Comme pour figurer son caractère universel, c’est dans le décor d’un lieu reculé et hors du temps que nous plonge le metteur en scène Kuro Tanino pour sa pièce Avidya, l’auberge de l’obscurité. Dans cette agréable fable philosophique, une auberge traditionnelle perdue dans les montagnes japonaises, quatre clients malades et deux visiteurs mystérieux suffisent à retranscrire l’atmosphère d’un instant d’harmonie suspendu, où tout peut vaciller…
À la manière d’un conte, c’est la voix chantante d’une narratrice qui ouvre la pièce, interprétée en japonais et sous-titrée en français. Un détail qui pourrait déranger, mais qui se fait vite oublier grâce au jeu communicatif des acteurs. En guise d’introduction, une scène relativement longue pose le contexte : deux marionnettistes, un père - nain - et son fils, sont invités par une auberge rurale à y jouer leur spectacle. Seul problème : l’auberge n’a pas de propriétaire (on apprendra plus tard qu’il est décédé), et accueille seulement quatre clients. Elle est à tout le monde comme elle n’est à personne. Figée dans le temps, elle semble fonctionner avec les codes d’un autre siècle. Il n’est donc pas surprenant pour ses habitants d’y voir travailler un « Sansuke », métier disparu qui consistait à laver le corps des clients dans les auberges de sources thermales.
Et puis on apprend que la survie de l’établissement est menacée par la construction d’un train à grande vitesse, le Shinkansen. Comme un préambule à son arrivée, celle des deux tokyoïtes, symboles de la modernité, s’annonce déjà comme un élément perturbateur. Selon ses propres mots, c’est justement là ce que vise Kuro Tanino : « Décrire ce moment très court, juste avant la fin. Décrire la vie qui disparaît, en y injectant de la beauté ». Devant un décor composé d’un unique plateau tournant et dont chaque face constitue une pièce de l’auberge, le spectateur est invité à saisir ces instants de vie qu’il sait éphémères.
Faire percevoir la disparition, tel est l’enjeu de cette fable sur le temps qui file. Apparent paradoxe surmonté par Kuro Tanino avec brio, en prenant un pari risqué : offrir une pièce dans laquelle il ne se passe presque rien, ou du moins, dans laquelle tout se passe très lentement. La culture japonaise et ses traditions s’effacent peu à peu, comme la santé, la jeunesse, le travail, la fertilité, la vue, la parole, les êtres chers…
Coincés dans une auberge reculée, où personne ne peut les accueillir et dans laquelle les quelques clients sont malades, les deux visiteurs n’ont pas d’autre choix que d’attendre le lendemain matin pour repartir. Les dialogues s’éternisent, sans avoir de réel enjeu. Un choix qui laisse d’abord sceptique, mais qui sert en réalité le propos de la pièce : au cœur d’un lieu de vie monotone et routinier, Kuro Tanino fait régner une atmosphère vidée, voire désertifiée. Un propriétaire qui n’arrive jamais, quatre uniques clients malades et esseulés, des visiteurs peu bavards… Tout semble figé. Comme un éloge de la lenteur, il donne à voir la beauté d’un instant charnière. Un instant d’harmonie éphémère, sur lequel il s’attarde uniquement pour mieux le renverser.
Dès l’arrivée des marionnettistes, pourtant censés ouvrir une parenthèse divertissante, les destins sont bousculés. Entre tradition et modernité, vieillesse et jeunesse, pour une nuit, chacun est forcé de s’adapter à l’autre. Dans une époque où le phénomène de mondialisation est pourtant généralisé, Kuro Tanino choisit de faire de la « modernité » et de ce basculement culturel une entité angoissante. Une atmosphère pesante qu’il propage dans le public en le plongeant dans la confusion et dans l’attente permanente. En voyant défiler des personnages perturbés sans raison apparente, le spectateur, d’abord troublé, finit par comprendre que l’angoisse qu’il ressent reflète simplement celle des villageois à l’idée de voir leur monde s’écrouler. En bref, Kuro Tanino déstabilise son public pour mieux le plonger dans la peau de ses personnages.
Grâce à la disposition du plateau tournant et à ses deux étages, au cours d’une même scène, le spectateur peut suivre des instants de vie s’écouler paisiblement au premier étage (une geisha qui se maquille, un visiteur qui se sert du thé, une vieille japonaise qui dort…) pendant qu’il suit les dialogues d’autres personnages au second. La vie suit son cours en temps réel et la mise en scène s’attarde sur de petits riens : des gestes du quotidien, des moments passés à rêvasser, à dormir, quelques passages aux toilettes, des pauses pour manger… Quelques longueurs par moments, mais qu’on ne peut blâmer puisque le choix est totalement assumé. Kuro Tanino a également porté une attention toute particulière aux bruitages qui accompagnent tous ces gestes anodins (une chasse d’eau qui s’écoule, le son de la nuit quand une fenêtre s’ouvre) et nous font nous sentir plus proches encore des personnages.
