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« Je m’en vais mais l’État demeure » : théâtreux, encore un effort si vous voulez être politiques !




Le théâtre documentaire, plus encore que le cinéma documentaire, est une contradiction vivante. Le documentaire est tissé de réel, le théâtre est irréel. Le théâtre documentaire est une fiction qui prétend rendre public un réel caché. Il est une entreprise de vérité. Or, on voit mal comment le théâtre pourrait éviter le conflit entre les signes d’irréalité qui prouvent qu’il est bien du théâtre et les signes de réalisme qui montrent, à travers une brèche et comme dans un brouillard diaphane, le réel visé par la représentation.

En vérité, les signes présentés comme issus du réel sont du théâtre. Même des photos ou des vidéos empruntées aux archives de médias d’information, projetées dans le spectacle, subissent un effet de déréalisation. Dès qu’un objet est introduit sur scène, il devient objet scénique, théâtral. C’est une convention spéciale, signée à chaque représentation, qui pose l’obligation d’interpréter certains signes de fiction comme signes de réalité – alors qu’en fait, tous les signes sont artificiels [1]. Même une photographie de journaliste est un objet fictif, fabriqué, tenu pour réel par notre croyance.

Je m’en vais mais l’État demeure © Simon Gosselin

Ici, Hugues Duchêne entrelace des moments personnels, intimes, la petite histoire des hommes singuliers, et la grande Histoire faite d’événements « collectifs », entrelacement typique de la vie même. Le quotidien contient des échos, des retentissements issus de la grande vie collective. Mais surtout, ça produit un effet de réel. En assurant l’écriture, la conception, la mise en scène, et en jouant son propre rôle, celui d’un homme de théâtre qui cherche à représenter l’Histoire, la distance fictionnelle tombe, du moins pour son personnage, et glisse vers le témoignage : un régime de discours qui vise à rapporter, dans le style du récit objectif, des faits, rien que des faits, écartant interprétations et hypothèses – du moins en apparence.

Cette décision atteste une position philosophique : en dehors du théâtre, nous accédons à l’Histoire par des médiations, sans jamais quitter un point de vue singulier, limité, ponctuel, aveugle à bien d’autres points de vue. La conscience historique cherche à expliquer les événements, à les identifier, à construire une représentation qui intègre un ensemble de points de vue contradictoires tant qu’ils sont isolés les uns des autres. La conscience historique est synthétique mais elle n’est que variation, développement, de la conscience commune quotidienne, pas sans histoire mais loin de l’Histoire, celle « avec une grande hache » [2]. D’où l’atténuation des moments pédagogiques par des moments musicaux ou des gags (on rit beaucoup). D’où un rythme rapide, comme pour faire jouer la force du quotidien face à la terreur de la grande Histoire.

Cette démarche, toute séduisante qu’elle soit, n’évite pas une difficulté inhérente à ce genre de projet : la subjectivité des choix. De même que l’historien professionnel trie les traces du passé en fonction d’un « jugement d’importance » qui élève tels documents au rang de preuves à fort pouvoir explicatif, de même Hugues Duchêne trie dans les événements attestés ceux à qui il reconnaît une prééminence. Il passe quasiment sous silence par exemple les violences policières ou l’allure néo-libérale autoritaire de l’exécutif ou encore le mouvement féministe. Ces aspects ne sont pas ignorés mais leur traitement paraît secondaire. D’un côté comme de l’autre, les choix sont faits de ce que l’on montre ou ce que l’on tait. Le recours à des titres, par exemple « 2018 l’année judiciaire », « 2019 l’année médiatique », convoque le style scolaire ou journalistique, c’est-à-dire la croyance qu’une durée donnée, même riche d’une foule d’éléments divers, peut être ramenée à un seul mot. Cette croyance accompagne les paroles publiées et favorise le glissement du théâtre dans l’espace public, en tant que structuré par la presse. Comme le dit Chateaubriand, « La presse c’est la parole à l’état de foudre ; c’est l’électricité sociale » [3]. Le modèle de ce théâtre documentaire, c’est l’enquête journalistique simplifiée, allégée, parasitée par les moments (auto)biographiques qui envahissent le plateau, suscitant un sentiment de soulagement (ce n’est pas simplement un cours public) mais aussi de frustration et d’oscillation (que retiendra-t-on de l’histoire récente, après ce spectacle ?). L’esquisse et l’allusion dominent. Et avec elles, l’arbitraire.

