs (famille, couple et amitiés), ce sentiment amoureux, qui semble relever d’une forme de « métaphysique » et résister à toute tentative de décryptage, est pourtant bien la production d’une société particulière. Comme le montre cette exposition très documentée, l’impossibilité même de penser les formes de l’amour en dehors d’un contexte historique précis, est la preuve de l’influence de la société sur les normes qui régulent la construction des relations.
Ainsi, au Moyen Âge, trois modèles amoureux dominent : le modèle religieux, le modèle conjugal et l’amour courtois. Le modèle religieux est un amour sacrificiel, symbolisé par la figure du Christ et particulièrement sa crucifixion. Le modèle conjugal, lui, est avant tout une stratégie sociale des classes supérieures. Encadré par les normes de la bienséance chrétienne, il s’agit d’abord d’un moyen de réguler les relations diplomatiques et d’atteindre des objectifs politiques. Un « utilitarisme de classe » est à l’œuvre, dans le but d’assurer la conservation (ou encore l’acquisition pour ce qui est des « transfuges » ), d’un privilège économique et social. Toutefois, cette réalité politique est confrontée à la galanterie et à l’héroïsme chevaleresque qui sont le moteur du dernier modèle amoureux : l’amour courtois, avec un « séducteur-conquérant » et une « femme-proie », mais dont les ambitions restent sentimentales.
Si l’amour recèle un sens spirituel, la construction des couples obéit donc principalement à des impératifs sociaux et politiques. Avec le phénomène de sécularisation et la disparition du système monarchique, on aurait pu imaginer que la hiérarchie amoureuse et ses caractéristiques aient été totalement bouleversées. Puisque les structures de l’amour s’ancrent dans la société et le politique, les mutations politiques qui eurent lieu auraient en principe dû remettre en question la légitimité de cet ordre établi. Or, si le Christ n’y a plus sa place dans la majorité des esprits et si l’amour maternel ne va plus de soi [1], le modèle conjugal aurait conservé sa prépondérance. La notion d’amour s’est vu monopolisée par le couple aux dépends d’autres formes de relations interpersonnelles (amicale et familiale) et surtout de la place des femmes dont la valeur reste, nous dit-on, en partie définie par leur statut conjugal. Malgré les évolutions dont on peut constater chaque jour les effets, il n’existe aucune relation sociale impliquant le sentiment amoureux produisant une réalité comparable à celle du couple, dont la nécessité semble telle que son absence dans la vie d’une femme resterait quasiment assimilée à une pathologie sociale. Ces réalités sont-elles encore les nôtres ?
On nous rappelle que l’imagerie collective, modelée par le mythe platonicien de l’androgyne originel, suppose l’amour comme une nécessaire dépendance à l’autre quant à l’achèvement de son identité. L’humain ne serait pas totalement lui-même sans son alter ego, sa partie manquante. Cependant, la binarité de l’identité illustrée par le couple impose aux deux parties d’être chacune cantonnée à un rôle spécifique. Autrement dit, l’objectif de la trouvaille de l’« âme-sœur » est de pouvoir recevoir et donner à l’autre ce qu’a priori nous ne pouvons obtenir sans lui. Et c’est à ce moment précis qu’intervient la réalité sociale qui se charge de définir les rôles des deux parties selon les normes de genre. Le sociologue américain Talcott Parsons élabora il y a longtemps déjà [2] une théorie sur la famille en tant que structure contribuant à l’équilibre du système sociétal.
À travers l’éducation, les parents transmettent aux enfants les valeurs et normes conformes à leur sexe de naissance afin que chacun, devenu adulte, soit en capacité de remplir son rôle. Le petit garçon devenu homme exercera le rôle du breadwinner (soutien de famille), dont la fonction est de subvenir aux besoins matériels de sa famille. La petite fille, elle, sera préparée à assumer le rôle de homemaker (ménagère), confinée à la sphère privée et familiale, responsable du foyer et de la bonne entente entre les membres de la famille. La normativité du couple est conforme à ce que la société patriarcale attend de ses sujets. On le sait, réduire l’amour à sa définition hétéro-normative et monogame en l’envisageant uniquement au sein du couple hétérosexuel l’exclut de facto des relations se déroulant au sein d’une structure amoureuse impliquant des personnes LGBT et/ou non-monogames… Si l’amour est un défi constant, c’est donc qu’il nécessite que l’on se détache de l’irréalisme du modèle du couple qu’on nous vend comme idéal, et qu’on apprenne à le penser en dehors d’une hiérarchie des relations dont la structure conjugale serait le sommet. Un défi constant en effet. Mais ne le savions-nous pas ?
Christie Kainze-Mazala
L’exposition L’amour au Moyen Âge était présentée à la Tour Jean Sans Peur, 20, rue Étienne Marcel 75002 Paris, du 5 mai au 2 septembre 2018.
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