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des cadeaux intelligents !





   




Joyeuse ivresse du graffiti (Street art City)




Depuis 2017, à Lurcy-Lévis dans le nord de l’Allier, les locaux de l’ancien centre de formation des Telecoms, abandonnés depuis une vingtaine d’années, ont été complètement transformés. Street Art City pourrait être la Villa Médicis de l’art urbain, en toute indépendance, puisqu’elle ne bénéficie d’aucun soutien institutionnel. Ce lieu insolite propose une découverte artistique étonnante au cœur de la campagne. Au-delà de ses murs, elle devient un perpétuel chantier artistique au vaste rayonnement.

Philosophie des lieux

Gilles et Sylvie Iniesta, les fondateurs, ont fait de ce site un lieu dédié à l’Art urbain et au Graffiti. Sur 10 hectares et 13 bâtiments d’une surface de 7 000 m² et près de 40 000 m² de fresques extérieures et intérieures, Street Art City offre un spectacle unique. Plus de 400 artistes venus des quatre coins du monde, ont investi les lieux et laissé libre cours à leurs talents. Ils y sont accueillis en « résidence tremplin » pendant laquelle ils sont entièrement pris en charge et où l’ensemble du matériel dont ils ont besoin est mis à leur disposition.

L’équilibre et la diversité des œuvres, la qualité graphique et l’esthétisme des compositions sont les critères imposés. Carrefour de rencontres en immersion totale, lieu de ressources et de transmission, atelier de création, Street Art City se veut « laboratoire expérientiel ». Au-delà des murs, les artistes qui le souhaitent réalisent des œuvres sur toiles ou tout autre support, qui seront ensuite en exposition-vente. Gilles et Sylvie Iniesta désirent faire de cette « monumentesque » œuvre d’art, l’ambassadrice du Street Art, bienveillante gardienne des fondamentaux de ce mouvement artistique contemporain. Ce chantier artistique en perpétuelle métamorphose donne peu à peu naissance à une micro cité partagée grâce à une œuvre collective.

La première étape consiste à couvrir plus de 22 000 m² de murs intérieurs et extérieurs, du sol au plafond et faire complètement disparaître le lieu au profit de l’œuvre. Près de 300 artistes des cinq continents ont laissé leur empreinte à Street Art City, avec des réalisations murales d’une rare qualité.

© Street art City

J’écris depuis le cul des vaches dans le Cantal. Les pieds dans l’herbe au milieu d’une campagne apaisante, mon chien couché à mes pieds. Un cadre nécessaire pour retrouver mes esprits après l’excitant brouillamini traversé en famille lors de la visite de Street art City dans L’Allier.

À l’automne, une discussion anodine sur la force émancipatrice du geste artistique avec Géraldine, une amie avec qui j’ai mené des ateliers d’éveil à la création, provoqua en moi une irrésistible envie de me rendre à Street art City. Quand j’ai vu les photos qu’elle m’a montrées et entendu son récit, j’ai été saisie d’emblée d’une sorte d’excitation. Et j’ai programmé ce lieu comme halte inévitable sur la route des vacances. J’ai imposé cette visite à ma tribu sans tenter de les convaincre.

Chokolat © Photo Claire Olivier

Nous débarquons dans ce lieu improbable sous un maussade ciel d’août telle la Famille Bidochon [1]. Notre vieille Volvo chargée pour les vacances, Chokolat dans le coffre au milieu des sacs, collé à la glacière, Lola et sa copine Jeanne sur la banquette arrière ricanent, Laurent au volant chantonne, je rêvasse sur fond d’une playlist légère. Une grande porte en fer taguée est ouverte sur un parc jonché de larges bâtiments. Espace arboré mais peu soigné. Bâtiments vastes mais pas proprets. Ça me fait penser à une colonie de vacances abandonnée ou une cité administrative hors d’usage ou encore à une entreprise désaffectée.
Vu d’ici on pourrait penser à une visite urbex... [2]

© Street art City

Mais non. Ici rien n’invite à une exploration sauvage. Une souriante dame nous accueille. Elle annonce le tarif du droit de visite et nous rappelle que nos entrées permettent au lieu de vivre. En effet, L’Hôtel 128 ne bénéficie d’aucune subvention.

