Dès la fin du XVIIIème siècle, les États ont soutenu l’industrialisation, perçue comme un accroissement de leur puissance. L’histoire de cette alliance entre pouvoir politique, science et technologie, qui concerne toute l’Europe, est notamment retracée par Jean-Baptiste Fressoz dans son ouvrage L’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique [3] Avec Un ennemi du peuple, comédie politique écrite en 1882, Henrik Ibsen propose une réflexion, qui résonne fortement avec notre actualité, sur la relation ambigüe entre les pouvoirs, les sciences et les techniques. Une réflexion qui renvoie à la longue histoire des pollutions industrielles et de l’impunité des exploitants.
Le XIXe siècle avait bien conscience des dangers de l’usage immodéré de l’industrialisation et des sciences. Dans La fin du monde par la science, Eugène Huzar écrit, en 1855 : « Je suis l’ennemi implacable d’une science ignorante, impresciente, d’un progrès qui marche à l’aveugle sans criterium ni boussole ». Il imagine un gouvernement scientifique mondial chargé d’étudier les projets de grands travaux, en s’appuyant sur les premiers grands sujets de controverses qu’étaient déjà la déforestation et ses effets sur le climat, les dangers de la vaccination, l’industrie chimique et la pollution atmosphérique… On se trompe quand on imagine que la « modernité » n’a pas anticipé les conséquences de l’usage abusif des techniques ; ses acteurs étaient conscients depuis le début des risques immenses qu’ils faisaient courir à l’humanité et à son environnement. Ils décidèrent, sciemment, de passer outre.
À partir de cette problématique historique, Un ennemi du peuple campe une figure idéale et un peu niaise du savant. Tomas Stockmann est le scientifique « pur », qui ignore tout des rapports de force inhérents à la société, qui n’a pas compris qu’une vérité scientifique est aussi un énoncé politique dont le poids et les chances d’être entendu varient en fonction du contexte et des intérêts en jeu. Stockmann découvre que l’eau de la station thermale qui l’emploie - et fournit une part importante des revenus de la municipalité -, est infestée au point d’être impropre à tout usage. Mais il se heurte à une puissante coalition d’intérêts.
Ibsen veut attirer l’attention sur la complexité de l’enchevêtrement des champs scientifiques, sociaux, politiques, industriels et économiques. Le discours de la pureté articule métaphoriquement la qualité biologique de l’eau thermale et la bienveillance politique des individus et des groupes sociaux. L’intérêt d’une classe ou d’un groupe peut conduire à décider sciemment de polluer une ressource par obsession du profit, et la lutte pour la santé et la vérité suppose un engagement moral qui ne peut faire l’économie de la stratégie.
C’est la leçon de la pièce : dire la vérité ne suffit pas, il faut agir tactiquement pour fédérer des partisans. La propagation du vrai est le résultat d’une action politique. Un ennemi du peuple raconte le parcours d’un savant, médecin, qui le conduit de l’idéalisme à la solitude en passant par un engagement politique chaotique. C’est l’histoire d’un échec. Si tu veux éviter l’isolement, passe des alliances et construis une stratégie ! Tel est l’enseignement.
Le metteur en scène Sébastien Bournac, directeur du Théâtre Sorano à Toulouse, est confronté à deux contraintes : montrer la dérive passionnelle de Tomas Stockmann, et faire apparaître le jeu des forces sociales, leur conflit et le parcours tragique de celui qu’on nommerait aujourd’hui « lanceur d’alerte ». Il faut donc un dispositif scénique permettant de montrer ces deux directions : l’homme seul face à la société et à ses clivages - et les différents moments de leur rencontre. À la fois une concentration sur un personnage et un regard large sur le monde. D’où, sans doute, le choix d’une comédienne, Alexandra Castellon, pour jouer le rôle de Stockmann. Ce choix surprend d’abord ; on n’en perçoit pas immédiatement la nécessité, mais peu à peu une interprétation dramaturgique se dessine : Stockmann est un clairvoyant parmi les aveugles, et le fait qu’une actrice l’incarne souligne ce caractère d’exception. Mais - bien que Freud ait précisément montré que l’hystérie peut tout à fait être masculine -, le cliché tenace d’une hystérie exclusivement féminine risque d’interférer.
Stockmann est un exalté, son entrée en politique est fracassante. Mais c’est la politique qui est hystérique. L’aspect public des déclarations, la violence des divergences, tout cela élève l’intensité de la vie politique à un niveau critique. Stockmann est électrisé à la perspective de changer le cours de l’histoire de cette ville, par l’utilisation de la presse dont François-René de Chateaubriand disait : « elle est la parole à l’état de foudre, elle est l’électricité sociale » [4]. Cette foudre, référence antique et biblique (Zeus et Yahvé), suggère l’accélération du déplacement de la parole et l’intensité de l’excitation journalistique. La politique agit à distance en vue de rassembler et contrôler des forces éparses ou indifférentes, voire hostiles. La presse amplifie les messages. En accroissant les affects, politique et presse contribuent à la formation de passions collectives.
Stockmann est hystérisant (son message soulève des réactions très passionnelles) et hystérisé (les réactions des autres l’électrisent). La comédienne Alexandra Castellon porte cette ambivalence comme une frénésie unique, reliée à la perméabilité du décor : chaque scène est organisée et différenciée par le même jeu de panneaux à bascule formant cloison ou table. Une communication des espaces, une impossibilité de contrôle, sont suggérées : paroles et gestes sont immédiatement entendus, repris, commentés, modifiés, interprétés. Le flux des espaces symbolise la circulation des significations. La figure sous-jacente est celle du fanatisme, dont l’histoire n’est pas seulement négative [5]. Les révolutionnaires de 89 se présentaient fièrement comme des fanatiques de la liberté, tout comme les abolitionnistes de l’esclavage, aux États-Unis d’Amérique, se vantaient farouchement d’être des fanatiques de l’égalité. Stockmann est un fanatique de la vérité, il est intransigeant, il refuse toute compromission.
Ibsen ne prend pas parti. Sa position est certainement influencée par la grande disqualification de la Révolution française opérée par Edmund Burke qui y voyait « la tyrannie de la politique de la théorie » et mettait en garde contre les philosophes fanatiques prônant la métaphysique politique de l’égalité inconditionnelle et des Droits de l’Homme. L’individualisme aristocratique d’Ibsen repousse le principe d’une passion collective, au profit d’une jouissance solitaire. Mais, même si le cliché de la femme hystérique rôde encore malgré tout ici, cette vision de la politique comme une forme collective de l’hystérie est assez convaincante.
Jean-Jacques Delfour
Vu au Théâtre Sorano, à Toulouse, le 8 mars 2018