Je m’en vais mais l’État demeure © Simon Gosselin

La difficulté propre à l’histoire du présent (à quoi donner de l’importance tant qu’on ne connaît pas l’issue des événements en cours ?) concerne ce spectacle qui sacrifie à un certain immédiatisme. À savoir la tendance à considérer que les événements surexposés ont une pertinence particulière. Hugues Duchêne le sait qui convoque des sociologues ou lit des extraits de leurs livres, lesquels déplacent le regard sur des faits peu visibles. C’est un effet du théâtre : l’ellipse y joue un rôle primordial. Le théâtre est une pratique de la raréfaction, une expérience du symbolisme.

Ce qui suscite un autre problème. Le réel de l’histoire n’est jamais entièrement donné dans ses représentations, même livresques. Toutefois, l’historien peut atteindre un certain niveau d’exhaustivité, en fournissant une documentation abondante, des annexes, des tableaux, et des centaines de pages de texte. Le théâtre est beaucoup plus elliptique. L’esquisse théâtrale de la chose vaut pour la chose elle-même réduite à l’état de signe. L’écriture historique, elle, raccourcit la masse des signes à la stricte nécessité en produisant des signes sûrs, vérifiés, directement rattachés à une réalité – comme la production des données chiffrées [4].

Je m’en vais mais l’État demeure © Simon Gosselin

Un spectacle de réflexion donc, mais divertissant, léger, spirituel, comique, aux couleurs changeantes, nuancées par une émotion un brin prévisible (la mort d’un aïeul). L’aspect de réécriture perpétuelle séduit : le plaisir de croire à un « work in progress » attire toujours (le mythe de l’œuvre unique, non reproductible). Ce spectacle prend place dans une série de productions très politiques : Fiction Off qui évoquait l’affaire Polanski, Troisième étage à propos de la Constitution et Le Roi sur sa couleur au sujet de l’affaire Olivier Py. D’où l’obligation de connaître les trois pièces précédentes pour se faire une idée de ce « théâtre politique », un feuilleton ludique et réflexif. Avec Je m’en vais mais l’État demeure , le ton anar désabusé exprime une limite de cette forme d’enchâssement de la grande Histoire dans l’autobiographie.

On ne sait si c’est le contraire qui est le plus vrai : l’insertion de l’autobiographie dans la grande Histoire. Dans la mesure où le théâtre est le récit d’histoires humaines singulières, l’autobiographie est la forme principale. L’Histoire devient un décor, à distance, en raison de sa majesté. Cette pièce, malgré l’intention, ne change pas le fond de la croyance selon laquelle la vie politique est loin et au-dessus de soi ; il faut donc y renoncer. Théâtreux, encore un effort si vous voulez être politiques [5].

Jean-Jacques Delfour

Je m’en vais mais l’État demeure , de Hugues Duchêne. Compagnie Le Royal Velours.
Écriture, conception et mise en scène : Hugues Duchêne.
Avec : Pénélope Avril, Vanessa Bile-Audouard, Théo Comby-Lemaitre, Hugues Duchêne, Marianna Granci, Laurent Robert, Gabriel Tur. Vidéo : Pierre Martin. Production et diffusion : Léa Serror, Joséphine Huppert (Copilote).

Vu au Théâtre Sorano à Toulouse le vendredi 17 janvier 2020.

Prochaine représentation : Théâtre de la Renaissance, Oullins (69600), les 12 et 13 mars 2020.


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