Une autre dame souriante explique les règles du jeu, qui sont très souples. Oui, on peut rester la journée. Oui notre chien peut gambader dans le parc, oui, il peut entrer avec nous dans les 128 chambres investies par des artistes et oui on peut pique-niquer, entrer et sortir du lieu à notre guise.

On n’est pas à Disneyland. Personne n’est déguisé en mascotte. Personne ne nous parle avec une voix débile. Nous n’aurons pas de tampon sur la main pour prouver l’acquittement de notre entrée. Et nous ne serons pas obligés d’avaler un hamburger ou un hot-dog insipide et hors de prix pour nous rassasier (le hamburger et ses dérives dégoulinantes sont représentées de façon gigantesque sur une façade. C’est amplement suffisant).

© Street art City

Exploration extérieure :

Un sentiment inédit m’envahit quand je déambule dans le parc. Des fresques partout, sur chaque pan de murs. On ne sait plus où donner de la tête. Au détour d’un bâtiment, nous croisons des artistes en pleine création du haut d’un échafaudage, bombes de peinture en mains. Jeanne et Lola gambadent et rigolent comme deux préados en délire. Elles reviennent vers nous pour commenter une œuvre murale. On ne se préoccupe pas de savoir où elles sont, on se sent à l’abri du monde.

Les lampadaires cassés et la pelouse peu entretenue, les murs délavés, les herbes folles entre les tables de pique-nique, laissent penser qu’ici l’entretien se fait avec les moyens du bords. Pas de tape-à-l’œil ni de formatage du cadre. Rien n’est parfait. Tout est en devenir. Mouvant. Vivant. Ici et là des familles attablées. On prend son temps. On grignote le sandwich et on croque les tomates devant des fresques immenses. On fait trois fois le tour d’un bâtiment car on a pas tout vu et on revient plonger la main dans les chips. Pas d’attractions bruyantes, de queues interminables, d’odeurs de frites ou de barbapapa dégoulinantes.

© Street art City

Douce saoulerie. J’ai le tournis de porter mon regard en tous sens pour ne pas en louper une miette. J’ai l’impression de participer à une danse folle et improvisée. On revient sur nos pas, on tourne en rond sur nous-mêmes. On croise trois fois les mêmes visiteurs qui font exactement la même chose que nous.

Jeanne et Lola font la roue pour regarder les fresques à l’envers, ou se suspendent aux arbres et s’allongent dans l’herbe pour changer le point de vue. Regard panoramique de la mère Bidochon, son sandwich à la main. Le parking est plein mais l’atmosphère reste étonnamment paisible. La composition des visiteurs est hétérogène. Familles avec jeunes enfants, bébés en poussette, avec ou sans chien, retraités avec ou sans chien, des préados, des ados. Aucun ne soupire ni ne traîne la patte derrière les parents. Par ailleurs je pense à notre fille aînée Victoria qui aurait sûrement apprécié cet endroit. Elle nous rejoindra dans quelques jours et nous la frustrerons avec notre engouement. Aucune des fresques que l’on découvre ici ne sont identiques ou formatées. Le propre de l’art urbain est d’être éphémère. Voué a disparaître et à se transformer au fil du temps.

© Street art City

Exploration intérieure :

La glacière et la thermos rangés, c’est le moment de découvrir l’intérieur de L’Hôtel 128. Ce n’est ni un musée officiel, ni une institution culturelle, ni une friche artistique, ni un escape game. C’est un lieu indéfinissable.

Une nouvelle jeune femme souriante présente les règles du jeu d’intérieur. Il est préférable d’entrer seul dans chaque chambre et de fermer la porte derrière soi pour s’imprégner de l’ambiance de chaque espace. Le parcours se fait dans l’obscurité des longs couloirs, équipés d’une lampe frontale (sauf Chokolat, en laisse, qui nous suit en confiance). Expérience inédite de pénétrer un lieu culturel avec son chien ! Ça en réjouit plus d’un.

