Kazem Shahryari signe et met en scène une pièce de réflexion et de résistance, d’amour et d’immigration, sur fond de montée du fascisme. La nouvelle création du fondateur de l’Art Studio Théâtre rebondit sur un poème de Nazim Hikmet, inspiré d’un fait réel dans l’Italie des années 30. Territoires Exilés Tara-B part dans un chassé-croisé des lieux et des époques, où les personnages sont liés à travers le temps et leur humanité, par la répétition de la montée de la xénophobie et du fascisme. En mettant au centre un migrant et son épouse, il n’écrit pas un simple appel aux âmes de bonne volonté. Deux espaces-temps se font face, liés par le passage des personnages dans une même chambre d’hôtel, décortiquent le cours du monde avec l’acuité brechtienne, déjà mise en œuvre dans Opéra pour que le faible résiste, à partir de L’Exception et la règle.
Cette pièce autour du parcours d’un migrant est-elle un écho de votre propre histoire, votre départ forcé d’Iran, il y a 35 ans ?
Kazem Shahryari : L’Art Studio Théâtre est un lieu qui découle de mon métier principal : Exilé. C’est un métier dur. Et cet état d’exil ne correspond pas à des mots comme « exclusion ». Territoires Exilés Tara-B est un rêve qui était en moi depuis quarante ans et qui s’est éveillé soudainement, grâce à un poème de Nazim Hikmet, inspiré d’une lettre d’un ami italien qui lui annonça la mort d’un camarade abyssin, à Rome. C’est à partir de ce poème que les personnages de ma pièce sont venus à moi. Ils ont commencé à me parler et m’ont imposé leur parole. Ce fragment a éveillé chez moi d’abord l’idée de la résistance d’une femme, dont le mari lutte politiquement, pour changer les choses. Elle est mère de sept enfants. Toutes mes pièces, sauf une seule, sont consacrées à la condition de la femme.
La pièce se déroule à la fois en Ethiopie et en Italie, aujourd’hui et en 1936. Pour moi, ce spectacle est à l’image de la France contemporaine, dans sa diversité culturelle, en espérant qu’il y aura la même diversité dans le public. Mara-Z. est un Éthiopien, un Abyssin, un peintre qui vient de cette petite colonie italienne. Il quitte son pays en 1936, sous la pression de Haïlé Sélassié Ier, dictateur réprimant l’opposition en son pays. Nous racontons la tragédie de Mara-Z., au cœur du combat des communistes italiens contre la montée du fascisme de Mussolini, pour la liberté et leur résistance. Sa femme est Tara-B. Son nom vient du poème de Nazim Hikmet, Taranta-Babu. Tara B est restée en Éthiopie, pour élever leurs enfants. Les résistants trouvent les notes de Mara et sa correspondance avec sa femme dans l’hôtel où il a été arrêté avant de disparaître. Peut-être a-t-il été fusillé, mais on ne sait pas, même si on sait qu’il y avait le fascisme, le racisme, l’antisémitisme et des massacres. Il y a d’autres disparus dans la pièce. La tragédie est dans le fait de ne pas pouvoir faire le deuil. D’où la présence des fantômes sur la scène.
La résistance occupe une place importante, comme forme d’engagement...
Le résistant principal de la pièce est la figure historique de Sabatino Rosselli, dit Nello. Il est en cavale, pourchassé par les fascistes, en train d’écrire ce qu’il a d’important à transmettre à ses camarades qui vivent en clandestinité, à Paris. Il arrive dans une chambre d’hôtel à Rome, et apprend qu’un jeune Abyssin vient d’y vivre pendant une année environ. À l’hôtel il trouve des notes et des journaux qui vont construire l’histoire de Mara-Z. Il essaye aussi de comprendre les raisons de la montée du fascisme.
Les références historiques renvoient à la situation actuelle...
Il ne faut pas se perdre dans les dédales de l’histoire. Il faut avoir une vision, pour arriver à comprendre nos pulsions, pour arriver à la conscience, à être conscient de la financiarisation et du consumérisme totalitaire. Il faut que le peuple s’engage à s’assembler, il faut que l’individu revienne à la place où Nello prend la décision de rassembler, de présenter cette femme, dont on ne sait pas qui elle est, au poète Nazim Hikmet dont le poème agit sur moi pour que j’écrive cette pièce qui met une femme au centre.
Vous évoquez les fascistes qui traquent les résistants communistes.
La pièce se situe à la condamnation de la naissance d’une pensée. C’est un crime. Et en vérité c’est ce crime qu’on étudie dans la pièce. Mais ce n’est pas une pièce sur l’Italie de 1939. N’importe qui dans la salle est concerné. Il y a aujourd’hui Salvini en Italie, les migrants dans la mer etc., il y a un lien. Nous venons de là. Et nous sommes tous le produit de cet état du monde, moi inclus, alors que je ne suis pas né dans cette partie du monde. C’est cet état du monde qui me fait réfléchir quand j’écris. Et la part la plus essentielle de mon écriture est sa part poétique.
La poésie est-elle une forme de résistance ?
L’essentiel de ma recherche est dans sa forme. La poétique nous permet de nous débarrasser du consumérisme et des intérêts pécuniaires qui bouffent l’humanité entière, en bouffant l’art. Ce n’est pas un hasard si dans la pièce, Mara-Z est un peintre et qu’on le condamne dans son pays pour avoir lu des livres. C’est en associant la peinture et la littérature qu’on s’approche de l’essentiel, la place de la création dans la vie d’un individu. Dans chacun de mes personnages, il y a un poète. Et à un moment donné, le poète se met à s’exprimer.
Quand on arrive à l‘Art Studio Théâtre, on rencontre une culture de l’accueil, du partage et de l’âme. On est comme dépaysé. Vous avez transformé votre propre exil en un lieu d’accueil pour Parisiens en quête d’ailleurs.
Au cœur de la condition humaine, il y a un espace nommé le théâtre. C’est pourquoi je dis souvent que le théâtre est ma patrie. Le théâtre contemporain est notre monde actuel. Sa vérité se joue dans la fiction, les rêves de ses personnages, qu’ils soient connus ou anonymes. Ils sont responsables de la condition humaine, ils en sont les personnages principaux. Les auteurs sont hantés par cette condition humaine.
Propos recueillis par Thomas Hahn
Territoires exilés TARA-B
Texte et mise en scène : Kazem Shahryari
avec la complicité de Nazim Hikmet pour son poème Taranta-Babu
Interprétation : Mehdi Chout, Diana Kelly Melicio, Marie-Jeanne Owono, Mathilde Pous, Armane Shahryari, Tatiana Zavialova.
Assistant à la mise en scène : Didier Woldemard / Assistante à la chorégraphie : Laure Fauser / Assistant à la musique : Pierre Fourmeau / Lumières : Serge Derouault. Assistant à la médiation : Gislain Marilleaud/ Assistant à la régie : Ali Alwani.
À voir à l’Art Studio Théâtre, 120bis rue Haxo, 75019 Paris.