Au fil de la pièce, les villageois seront poussés par les deux visiteurs à se révéler, voire à se transformer, eux aussi. Parallèlement au monde qui les entoure et qui évolue, leurs intériorités aussi passent par de nombreux changements. Par une mise en scène très réaliste, ce sont les « tréfonds de l’âme » des personnages qui seront progressivement donnés à voir.
Si, au début de la pièce, les conversations des villageois restent très froides et distantes, leur ouverture se fait graduellement. Le choix de les montrer sur scène se baignant dans les sources thermales n’est pas anodin : c’est par cet instant-même que leur processus de confession sera lancé. Peu à peu, les baigneurs se dévoilent et se mettent à nu, au sens propre comme au figuré. À partir d’un déclic, les langues se délient. Passant régulièrement de cette atmosphère vaporeuse à l’intimité de l’espace de leurs chambres, les villageois sont conduits sans le savoir à la scène clé de l’histoire : une scène fortement prenante, qui permet au message de la fable d’enfin se faire entendre. Et son retardement volontaire ne fait qu’en accentuer l’effet.
Quand les geishas, ivres après un banquet, supplient les marionnettistes de leur faire un spectacle, rien ne laisse présager l’effet qu’il aura sur son public de villageois. L’ambiance légère et plutôt comique tourne progressivement au tragique, sans que le spectateur s’en rende réellement compte : le nain anime une marionnette difforme, monstrueuse aux yeux des villageois, qui d’un coup quittent la pièce pour se réfugier chacun dans un espace isolé. C’est avec surprise que l’on découvre que cette démonstration innocente a totalement bouleversé l’état des personnages.
Témoin de cet effet inexplicable, le spectateur voit les scènes s’enchaîner, rapides comme elles ne l’ont jamais été jusqu’ici. Alors que l’un des marionnettistes déambule dans les différentes pièces de l’auberge, le plateau tournant accompagne ses pas en pivotant longuement. L’un après l’autre, chaque personnage est montré sur le plateau, offrant une vue d’ensemble sur leurs états d’âmes, comme autant de plaies ouvertes à vif. Une scène grandiose, l’instant le plus marquant étant celui où Matsuo, un client aveugle trop curieux, est agité de convulsions frénétiques, hurlant seul et nu dans les bains puis vomissant au petit matin.
Une scène qui résonne avec le titre de la pièce (« Avidya »), qui signifie « aveuglement » ou « égarement » et correspond à l’un des douze maillons du bouddhisme, représentation de tous les maux des hommes. Tout au long de l’histoire, le personnage de l’aveugle cherche absolument à « voir avec son cœur ». Sans pouvoir les voir, il cherche à sonder l’âme des deux visiteurs, mais s’égare à jamais dans sa quête de clairvoyance. Sa rencontre avec la marionnette monstrueuse marque une prise de conscience brutale. Comme l’ouverture soudaine d’une boite de Pandore, chez lui comme chez les autres villageois, elle crée un choc qui révèle leurs angoisses les plus profondes. Peur d’être stérile, peur de vieillir, nostalgie, obsession de la clairvoyance, tous sont prisonniers de leurs désirs, de leur ignorance, du passé. Comme un lien entre les temporalités, la dernière image montre une geisha prenant soin de son nouveau-né dans l’auberge qui n’a pas bougé, le regard tourné vers l’horizon.
Julia Inventar
Avidya, l’auberge de l’obscurité- Vu le mercredi 26 septembre au Théâtre de Gennevilliers
texte et mise en scène Kurô Tanino
dramaturgie Junichiro Tamaki, Yukiko Yamaguchi et Mario Yoshino
décors Kurô Tanino et Michiko Inada
scénographie Michiko Inada et Kurô Tanino
assistanat à la mise en scène Yui Matsumoto
lumières Masayuki Abe et Miho Akutsu
musique Yu Okuda
son Koji Sato et Shintaro Matsumiya
régie plateau Isao Kubo
assistanat à la régie Yasuhiro Katoh
manager de tournée Miwa Monden
manager Chika Onozuka
avec Mame Yamada, Sohichi Murakami, Ikuma Yamada, Bobumi Hidaka, Atsuko Kubo, Kayo Ishikawa et Hayato Mori