C’est parti pour l’exploration de 128 chambres sur 4 étages. 128 artistes ont chacun investi un espace (chambre, salle de bain et placard compris) pour s’exprimer avec son mode d’expression et sa sensibilité.

128 portes. 128 messages, 128 atmosphères. Le long des couloirs commence un balai de portes. Impression d’être dans un film de Jacques Tati. Bruits sourds. Commentaires feutrés. Regards furtifs et perplexes, sourires complices entre visiteur. Rires. Jeanne et Lola reviennent sur leurs pas pour nous demander si on a vu telle ou telle chambre : « dégoûtante, flippante, bizarre, moche, amusante ». Personne ne demande aux enfants de se taire ou de parler plus bas. Chokolat suit son maître. Il croise des congénères. Que peuvent-ils bien se dire ?

Chaque espace provoque un sentiment différent. Parfois la chambre est sombre, l’ambiance sordide. Ca sent le désespoir et tu ressors vite, mal à l’aise. Parfois, tu te repais d’une atmosphère baroque, décalée. Parfois, tu ne comprends rien au message, mais tu commentes ta perplexité et l’ambiance pour le visiteur qui attend devant la porte. Parfois, fasciné par la technique, tu lis tout ce qui est écrit, même au fond du placard et sur la cuvette des toilettes. Des inconnus sourient, échangent quelques mots sur ce qu’ils ont vu avec la lampe frontale au milieu des sombres couloirs. Étrange visite pour notre tribu ! Ce pourrait être une grotte avec de l’art pariétal, mais ici les homo sapiens sont invités à investir l’espace et a s’exprimer avec leur art pour que d’autres viennent le découvrir à propos.

Jeanne et Lola parcourent les 4 étages seules. Elles vont et viennent. On les croise. On rit. Elles sont étonnées et amusées. Elles ne se posent aucune question matérielle, elles vivent pleinement le moment.

Pour finir, Jeanne m’attire vers un espace en sous-sol qui propose des expositions temporaires dédiées à des artistes précis et permet de pénétrer leurs univers. Des œuvres sont à vendre. La boutique propose aussi des produits dérivés hors de prix. Certes, on pourrait critiquer l’aspect marchand. Mais rien ne t’oblige à acheter la bouteille de bière estampillée Street art City ou la casquette Hôtel 128. Acheter un objet sérigraphié sera-t-il un signe distinctif pour privilégié connaisseur ou une façon de soutenir le développement du lieu ? À ma sortie j’ai l’impression d’avoir avalée 128 shots de tequila. Rassasié de ce tintamarre pictural, Chokolat s’écroule sur la moquette râpée.

Si tu passes la boutique, tu peux prendre un café ou un rafraîchissement sur la terrasse pour te remettre de tes émotions en papotant avec tes partenaires de visite. C’est ce que nous faisons Laurent et moi, en nous interrogeant sur le dessous des cartes de cet incroyable lieu. Voilà pourquoi j’ai contacté Gilles Iniesta et lui ai proposé de mener un entretien pour L’Insatiable qui sera le prochain épisode de nos aventures à Street art City.

Claire Olivier

Pour les curieux qui en veulent toujours plus :

https://www.partir-ici.fr/b/street-art-city---lurcy-levis---allier?id=llascp0n

https://www.francebleu.fr/emissions/c-est-quoi-l-histoire/pays-d-auvergne/c-est-quoi-l-histoire-street-art-city-de-lurcy-levis

https://www.youtube.com/watch?v=alwDvKubPSA

https://www.leparisien.fr/allier-03/les-graffeurs-du-monde-entier-revent-de-street-art-city-dans-lallier-18-05-2023-3HXOBZZ6LRGH3ASIGEJATFD5HQ.php

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-reportage-de-la-redaction/le-street-art-un-art-qui-se-developpe-aussi-a-la-campagne-8000597

https://www.voyagesetc.fr/visiter-street-art-city/


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